17/12/2019 les-crises.fr  14min #166156

Villes intelligentes et racisme automatisé

Source :  Byline Times, Nafeez Ahmed, 24-05-2019

Comment IBM a conçu le dispositif de surveillance chinois

Nafeez Ahmed sur la façon dont des entreprises occidentales ont favorisé et adopté la terrifiante et ubiquiste technologie autoritariste de Huawei (entreprise chinoise en pointe sur les technologies de communication, NdT)

Au moment où les autorités occidentales tirent la sonnette d'alarme sur les menaces d'espionnage en lien avec les exportations technologiques de Huawei, beaucoup n'ont pas compris que les grandes entreprises occidentales ont contribué à construire l'État-espion chinois - un modèle qui est aujourd'hui discrètement réexporté vers l'Ouest sous prétexte d'offrir des villes « intelligentes » performantes et durables.

« Huawei s'est déjà introduit dans certains des domaines les plus sensibles de la sécurité nationale dans le monde occidental. »

Jusqu'à présent, la plupart des préoccupations exprimées concernent le risque que la Chine espionne l'Occident grâce à la technologie fournie par Huawei. Mais il y a un autre sujet : s'acoquiner avec une entreprise complice de la mise en œuvre de l'infrastructure de surveillance des plus grands camps de détention depuis l'Holocauste.

Si Huawei est surtout connue pour ses smartphones, le géant des télécommunications a joué un rôle majeur dans la conception de l'un des premiers grands projets de « ville intelligente » en Chine dans la province autonome du Xinjiang, dans la ville pétrolière isolée de Karamay.

L'Internet des objets : la politique du contrôle

Partout en ville, les arrêts de bus ont été équipés d'écrans électroniques affichant des informations aux voyageurs. Dans les maisons, les résidents vieillissants pouvaient appuyer sur le bouton d'urgence pour alerter les services de secours ou leurs proches. Si le système de sécurité sociale enregistrait une augmentation du nombre de chômeurs, les fonctionnaires le sauraient instantanément - tout cela grâce au réseau 2G, 3G et Wi-Fi de la ville intelligente de Karamay.

Le projet original de ville intelligente de Karamay, en Chine, s'est depuis transformé en un État policier informatisé dans le Xinjiang. L'expérience de Karamay, avec des variantes, a été élargie à l'ensemble du Xinjiang pour  surveiller quelque 2,5 millions d'habitants, en ciblant la minorité musulmane ouïghoure de la province.

Les personnes qui sont signalées pour des « activités suspectes » - comme la prière - peuvent faire l'objet d'enquêtes par les services secrets chinois et être détenues dans des camps de « rééducation ». Actuellement, environ un million de musulmans ouïghours ont été internés dans ce qui  a été décrit par un groupe de défense des droits de l'homme de l'ONU comme « un camp d'internement de masse entouré de secret ».

Les germes du paradigme de la ville intelligente en Chine ont été semés pour la première fois par IBM dans son concept « Smarter Planet » en 2009, lorsque la société a pris des engagements auprès de plus de 200 maires de villes chinoises. L'année suivante, IBM  a annoncé une stratégie décennale de développement urbain intelligent pour la Chine à l'occasion d'une conférence à Pékin.

On compte à ce jour un peu plus de 1 000 projets de villes intelligentes de par le monde. Environ la moitié d'entre elles se trouvent en Chine, ce qui en fait le pays qui abrite la plus grande concentration de villes intelligentes au monde - et donc l'architecture de surveillance la plus impressionnante et la plus intrusive jamais bâtie par un seul pays.

L'un des premiers projets de ville intelligente de cette société a été l'installation de son « Intelligent Operations Center for Smarter Solutions » (Centre d'opérations intelligentes pour des solutions plus intelligentes, NdT) (CIO) phare dans la ville de Zhenjiang en 2012.

(190516) - RUOQIANG, 16 mai 2019 (Xinhua) - La photo prise le 15 mai 2019 montre un système de ventilation dans le tunnel qui traverse les montagnes Altun dans le comté de Ruoqiang, au nord-ouest de la région autonome ouïgoure du Xinjiang en Chine. La ligne de chemin de fer, qui relie Golmud au Qinghai et Korla au Xinjiang, est la troisième artère ferroviaire reliant le Xinjiang aux provinces voisines.

Un manuel d'IBM publié la même année décrit le CIO comme étant capable de coupler des masses d'informations issues des « agences de sécurité » et des « autres institutions gouvernementales ». Les sources sont notamment des flux comme « la météo, les citoyens, les forces de l'ordre, les services sociaux, de la vidéo ». Le manuel identifie le potentiel de l'analyse d'opinion, qui permet de savoir ce que les citoyens disent des services municipaux sur les réseaux sociaux.

IBM a joué un rôle de premier plan dans la conception et la transition de Karamay pour en faire la première ville intelligente du Xinjiang. Cela faisait partie  d'un plan plus vaste visant à mettre en réseau les villes du Xinjiang. Au cours du premier semestre 2014, 5 000 antennes mobiles 4G ont été installées dans les 16 principales villes et 63 comtés du Xinjiang. Avant la fin de l'année, un total de 12 000 relais 4G allaient être construits.

« Des musulmans ouïghours se sont retrouvés internés dans ce qui a été décrit par un groupe de défense des droits de l'homme de l'ONU comme " un camp d'internement massif entouré de secret »

Dès 2016, avec l'extension de l'infrastructure des villes intelligentes dans le Xinjiang, IBM a commencé à  introduire le « cognitive IoT » (Internet of Things) (l'Internet des objets cognitif) dans le Karamay. La technologie d'IBM a été construite autour de la plate-forme  Watson IoT, un système d'intelligence artificielle (IA) qui a une extraordinaire  capacité à répondre à un large éventail d'applications de surveillance.

On ne sait pas exactement comment la plate-forme Watson a été utilisée à Karamay. IBM a refusé de répondre à nos questions pour cet article. Mais Karamay abrite de nombreux camps de «  rééducation » ouïghours, dont les habitants sont souvent détenus par la police pour avoir  porté des vêtements musulmans ou une longue barbe. Ces méthodes sont automatisées par les vastes réseaux de surveillance de la ville - initialement mis en place dans le cadre de la plate-forme « sécurité publique » d'IBM, ils ont évolué pour devenir  le programme « Safe City » de Huawei.

Le racisme automatisé

La croissance extraordinaire de Huawei aurait été impossible sans le soutien d'IBM. Dès 2000, IBM a signé un  accord avec Huawei lui donnant un accès sans précédent aux installations de R&D (recherche et développement, NdT) de sa division microélectronique.

Et selon une  interview du PDG fondateur de Huawei, Ren Zhengfeh, au China Daily en 2016, le géant chinois des télécommunications verse à IBM plus de 100 millions de dollars par an en honoraires pour de l'accompagnement managérial. Comme IBM, Huawei n'a pas réagi à nos sollicitations.

« Le géant chinois des télécommunications verse à IBM plus de 100 millions de dollars par an en honoraires pour de l'accompagnement managérial. »

Au cours de la dernière décennie, Huawei a établi des dizaines de programmes Safe City à travers la Chine dans des villes comme Shanghai, Jiangsu, Guangdong et autres. En mai 2018, Huawei a  poursuivi son travail dans la capitale du Xinjiang, Urumqi, avec un nouveau partenariat avec le Bureau de la sécurité publique, en créant un laboratoire d'innovation « industrie de la sécurité par le renseignement ».

Parmi les technologies actuellement appliquées dans le Xinjiang figure la reconnaissance faciale de pointe, conçue pour  identifier exclusivement les Ouïghours à partir de leur apparence, ce qui pourrait inaugurer ce que le New York Times décrit comme « une nouvelle ère de racisme automatisé ». Huawei n'a pas répondu à la question de savoir si son travail à Urumqi favorise l'émergence de telles technologies.

Les relations troubles qu'IBM entretient avec Huawei soulèvent des questions quant à sa complicité dans ces processus. Pourtant, l'entreprise n'a pas été sanctionnée par le gouvernement américain.

Entre-temps, la documentation officielle de Huawei sur le programme « Safe City » prétend avoir exporté le modèle dans plus de 230 villes de par le monde, sur les 5 continents.

« On compte à ce jour un peu plus de 1 000 projets de villes intelligentes de par le monde. Environ la moitié d'entre elles se trouvent en Chine »

Il s'agit notamment de pays ayant des antécédents en matière d'autoritarisme et de violence intérieure,  notamment le Pakistan, le Laos, l'Angola, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l'Ukraine et la Russie.

Mais à l'heure où les autorités américaines et britanniques s'efforcent de restreindre la présence de Huawei, ce groupe est déjà implanté dans certains des domaines les plus sensibles de la sécurité nationale dans le monde occidental.

En 2017, Huawei  a signé un protocole d'accord avec Frequentis, une entreprise de technologie autrichienne spécialisée dans la fourniture de systèmes de communication pour les agences gouvernementales, et qui propose des services de sécurité publique comme la gestion du trafic aérien et des services d'urgence. Cet accord a permis à Huawei de contribuer aux solutions technologiques intelligentes de Frequentis en matière de sécurité. Pourtant, Frequentis fournit des technologies dans plus de 140 pays, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et dans toute l'Europe. Parmi ses  clients figurent le ministère britannique de la Défense, la Metropolitan Police de Londres, la NASA et l'US Navy.

Le ministère de la Défense n'a pas réagi à notre demande sur les risques inhérents à la dépendance à la technologie Huawei fournie par Frequentis.

L'accord soulève la question de savoir comment la société qui a construit une grande partie de l'infrastructure de surveillance la plus intrusive de Chine est déjà fournisseur - en catimini - de certaines des agences les plus sensibles de l'Ouest.

Mais la Chine n'est qu'un début. Dans les années à venir, le modèle de ville intelligente mis au point par Huawei avec le soutien d'IBM est appelé à devenir le paradigme dominant de la gouvernance urbaine.

D'ici 2025, le marché mondial des villes intelligentes pèsera 2 500 milliards de dollars. Dominé par des entreprises chinoises comme Huawei, c'est un marché dont aucune entreprise technologique occidentale sérieuse et peu de gouvernements ne voudraient se voir exclus.

Nafeez Ahmed est un journaliste d'investigation lauréat de plusieurs prix et rédacteur en chef de la plateforme de journalisme d'investigation  INSURGE Intelligence financée par crowdfunding. Il est chroniqueur 'mutation des systèmes' chez VICE et a déjà publié dans The Times, Sunday Times, The Independent, The Guardian, The Atlantic, entre autres. Il figure sur la liste des Londoniens les plus influents du Evening Standard.  @nafeezahmed

Source :  Byline Times, Nafeez Ahmed, 24-05-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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