06/01/2020 reporterre.net  8min #167025

 «En 2020 on garde le même mot d'ordre» : les Gilets jaunes dans la rue pour l'acte 60

Des Gilets jaunes soutiennent les grévistes qui bloquent les raffineries

Les cheminots de la SNCF et les agents de la RATP ne sont pas les seuls à protester contre le projet gouvernemental de réforme des retraites. À Grandpuits (Seine-et-Marne), les salariés de la raffinerie sont en grève depuis le 5 décembre. Samedi 4 janvier, les Gilets jaunes de la région sont venus les soutenir. Reportage.

Grandpuits (Seine-et-Marne), reportage

À l'entrée de la raffinerie de Grandpuits, l'habituelle odeur d'hydrocarbures se mêle à celle du barbecue, où fument saucisses et merguez. Depuis le 5 décembre 2019, une partie des salariés du site est en grève. Les employés manifestent leur refus de la réforme des retraites à leur façon, en bloquant les expéditions de carburant. Le piquet de grève est tenu sur le parking de la raffinerie, où se mêlent pancartes de revendications (« Pas de trêve ! Résistance ! »), feu de palettes et chaises de jardin.

Paul Feltman : la réforme des retraites voulue par le gouvernement, « c'est la fin d'un système solidaire, on passe à l'individualisme pur et dur ».

« Actuellement, sur les 410 employés, 120 sont grévistes », indique Paul Feltmann, élu CGT au Comité social et économique de l'entreprise. L'homme de 27 ans se dresse contre la réforme des retraites. Âge pivot, durée de cotisation, système à points : celui qui travaille à la raffinerie de Grandpuits depuis bientôt quatre ans énumère calmement tous les éléments du projet qui lui déplaisent, les qualifiant d'« aberration ». « C'est la fin d'un système solidaire, on passe à 'individualisme pur et dur », dit-il avec amertume.

Depuis la remise du rapport de Jean-Paul Delevoye (l'ancien Haut commissaire à la réforme des retraites) au Premier ministre en juillet 2019, Paul Feltmann et les élus CGT de la raffinerie essaient d'informer les salariés sur les enjeux du projet. « On fait un travail de communication et d'explication, avance-t-il. Il y a également toute une logistique à mettre en place. Le 9 janvier, il y a une grande manifestation de prévue à Paris donc on réserve des bus, on fait la liste des gens qui veulent venir... Il faut aussi gérer le piquet de grève : les grévistes ont besoin de nourriture, d'eau, de café... »

« Je n'ai pas envie de bosser toute ma vie et ensuite de crever comme un chien »

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Alors qu'aucune goutte de produit ne sortait de la raffinerie depuis le 5 décembre, les employés ont choisi le 30 décembre de laisser partir une partie de la production par oléoduc. En effet, même si les expéditions par camions ou chemins de fer sont bloquées, les salariés non-grévistes continuent de produire du carburant. Les bacs de stockage commençant à être pleins à craquer, l'acheminement par pipeline était la seule solution pour ne pas saturer les cuves, et pour éviter l'arrêt total de la production. « Il y a des salariés qui ne veulent pas arrêter les installations parce qu'ils ont peur de perdre leur emploi, dit Paul Feltmann. Ça nous laisse aussi une marge de progression sur le rapport de force, on peut encore durcir le mouvement en arrêtant la raffinerie. »

C'est d'ailleurs ce que souhaitent certains grévistes, à l'image de Florian, 35 ans : « Je pense qu'on aurait dû rentrer dans le dur dès le 5 décembre, lance-t-il. Faire grève, perdre des journées de salaire, ça commence à être compliqué au bout d'un mois, on épuise les troupes. Moi je prône un arrêt complet des unités et une fermeture de toutes les vannes. » Celui qui a commencé sa carrière à Total à l'âge de 18 ans veut se battre « pour [ses] acquis sociaux », quel qu'en soit le prix. « Il faut que les dépôts soient à sec, avance-t-il. Ce sont les Français qui vont en pâtir mais à un moment si on ne fait rien, on ne se fait pas entendre. Donc je dis merci aux gars de la SNCF et de la RATP, parce qu'au moins leur moyen d'action est très largement visible. »

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Tout comme son collègue, Florian évoque point par point les éléments du projet de réforme qui le révolte. Et conclut : « Quand j'entends que le minimum de retraite pour une carrière entière et une cotisation à taux plein sera à 1.000 euros... Qu'est-ce que vous faites aujourd'hui avec 1.000 euros ? Mon loyer est de 970 euros, le calcul est vite fait. Je n'ai pas envie de bosser toute ma vie et ensuite de me retrouver dans la précarité et crever comme un chien. »

Apporter un soutien moral aux grévistes

Depuis le 5 décembre, plusieurs corps de métiers sont venus sur le parking de la raffinerie soutenir les grévistes, notamment des professeurs et des cheminots. Ce samedi 4 janvier 2020, les Gilets jaunes de la région ont fait le déplacement. Environ 80 personnes ont investi les lieux, sous l'œil vigilant des gendarmes au loin, pour partager un sandwich, chanter ensemble, ou simplement discuter. Même si les grévistes du site ne se revendiquent pas forcément de ce mouvement, tous apprécient leur visite.

« Faire la grève c'est dur, ça coûte de l'argent, alors ça leur fait du bien au moral d'avoir un peu de soutien, sourit Théo, Gilet jaune de 26 ans originaire de Fouju, à une quinzaine de kilomètres de la raffinerie. On va essayer de donner un petit quelque chose pour financer la caisse de grève. » Quelques mètres plus loin, postée devant une grande pancarte où est inscrit « Nos vies valent plus que leurs profits », Julie*, 38 ans, rit avec des amis Gilets jaunes de la Seine-et-Marne : « On est venus apporter un soutien moral à tous les grévistes de la raffinerie, pour les aider à tenir, explique-t-elle. La semaine on travaille, et le week-end on vient montrer qu'on n'est pas d'accord avec la réforme. Eux peuvent avoir un impact, faire changer les choses, pour nous tous. Ils perdent de l'argent alors on peut venir les soutenir. »

Sous un ciel souvent traversé de nuages noirs, grévistes et Gilets jaunes se rencontrent tout l'après-midi dans la bonne humeur. Mais dès qu'on leur parle de la réforme des retraites, les sourires se dissipent et la colère éclate. « Je suis au chômage depuis quelque temps déjà, fulmine Nicole (prénom modifié), 59 ans. Quand on voit mon CV et mon âge, on ne me prend pas. Monsieur Macron me dit qu'il faut aller travailler jusqu'à 64 ans mais je suis trop vieille ! Alors les personnes plus âgées que moi, elles vont y aller avec leur déambulateur ? Il faut qu'il arrête, on en a ras-le-bol ! » À ses côtés, Corinne, intérimaire de 58 ans, serre également les poings : « Il n'y aura jamais de retraite universelle puisque les policiers vont garder leurs privilèges, les infirmières et les pilotes de ligne aussi, dit-elle. Pourquoi garder les privilèges de certains et pas les autres ? Moi je suis là pour dire "On ne touche pas à nos acquis sociaux". C'est pour mes enfants, mes petits-enfants. Tout le monde devrait se sentir concerné. »

« Je ne suis pas Gilet jaune, je suis juste un citoyen en colère »

Virginie (à gauche) : « Les gens ont peur d'aller manifester, à cause des violences policières impunies. On n'a plus de liberté d'expression, ce n'est plus la France. »

Même si le projet de réforme des retraites est un sujet sensible qui fait monter les Gilets jaunes au créneau, il n'est finalement qu'un symbole parmi tant d'autres d'un ras-le-bol généralisé, et d'un sentiment de ne même plus pouvoir l'exprimer. « Les gens ont peur d'aller manifester, des violences policières impunies, soupire Virginie, Gilet jaune de Mouy-sur-Seine. Ils ne vont pas aller à Paris pour se faire arracher un œil ou une main ! Moi aussi j'ai peur, je viens plutôt manifester mon soutien ici. On n'a plus de liberté d'expression, ce n'est plus la France. »

Les yeux cachés derrière de sombres lunettes de soleil, Thierry (prénom modifié) s'avance. Il dit avoir pris un deuxième emploi pour payer ses factures et parle d'un ton calme mais écœuré : « La seule réponse du gouvernement qu'on a jusqu'ici c'est la violence. C'est ça la réponse qu'on donne au peuple ? On parle de grogne populaire mais ce n'est pas une grogne, c'est une colère légitime ! Les Gilets jaunes c'était le mouvement de départ, maintenant je ne le mets plus. Je considère juste que je suis un citoyen en colère. »

Clémentine : « On veut juste que la société soit plus juste, qu'il y ait une redistribution des richesses ».

Ils sont de plus en plus nombreux à continuer d'adhérer au mouvement mais à ne plus porter l'emblématique veste lumineuse, et à préférer le terme « citoyen » pour se désigner. Clémentine, comptable de 36 ans, fait partie de ceux-là. La jeune femme vient rendre visite tous les jours aux grévistes de la raffinerie : « Vous savez pourquoi on avait choisi ce nom de "Gilet jaune" ? Parce qu'il a été imposé dans les voitures par l'État, pour être visible en cas de problème. Et on l'a mis sur les ronds-points pour être visibles, parce qu'on a un problème. Mais on ne nous a pas vus. » Clémentine déglutit, l'air peiné. « On veut juste que la société soit plus juste, qu'il y ait une redistribution des richesses, poursuit-elle. Il faut penser au bien du peuple. C'est tout le temps les mêmes qui font des efforts. »

Le soleil se couche lentement sur cette scène de convergence des luttes, de rencontre entre deux mondes, de deux mouvements qui parfois se confondent. Les grévistes de la raffinerie de Grandpuits continueront d'occuper le parking jusqu'au lundi 6 janvier. Le même jour, à 14h, tous les salariés se réuniront en assemblée générale pour décider de la suite du mouvement. « J'espère que le gouvernement reviendra sur le projet de réforme, dit Paul Feltmann. Mais quand je vois ce que Macron a dit dans ses vœux le 31 décembre, je me dis qu'il n'a qu'une envie, c'est qu'on soit tous fâchés. Et la question de durcir le mouvement devra alors réellement se poser. »

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