10/01/2020 wsws.org  8 min #167239

La société d'ingénierie canadienne Snc-Lavalin à l'abri des accusations de fraude et de corruption

Par Laurent Lafrance
10 janvier 2020

La Cour supérieure du Québec a déclaré un ancien cadre supérieur de la société d'ingénierie SNC-Lavalin, établie à Montréal, coupable de fraude, de corruption et de blanchiment de produits de la criminalité pour son rôle dans le stratagème de corruption de plusieurs millions de dollars de la société visant à obtenir des contrats en Libye.

Sami Bébawi, 73 ans, qui était à la tête de la division internationale de construction de SNC-Lavalin, risque une peine d'emprisonnement de neuf ans pour avoir versé des millions de dollars à des responsables libyens afin d'aider SNC-Lavalin à remporter des projets de construction lucratifs. La majeure partie de l'argent, versé par l'intermédiaire d'une société-écran en Suisse, serait allée à Saadi Kadhafi, l'un des fils de Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen tué par des combattants islamistes à la fin de la guerre menée par les États-Unis contre le pays en 2011.

Bébawi et Riadh Ben Aissa, un autre ancien cadre de SNC-Lavalin à l'époque qui avait déjà été condamné en 2014 pour les mêmes crimes, ont utilisé la société-écran pour récompenser Saadi Kadhafi avec des cadeaux luxueux tels qu'un yacht de 25 millions de dollars canadiens et des voyages somptueux au Canada. Bébawi a également utilisé le compte de la société-écran pour empocher personnellement des millions de dollars, ce qui a abouti à la condamnation pour blanchiment d'argent.

Si Bébawi a été sacrifié, SNC-Lavalin et ses grands patrons, eux, ont été largement épargnés et peuvent poursuivre leurs activités comme si de rien n'était. Deux jours après la condamnation de Bébawi, l'entreprise a conclu une entente avec le tribunal en vertu de laquelle sa filiale de construction a plaidé coupable à une accusation de fraude de plus de 5.000 dollars canadiens. Elle devra payer une amende de 280 millions de dollars canadiens et sera soumise à une ordonnance de probation de trois ans. Toutes les autres accusations portées contre le Groupe SNC-Lavalin et SNC-Lavalin International - y compris celles liées au fait qu'ils ont versé près de 48 millions de dollars canadiens à des fonctionnaires en Libye entre 2001 et 2011 pour influencer les décisions du gouvernement, et qu'ils ont fraudé diverses organisations libyennes pour environ 130 millions de dollars canadiens - ont été abandonnées. Les deux divisions peuvent donc continuer à soumissionner pour les contrats fédéraux.

De nombreux détails restent flous dans cette affaire sordide. La société prétend qu'elle n'était pas au courant du blanchiment d'argent de Bébawi et qu'elle est une «victime». Cependant, selon la défense, les millions amassés par les deux dirigeants étaient des «primes» autorisées par le PDG de SNC-Lavalin de l'époque, Jacques Lamarre.

Selon la Couronne, Bébawi était à l'origine d'un «modèle d'entreprise» qui a commencé à la fin des années 1990 et a fonctionné jusqu'à la chute du régime Kadhafi en 2011, impliquant des pots-de-vin aux «agents étrangers». Au cours de cette période, SNC-Lavalin a obtenu des contrats en Libye totalisant au moins 1,85 milliard de dollars canadiens.

La plupart des commentateurs bourgeois s'entendent pour dire que l'entente de plaidoyer a été le résultat le plus positif possible pour l'entreprise, qui a vu le cours de son action bondir de 20 % après son annonce. Exprimant le soulagement de l'élite dirigeante qu'un des joyaux de Québec inc. et l'une des entreprises les plus actives de l'impérialisme canadien sur la scène mondiale s'en soit tiré pratiquement sans dommage, le premier ministre du Québec, François Legault, a déclaré: «Jusqu'à présent, je suis heureux, car c'est ce que nous demandions.»

Le premier ministre canadien Justin Trudeau, qui a été secoué par le «scandale SNC-Lavalin» l'an dernier, s'est également dit satisfait du résultat. Lorsqu'un journaliste lui a demandé ce qu'il pensait de l'entente sur le plaidoyer, Trudeau a déclaré: «Il faut faire du mieux que l'on peut pour protéger les emplois, pour respecter l'indépendance de la magistrature et c'est exactement ce que nous avons fait à chaque étape... Ce processus s'est déroulé de manière indépendante et nous sommes arrivés à un résultat qui semble positif pour toutes les personnes impliquées, en particulier pour les travailleurs.»

Quelle hypocrisie! En réalité, à la suite des révélations faites dans les médias l'an dernier et du témoignage de l'ancienne ministre de la Justice et procureure générale de Trudeau, Jody Wilson-Raybould, il est devenu de notoriété publique que le gouvernement libéral a agi sur la demande de SNC-Lavalin. Le premier ministre et une douzaine d'autres hauts fonctionnaires ont travaillé frénétiquement dans les coulisses pour empêcher la société d'être poursuivie au criminel.

Il a notamment tenté d'intimider Wilson-Raybould pour qu'elle ordonne au Service fédéral des poursuites d'offrir à SNC-Lavalin une entente de poursuite différée, ou APD. Cela aurait permis à l'entreprise de payer une amende et de faire un gage de «bonne conduite» plutôt que de faire face à un procès pénal pour son racket de corruption en Libye. L'option de l'APD n'était elle-même disponible que parce que les libéraux ont modifié le Code criminel en 2018, dans une mesure législative qui était si manifestement adaptée aux besoins de SNC-Lavalin qu'elle a été décrite par les initiés d'Ottawa comme le «projet de loi SNC-Lavalin».

Soulignant l'érosion de la séparation des pouvoirs entre les branches exécutive et judiciaire du gouvernement du Canada, un des hauts fonctionnaires de Trudeau a averti Wilson-Raybould que les libéraux pourraient perdre les prochaines élections s'ils ne réussissaient pas à sauver SNC-Lavalin. Au milieu d'une discussion sur les raisons pour lesquelles elle devrait revenir sur sa décision de ne pas offrir d'APD, Trudeau lui-même aurait rappelé à Wilson-Raybould qu'il est un député du Québec.

Les manœuvres criminelles du gouvernement Trudeau pour obtenir une APD se sont finalement avérées infructueuses. Mais comme l'a fait remarquer Peter Zimonjic, de CBC News, «la firme d'ingénierie québécoise au centre de la controverse s'est retirée aujourd'hui avec une entente de plaidoyer qui ressemble beaucoup à ce qu'elle avait demandé au gouvernement au départ».

Quant à sa «préoccupation» de défendre les emplois des travailleurs, rien ne pourrait être plus démagogique venant d'un gouvernement qui n'a pas levé le petit doigt pour sauver des milliers d'emplois dans l'industrie automobile alors que GM fermait l'usine d'Oshawa. De plus, le gouvernement libéral a réduit de plusieurs milliards les transferts fédéraux aux provinces pour les soins de santé et l'éducation, tout en augmentant de 70 % les dépenses militaires au cours de la prochaine décennie pour se joindre aux offensives militaires impérialistes menées par les États-Unis dans le monde entier.

Une question qui a été balayée sous le tapis au cours de l'affaire SNC-Lavalin-Libye est la façon dont la société a mené des actions corrompues similaires au Québec avec la complicité de l'establishment politique pour engranger d'énormes profits. Dans le cadre de la Commission Charbonneau sur la corruption dans l'industrie de la construction au Québec, lancée en 2012, il a été révélé que SNC-Lavalin, en violation de la loi provinciale, a financé des partis politiques municipaux et provinciaux (y compris le Parti Québécois et le Parti libéral) et a versé des pots-de-vin en échange de contrats de construction lucratifs.

Il a également été révélé dans ce qui a été qualifié de «la plus grande fraude de l'histoire canadienne» que l'entreprise et le président de sa division de construction de l'époque, le même Riadh Ben Aissa, ont payé plus de 22 millions de dollars canadiens afin de remporter le contrat de 1,34 milliard de dollars canadiens pour la construction d'un mégahôpital anglophone à Montréal.

En fin de compte, la Commission Charbonneau a ciblé certains individus corrompus, mais a blanchi les grandes entreprises et les politiciens de haut niveau. Elle a finalement été utilisée pour attaquer les droits des travailleurs au nom de la lutte contre l'«intimidation» syndicale sur les chantiers de construction.

Le cas de SNC-Lavalin n'est pas une aberration, mais il illustre la façon dont les sociétés canadiennes et leurs politiciens soudoyés fonctionnent au quotidien. Comme toutes les autres puissances impérialistes, l'élite dirigeante canadienne offre des pots-de-vin, intimide et enfreint la loi pour faire avancer les intérêts de ses propres entreprises.

Le régime bourgeois-nationaliste libyen de Mouammar Kadhafi a été une cible majeure de l'impérialisme américain dans les années 1970 et 1980. Cependant, à la fin de la guerre froide, elle a offert ses services aux puissances impérialistes, en ouvrant des secteurs économiques aux investissements étrangers et, après 2001, en collaborant avec Washington dans la soi-disant «guerre contre le terrorisme».

Une course effrénée entre les impérialistes pour obtenir le contrôle des vastes ressources pétrolières du pays a éclaté, avec le Canada comme participant enthousiaste. En 2004, le premier ministre canadien Paul Martin a rencontré Kadhafi en Libye pour développer des liens d'affaires au nom de grandes sociétés pétrolières et de construction comme Petro-Canada et SNC-Lavalin.

En 2011, le Canada, de concert avec l'alliance de l'OTAN dirigée par les États-Unis, a lancé un bombardement aérien brutal sur le pays sous le prétexte fallacieux de protéger la population libyenne d'un massacre présumé imminent de Kadhafi. Le rôle central du Canada dans le conflit, qui comprenait un général canadien commandant la guerre aérienne de l'OTAN, a été pleinement approuvé par l'ensemble de l'establishment politique, y compris les néo-démocrates.

La tentative des puissances impérialistes de s'appuyer sur les milices islamistes soutenues par la CIA pour piller les richesses et les ressources du pays s'est avérée une catastrophe pour la population libyenne, qui vit depuis huit ans dans une guerre civile pratiquement ininterrompue.

(Article paru en anglais le 9 janvier 2019)

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