PERSONNE
Cher Alexandre,
Je t'écris une lettre que tu liras peut-être.
J'ai bien reçu ton livre L'ennemi de l'Intérieur (sous-titre : Dérives et dysfonctionnements de la Police nationale, Alexandre Langlois, 265p., Talma Studios). À juste titre, tu inscris en avant-propos : « Écrire, c'est prendre le risque de se mettre à nu... écrire offre un effet cathartique... le premier objectif de ce livre est donc d'aider à comprendre ce que nous, policiers, vivons, car c'est la base d'un dialogue. Le deuxième objectif est la prise de conscience : il faut réformer la maison ''Police nationale'' ».
Balzac, dans Les Illusions perdues, écrivit à raison : « Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, faites donc un livre, vous pourrez y jeter vos pensées, vous pourrez enfin donner libre cours à votre conscience ».
Comme nous partageons une même référence, Diogène le Cynique, je serais tenté de te dire : « si je n'étais pas Personne, je voudrais être Alexandre ». Bien sûr, je n'ignore pas que le statut de lanceur d'alerte, qui t'est refusé, n'est guère enviable : il faut savoir résister aux pressions, aux menaces, aux tracasseries, aux brimades, à l'arbitraire, à l'injustice quand on rentre en dissidence au nom de la vérité. Le rappel de la morale de la fable de La Fontaine "Les animaux malades de la peste" (« selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vont rendront blanc ou noir ») reste pertinent quoiqu'en deçà de la réalité : pour les puissants, il n'y a que trop rarement la case justice (les dossiers d'évasion fiscale sont réglés sans publicité par Bercy ; les délits « des fils de » sont aimablement oblitérés), il y a encore moins la case prison, il y a toujours, en première intention, l'impunité.
Tu décortiques le lent et patient glissement vers des lois toujours plus liberticides et scélérates, tu dissèques l'état d'urgence devenu, à la faveur des attentats « terroristes », l'état permanent : ceci nous ramène à un passé des plus sombres, aux relents du régime de Vichy. La lecture pourrait laisser le sentiment d'une dystopie. Mais, non. C'est bien ici, c'est bien maintenant : le mal est déjà bien enraciné, déjà bien gravé dans le marbre de la loi, la démocrature déjà bien installée. Il manque, dans ton tableau inquiétant, le principal acteur : le capitalisme qui ne croît, qui ne prospère que sur les inégalités sociales. À mesure que celui-ci devient hégémonique à force de vouloir toujours plus, les tensions augmentent. Pour éviter l'explosion sociale, la pression coercitive augmente à son tour. Et c'est le cercle vicieux que nous connaissons.
Je comprends ton attachement à la notion de gardien de la paix, dont la mission principale est la protection des personnes et des libertés. Je comprends que tu ne te sentes pas concerné par le code de déontologie de 2014 car il est « contraire à la Constitution et au Code européen d'éthique de la police ». Dans ce nouveau code, instauré par décret de Valls, les policiers et les gendarmes « ont pour mission d'assurer la défense des institutions et des intérêts nationaux, le respect des lois, le maintien de la paix et de l'ordre publics, la protection des personnes et des biens ». Place à la hiérarchie des missions. Exit la liberté !
Tu as eu droit à une sanction disciplinaire, voire politique, malgré de très bons états de service, pour avoir dénoncé la responsabilité de l'institution dans les suicides de tes collègues, pour avoir révélé au public la falsification des statistiques et les primes indûment perçues par la hiérarchie grâce à la politique du chiffre : tu as été « exclu temporairement de fonction pour une durée de douze mois dont six mois avec sursis », ce qui implique évidemment l'absence de salaire. Tu vis actuellement grâce à la cagnotte lancée sur le réseau : tu peux être fier de recevoir ainsi ton salaire directement de ton « véritable employeur, le peuple ! » quand tant d'autres volent ce dernier. Bien sûr, on ne peut impunément révéler la vérité, on ne doit pas révéler que certains gradés se goinfrent jusqu'à 160 000 euros de primes annuelles pendant que les collègues se suicident dans l'indifférence de la hiérarchie, pendant que les heures supplémentaires sont mal ou pas payées, pendant que les dotations en matériel pour les agents sur le terrain sont réduites, pendant que le mauvais discernement reste toujours attribué aux subalternes (le bon discernement est forcément l'apanage des gradés), pendant que les méthodes managériales restent « destructrices et pathogènes ». À l'évidence, on ne peut prendre la liberté de dire qu'il y a quelque chose de pourri dans la maison Police.
La transcription de ton audition à l'IGPN est un grand moment : c'est ubuesque, c'est kafkaïen à souhait car le caricatural le dispute à l'arbitraire, à la partialité et aux mensonges (détournement de tes écrits ; invention d'une jurisprudence réduisant la liberté de parole ; obligation de réserve des policiers sans fondement légal) comme si tous les coups, même les plus vils, étaient possibles pour remplir un dossier à charge. L'existence de l'IGPN, une « police politique », les rétentions administratives, les gazages en règle, les arrestations préventives et les liens du parquet avec l'exécutif sont autant de marqueurs de ce qui n'est plus un état de droit. D'ailleurs, tu rappelles les lapsus révélateurs de Collomb et Macron qui avaient parlé de la « sortie de l'état de droit... euh ! de l'état d'urgence ».
En filigrane, il y a le rôle complice des syndicats majoritaires qui sont plus intéressés par les mutations et par les avancements de carrière que par les conditions de travail et les missions de leurs collègues.
Tu soulèves le problème du recrutement des agents de la police : comme le statut, les horaires incompatibles avec une vie familiale, sociale normale et les salaires ne sont guère attractifs, le niveau baisse. Cela a l'avantage de favoriser la docilité par ignorance du droit ; mais, à force de recruter des hommes de main, la Police nationale ne finira-t-elle pas en simple milice étatique ?
Il est donc à craindre que des gardiens de la paix comme ton Gégé, ayant une bonne connaissance du terrain et une aptitude à dénouer les tensions, seront de plus en plus rares : l'institution n'en veut plus. Les temps changent, on en vient même à réécrire l'histoire quand les propos exemplaires du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, sont tronqués par l'institution lors d'une reproduction dans son journal Liaisons de mai 2018 (dans cette lettre aux policiers de mai 1968, suppression du passage « majeur » commençant par « Frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière »).
Tu as bien décrit comment on en est arrivé à ce stade, à ces dérives antidémocratiques.
Dans ta conclusion, nous pouvons lire : « La sécurité est un bien commun qui garantit toutes les libertés ou qui peut les confisquer si elle est détournée. En conséquence, réformer le Police nationale ne doit pas être un travail d'experts ou de spécialistes, mais bien une œuvre collective, car les policiers sont dépositaires de la force légitime au nom du peuple. »
Comme « la liberté commence où finit l'ignorance » (Victor Hugo), je loue ta prise de risques au service du bien commun, au service de la vérité.
Même si ton syndicat VIGI-MI est minoritaire (dans des élections professionnelles qui ont été entachées de fraudes), même si la plupart de tes collègues préfèrent apparemment encore privilégier leur mutation et leur avancement à leurs conditions de travail et de vie, tu es le porte-parole de ceux qui restent encore silencieux, mais qui n'en pensent pas moins.
La liste des ennemis de l'Intérieur s'allonge : « les écologistes, les pauvres, les opposants politiques, les syndicalistes, les Gilets jaunes, les musulmans, les journalistes, les étrangers... », la vérité, les lanceurs d'alerte. Le jour où l'on rajoutera les policiers, il ne restera aux premiers de cordée que l'armée comme ultime recours.
Tu sais qu'il suffit d'un jeu d'écriture pour briser la carrière d'un agent, et qu'il faudra des années pour rétablir ses droits par voie judiciaire. Tu sais qu'il est des combats individuels par nature qui auront des conséquences collectives. Alors prends soin de toi et des tiens.
Personne