Encore un texte de Piotr Akopov qui nous paraît, à Marianne et moi, comme à son ordinaire frappé du coin du solide bon sens, mais peut-être est-ce parce que nous sommes françaises et très intéressées par ce qui se passe en Chine. Je suis sûre que ce texte a provoqué des commentaires divers, ceux qui ne supportent pas que l'on fasse la moindre critique à Joseph Staline et les « libéraux » occidentalisés très minoritaires qui ressemblent comme des frères à ceux de nos médias. Mais il est très savoureux de voir comment les Chinois ont apprécié Mao en suivant simplement la manière dont Mao appréciait lui Staline. Cela dit dans la période considérée accomplir 70% de bonnes choses et 30% de mauvaises est vraiment de l'ordre de l'exploit historique. A lire absolument (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop).
21 décembre 2019
Photo: Keystone Pictures États-Unis / Zuma / TASS
Texte: Piotr Akopov
À l'occasion du 140e anniversaire de la naissance de Joseph Staline, seuls les communistes ont prévu d'organiser des événements en l'honneur de l'anniversaire du grand dirigeant. Et les libéraux profiteront sûrement de l'occasion pour rappeler une fois de plus: cela ne vaut rien d'honorer la mémoire d'un tyran qui n'était pas meilleur qu'Hitler. Le peuple, quant à lui, s'est depuis longtemps forgé son opinion sur Staline.
En fait, Staline est né en 1878, non pas le 21 décembre, mais le 18. Mais maintenant, cela n'intéresse que les historiens. On a gardé la date qui figurait dans ses documents ultérieurs et était célébrée dans toute l'Union soviétique.
Au cours de la vie de Staline, trois anniversaires ont été célébrés :ses 50 ans en 1929, quand il venait enfin de s'établir comme l'héritier inconditionnel de Lénine et le seul chef de l'État, après l'avoir emporté sur quatre candidats ambitieux - Trotsky, Zinoviev, Kamenev et Boukharine.
En décembre 1939, Staline était un chef à part entière, occupé à reconstruire les terres occidentales (ukrainiennes et biélorusses) qui avaient été perdues après la révolution et qui venaient d'être récupérées,et menait une guerre difficile avec la Finlande. Les répressions avaient pris fin depuis plus d'un an, et avant la terrible guerre, il restait un an et demi.
En décembre 1949, Staline était perçu par presque tout le monde dans le monde comme la personne la plus puissante sur Terre : le vainqueur de la guerre. La veille, profitant de l'occasion offerte par cet anniversaire, Mao Zedong était venu à Moscou et la toute première réunion au sommet des dirigeants de la Russie et de la Chine avait eu lieu. D'ailleurs, le chef de la Chine rouge considérait le chef de la Russie rouge comme un camarade de rang supérieur. Et ce n'était pas une question d'âge (Staline avait 15 ans de plus), mais d'autorité et de poids géopolitique.
Après seulement trois ans, l'ère de Staline se terminera par sa mort soudaine, et après encore trois ans, la «démystification du culte de la personnalité» commencera. Il s'agissait en fait d'une critique d'abord prudente, puis, au fil des années, de plus en plus grossière - de son époque, de son activité, de son caractère. On était incapable de démêler l'un de l'autre. Néanmoins les héritiers de Staline qui le critiquaient le plus, comme Khrouchtchev lui-même, répétaient sans cesse qu'il s'agissait des qualités personnelles, des erreurs et des crimes de Staline. Les détracteurs du pouvoir soviétique en Russie et à l'étranger ont reporté la faute sur le système et le parti dans son ensemble. Leur thèse est que si votre dirigeant a commis de pareil crimes, fusiller des innocents, alors c'est tout votre système qui ne vaut rien.
Quelques années plus tard, en 1964, après la destitution de Khrouchtchev, la critique de Staline a été gelée, laissant des lignes sèches dans les manuels scolaires condamnant le culte de la personnalité, et le généralissime lui-même s'est trouvé presque effacé de l'histoire.
Il y avait une situation paradoxale : Staline a simplement cessé d'être mentionné.
Le nom de Staline ne figurait presque jamais dans la littérature historique (à l'exception des mémoires des militaires), sa personnalité ne pouvait pas être étudiée, ses péchés et ses victoires ne pouvaient pas être analysés. Dans les manuels scolaires, son nom n'apparaît que de rares fois, et dans les monographies scientifiques, on utilisait l'expression « le Secrétaire général du Comité central du Parti communiste des Bolcheviks de toute l'Union » ou « le chef du gouvernement soviétique ». Khrouchtchev a été rayé de la même manière, il n'était mentionné ni dans le programme scolaire ni dans la littérature scientifique.
Ces plus de vingt ans de silence sont pas restés sans conséquences. Elles nous sont tombé dessus pendant la pérestroïka, et d'une manière terrible. Après 1987, il y a eu une série de publications - dans la presse, puis dans la littérature de fiction - sur les « secrets des dirigeants communistes ». Cela a commencé par la répression et la réhabilitation progressive, encore informelle, de divers opposants et victimes de Staline. Viennent ensuite les «portraits des bourreaux» - Beria, Iejov, Iagoda... Puis tout le sang versé, multiplié par cent, a été mis sur le compte de Staline. On y a rajouté sa «culpabilité» pour le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, «l'asservissement des États baltes» et la déportation des peuples. Puis on s'en est pris davantage à Lénine, mais ce n'était déjà plus important. Au cours de quatre années environ, à partir de début 1991, il y a eu une diabolisation complète de toute la période stalinienne (additionnée de sarcasmes sur la « stagnation Brejnévienne »), et un report de culpabilité pour les répressions et pour tout en général sur le Parti communiste en tant que tel. Ce n'est pas seulement une désacralisation du pouvoir qui s'est produite, mais un dénigrement complet. Et Staline a joué ici un rôle terrible: c'est avec l'aide d'un véritable culte de ses atrocités (et il a été littéralement peint sous un jour diabolique, épinglé comme la source de tous les maux) que l'URSS a finalement été détruite.
Pendant plusieurs années, ou plutôt pendant la totalité des années 1990, les nouvelles autorités de la déjà «nouvelle Russie» ont continué à effrayer les petits enfants avec Staline. Mais un processus de réhabilitation du chef du peuple se déroulait parallèlement. Les gens à qui on rebattait les oreilles sur le fait que «nous avons gagné la guerre malgré Staline» et «qu'il n'est pas meilleur qu'Hitler», ont reculé d'horreur, pas devant Staline, mais devant ceux qui prétendaient cela. Et comparant le fait que l'effondrement du pays et la dissipation des biens publics étaient accompagnés d'imprécations antistaliniennes de la bouche des principaux « réformateurs », ils ont commencé à regarder Staline avec des yeux différents.
En conséquence, à la fin des années 1990, la note de Staline avait atteint un niveau plus que remarquable. Il a été de plus en plus souvent choisi en réponse à la question de savoir qui a été le meilleur dirigeant de l'histoire de la Russie. Vers le milieu des années deux mille, l'ère de la domination indivise des libéraux sur la télévision russe a pris fin. Et à la place d'une fastidieuse déstalinisation, des tentatives ont émergé pour comprendre à la fois la figure de Staline et son époque.
Il n'y a rien de plus stupide que diaboliser ou idéaliser Staline et son temps: l'un et l'autre sont tout aussi dangereux pour notre avenir. Il a été utilisé comme un démon pour détruire notre grand pays et certains peuvent tout aussi bien essayer de l'utiliser à nouveau, mais cette fois comme une «icône» pour un grand chamboulement.
Si nous étions chinois, en évaluant Staline, nous pourrions reprendre leur formule concernant Mao - «70% de positif, 30% de négatif». Quelques années après la mort de Mao, Deng Xiaoping l'avait suggéré. En fait, il ne faisait que citer Mao lui-même, dans l'évaluation qu'il avait faite de Staline. En novembre 1957, le dirigeant chinois s'était entretenu avec le nouveau ministre soviétique des Affaires étrangères, Gromyko. En URSS, on se battait contre le culte de la personnalitédepuis bientôt deux ans, et Pékin voyait d'un mauvais œil la façon dont tout cela se déroulait :
«À notre avis, Staline a environ 70% de mérites et 30% d'erreurs... Nous sommes en désaccord avec vous principalement parce qu'à la base de l'examen de cette question, l'étendue des mérites et des erreurs de Staline n'a pas été correctement déterminée... Et la question ne concerne pas seulement Staline personnellement, mais l'ensemble du PCUS, l'ensemble du peuple soviétique, car c'est au cours des 30 ans de la vie de Staline que la révolution et la construction du socialisme ont été achevées, que la victoire a été remportée dans la Grande Guerre patriotique. »
Mais nous ne sommes pas chinois, nous aimons souvent aller aux extrêmes, diviniser ou diaboliser. Cependant, cela concerne davantage les propagandistes, car l'attitude de notre peuple envers Staline est justement plus proche des Chinois.
Les Russes évaluent désormais positivement Staline. Les enquêtes montrent que les personnes âgées et les jeunes le respectent. De plus, il n'y a rien de sanguinaire dans tout cela. Les répressions ne suscitent pas l'enthousiasme et sont condamnées par la plupart de nos concitoyens. Staline est considéré comme le vainqueur de la seconde guerre mondiale, comme un patriote, un bâtisseur honnête d'une société juste, un combattant implacable contre la nomenclature pourrie, antipatriotique ou même antipopulaire.
« Staline » est devenu l'un des modèles de dirigeants les plus importants de l'histoire russe. Et en tant que tel, il peut servir la Russie pendant de nombreux siècles.
Traduit par Marianne Dunlop pour Histoire et Société