26/01/2020 5 articles histoireetsociete.wordpress.com  13 min #168040

Introduction du livre de Frances Stonor Saunder sur la Cia et la guerre froide culturelle(1)

Ce livre est épuisé et quasiment introuvable, il s'achète sur le net à des prix prohibitif(700 euros), et les droits de ré-édition sont encore plus prohibitifs. Aussi j'ai décidé dans la mesure du possible de vous le faire connaître gratuitement, dans ce temps de vacances du blog, pendant lequel je lis et relis pas mal d'ouvrages. Celui-ci est un travail de recherche universitaire dont les résultats sont saisissants ? Il décrit l'emprise de la CIA sur le monde intellectuel, durant la guerre froide, les déclassifications corroborent cette analyse comme celles plus récentes et d'aujourd'hui témoigneront de la même vassalité pire encore. A cette époque là, la France, grâce au PCF et au travail politique et culturel de grands créateurs comme Aragon échappa à l'emprise plus que le monde anglo-saxon, mais aujourd'hui ce temps est révolu et la situation intellectuelle en France est pire que dans le mode anglo-saxon. il est clair que le pCF n'est plus en état d'un tel combat, affaibli, il lui même vérolé depuis pas mal d'années... Je recopie ce texte et en même temps je lis la chronique qu'Aragon tenait en 1938 et en 1939 dans le journal Ce Soir. Edifiant. on s'y croirait à la différence près qu'aujourd'hui c'est le pCF qui me parait payer les gens qui poursuivent l'oeuvre de la CIA en son sein. Peut-être un jour est-ce que j'écrirais la véritable histoire de l'eurocommunisme, histoire que j'ai à peine esquissée dans mes mémoires, seulement pour ceux qui savent lire et ils sont rarissimes. L'hebdomadaire Révolution a été un bon lieu d'observation et son mode de financement mériterait une analyse fine. Mais le véritable fait de notre époque est que cette emprise n'est plus celle d'une Amérique triomphante mais d'une fin d'ère destructrice toujours « totalitaire » mais de moins en moins « légitime ». Voici donc l'introduction qui décrit plus qu'une époque, des mécanismes:(note de Danielle Bleitrach)

INTRODUCTION

Le moyen de faire de la bonne propagande est de ne jamais avoir l'air d'en faire.
Richard Crossman

Au plus fort de la guerre froide, le gouvernement des Etats-Unis consacra d'énormes ressources à un programme secret de propagande culturelle en Europe occidentale. Un trait essentiel de cette propagande était de prétendre qu'il n'existait pas. Il était dirigé, dans le plus grand secret, par le bras armé de l'espionnage américain, l'Agence Centrale de renseignement, la CIA. Au coeur de cette campagne secrète était le Congrès pour la liberté de la culture, dirigé par l'agent de la CIA Lichael Josselon, de 1950 jusqu'à 1967 Son oeuvre - pour ne pas parler de sa longévité- fut considérable. A son apogée, le Congrès pour la liberté de la culture possédait des bureaux dans trente-cinq pays, employait des douzaines d'équipes, publiait plus de vingt magazines de prestige, organisait des expositions artistiques, possédait un service d'information et de presse, organisait des conférences internationales de grand renom et récompensait musiciens et artistes par des prix et des spectacles. Sa mission était de détourner l'intelligentsia de l'Europe occidentale de sa fascination persistante à l'égard du marxisme et du communisme et de favoriser une vision plus engageante du « mode de vie américain ».

Tirant sa force d'un réseau très influent d'agents de renseignement,stratèges politiques, ainsi que de l'Etablissement institutionnel et de la camaraderie d'école des universités de Ivy League (les huit grandes universités privées du Nord-Est), la CIA naissante commencça en 1947 à bâtir un « consortium » dont la double tâche était de vacciner le monde contre le communisme et de faciliter l'introduction à l'étranger des intérêts américains en matière de politique extérieure. Le résultat fut un réseau remarquablement serré de gns qui travaillaient à côté de l'agence- la CIA- pour promouvoir l'idée que le monde avait besoin d'une pax americana, d'un nouvel âge des Lumières wqui serait appelé le Siècle américain.

Le consortium édifié par la CIA - qui consistait en ce que Henry Kissinger a appelé « une aristocratie dévouée au service de la nation au nom des principes au nom des principes qui dépassent l'esprit partisan »- fut l'arme secrète de la bataille américaine de la guerre froide, une arme qui dans le domaine culturel, eut des répercussions considérables. Qu'ils le veuillent ou non, rares étaient les écrivains, poètes, artistes,historiens, scientifiques ou critiques de l'Europe de l'après-guerre dont le nom ne fut pas d'une manière ou d'une autre lié à cette entreprise secrète. Sans être contestéé, sans être détectée, pendant plus de vingt ans, l'institution d'espionnage américaine anima un front culturel complexe et richement financé à l'Ouest, pour l'Ouest, au nom de laliberté d'expression. Définissant la guerre froide comme une « bataille pour conquérir l'esprit des hommes », cette insitution accumula un vaste arsenal d'armes culturelles: périodiques, livres, conférences, séminaires, expositions, concerts et prix.

Parmi les membres de ce consortium,il y avait un assortiment d'anciens radicaux et intellectuels de gauche dont la foi dans le marxisme et le communisme avait été ébranlée par la preuve du totalitarisme stalinien. Née de la « Décennie rose » des années trente- dont Arthur Koetsler parle mélancoliquement comme d'une « révolution avortée de l'esprit, une Renaissance ratée, une fausse aurore de l'Histoire »- leur désillusion s'accompagnait d'un empressement à partager une nouvelle opinion unanime, à affirmer un ordre nouveau qui se substituerait aux forces épuisées du passé. La tradition de la dissidence radicale où les intellectuels entreprenaient eux-mêmes d'approfondir les mythes, de remettre en question les prérogatives institutionnelles et de s'en prendre à la suffisance du pouvoir, prit fin et fut remplacée par le soutien à la « proposition américaine ». Sanctionné et financé par de puissantes institutions, ce groupe nob communiste devint autant un cartel dans la vie intellectuelle occidentale que l'avait été quelques années auparavant le communisme (et il incluait beaucoup des mêmes gens).

« Il vint un temps où apparemment la vie perdit la capacité de s'arranger, dit Charlie Citrine, le narrateur de Don Humboldt de Saul Bellow. Il fallait absolument qu'elle soitarrangée. Les intellectuels s'y attelèrent. Depuis, disons l'époque de Machiavel jusqu'à la nôtre, cet arrangement a été le grand et magnifique projet désastreux, tentateur et trompeur. Un homme tel que Humboldt, inspiré, malin astucieux,débordait d'enthousiasme à la découverte que l'entreprise humaine, si grandiose et infinment variée, devait désormais être dirigée par des êtres d'exception, et donc remplissait les conditions requises pour accéder au pouvoir; Et bien pourquoi pas? » A l'exemple de Humboldt, ces intellectuels qui avaient été trahis par la fausse idole du communisme se retrouvaient à présent en face de la possibilité de construire une nouvelle République de Weimar, une République de Weimar américaine. Si le gouvernement - et sa branche d'action secrète la CIA- était prêt à aider ce projet, eh bien pourquoi pas?

Que ces anciens hommes de gauche se soient associés avec la CIA en vue de la même entreprise est moins vraisemblable qu'il n'y paraît. Il existait une véritable communauté d'intérêt et de conviction entre la CIA et ces intellectuels qui furent employés, mêe s'ils ne le savaient pas, pour livrer la bataille culturelle de la guerre froide. L'influence de la CIA n'était pas « toujours, ou souvent, réactionnaire et sinistre, écrit l'éminenthistorien libéral de l'Amérique Arthur Schlesinger. D'après mon expérience, sa direction était politiquement éclairée et complexe ». Cette vision de la CIA comme havre du libéralisme fonctionnait comme une puissante incitation à collaborer avec elle, ou, à défaut, à accréditer le mythe que l'Agence était bien motivée. Et pourtant cette perception ne s'accorde pas avec la réputation de la CIA, de son interventionnisme sans pitié et de son terrible et injustifiable rôle d'instrument de la guerre froide américaine. C'est cette organisation qui orchestra le renversement de Mossadegh, le premier ministre iranien, en 1953; l'éviction du gouvernement Arbenz au Guatemala en 1954; l'opération désastreuse de la baie des Cochons en 1961; et le tristement célèbre programme Phénix au Vietnam. Elle espionna des dizaines de milliers d'Américains, harcela des dirigeants politiques démocratiquement élus à l'étranger, complota des assassinats, nia l'existence de ces activités auprès du Congrès et, en cela, éleva l'art du mensonge à de nouvelles hauteurs. Par quelle étrange alchimie, alors, la CIA réussit-elle à se présenter à des intellectuels à l'âme noble, tel Arthur Schlesinger, comme le navire d'or du libéralisme bien-aimé?

L'ampleur de la pénétration de l'institution d'espionnage américaine dans les affaires culturelles de ses alliés occidentaux, son rôle inavoué de médiatrice dans un large évantail d'activités créatrices, sa façon de traiter les intellectuels et leur travail comme des pièces d'échec à déplacer dans le Grand jeu, restent l'un des legs les plus provocants de la guerre froide. L'argument invoqué pour leur propre défense par les protecteurs de la période, défense qui repose sur l'affirmation que les importants investissements financiers de la CIA n'étaient pas assortis de conditions, reste à être examiné sérieusement. Dans les cercles intellectuels d'Amérique et d'Europe occidentale, on persite à croire volontiers que la CIA s'intéressait seulement à étendre les possibilités de la libre expression démocratique et culturelle. « Nous aidions simplement les gens à dire ce qu'ils auraient dit de toute façon. »Tel est le « chèque en blanc » de ce système de défense. Si les bénéficiaires des fonds de la CIA ignoraient le fait, dit le plaidoyer, et si leur conduite n'en fut pas modifiée en conséquence, alors l'indépendance de leur pensée critique ne peut pas avoir été affectée.

Mais les documents officiels relatifs à la guerre froide culturelle sapent systématiquement ce mythe de l'altruisme. Les individus et les institutions subventionnés par la CIA étaient censés participer par leurs actions à une vaste campagne de persuasion, à une guerre de « propagande » dans laquelle celle-ci se définissait comme « tout effort ou mouvement organisé pour disséminer des informations ou une doctrine particulière via des nouvelles, des discussions ou des actions particulières destinées à influencer les pensées et les actions d'un groupe donné ». Une composante vitale de cette entreprise était « la guerre psychologique », définie comme « l'utilisation planifiée par une nation de la propagande et d'activités autres que le combat et communiquant idées et informations destinées à influencer les opinions, attitudes, émotions et comportements de groupes étrangers de façon à leur faire participer à la réalisation d'objectifs nationaux ». De plus, « la propagande la plus efficace » se définissait comme celle où « le sujet va dans la direction que vous désirez pour des raisons qu'il croit être les siennes ». Il ne sert à rien de contester ces définitions. On les trouve partout dans les documents gouvernementaux et ce sont les données de la diplomatie culturelle d'après-guerre.

Manifestement, en camouflant ses investissements, la CIA agissait selon le présupposé que ses offres séduisantes seraient refusées si elles étaient ouvertement offertes. Quel genre de liberté une telle tomperie peut-elle offrir? Il n'y avait sûrement aucune sorte de liberté dans le programme de l'Union soviétique, où les écrivains et intellectuels qui n'étaient pas envoyés au goulag étaient obligés de servir les intérêts de l'Etat. On avait bien entendu raison de s'opposer à une telle privation de liberté. Mais par quels moyens? Comment justifier l'hypothèse que les principes de la démocratie occidentale ne pouvaient renaître dans l'Europe d'après-guerre grâce à des mécanismes internes? Ou l'hypothèse que la démocratie pouvait être plus complexe que ne le laissait supposer la glorification du libéralisme américain? Jusqu'à quel point était-il admissible qu'un autre Etat intervienne secrètement dans les processus fondamentaux du développement intellectuel essentiel,de la libre discussion, et du courant non réfréné des idées? Ne risquaiton pas de produire, au-delà de la liberté, une sorte de sur-liberté, où les gens pensent qu'ils agissent librement alors qu'en réalité ils sont liés à des forces sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle?

L'engagement de la CIA dans la guerre culturelle soulève d'autres questions troublantes. L'aide financière n'a-t-elle pas faussé leprocessus de progressio des intellectuels et de leurs idées? Les gens étaient-ils sélectionnés pour leurs propositions plutôt que sur la base de leurs mérites intellectuels? Que voulait dire Arthur Koetsler quand il brocardait le « cricuit universitaire international de call-girls » qu'étaient les conférence et les symposiums intellectuels? Les réputations étaient-elles acquises ouaccrues par l'appartenance au consortium culturel de la CIA? Combien parmi ces écrivains et penseurs dont les idées acquirent une audience internationale furent-ils en réalité d'éphémères agents de publicité de second ordre dont les oeuvres furent condamnées aux sous-sols des librairies d'occasion?

En 1996, parut dans le New-York Times une série d'articles révélant un vaste échantillon d'actions clandestines entreprises par l'appareil d'espionnage américain. Les récits de tentatives de coups d'Etat et d'assassinats politiques (généralement manqués) s'étalant sur les premières pages firent que la CIA finit par ressembler à un éléphant solitaire qui fonce à travers la brousse de la politique internationale, affranchi de tout sens de la responsabilité. Parmi ces plus sensationnels romans de cape et d'épée étaient révélés des détails sur la façon dont le gouvernement américain avait compté sur les brahmanes de la culture occidentale pour donner un poids intellectuel à son action.

L'idée que beaucoup d'intellectuels avaient obéi aux ordres des politiciens américains plutôt qu'à leurs critères personnels suscita un dégoût général. L'autorité morale dont avait joui l'intelligentsia au plus fort de la guerre froide était à présent gravement amoindrie et frequemment moquée. La « consensocratie » s'écroulait, le centre ne pouvait plus tenir. Et pendant qu'il se désintégrait, l'histoire également devenait fragmentée, partielle et modifiée- parfois de manière extrême- par les forces de droite et de gauche qui souhaitaient altérer la vérité à leur avantage. Ironiquement, les circonstances qui rendirent possibles ces révélations firent que leur signification s'obscurcit. Au moment où la campagne obsessivement anticommuniste au Vietnam amenait l'Amérique au bord de l'effondrement social, accompagné par les scandales de l'ampleur des dossiers secrets du Pentagone et du Watergate, il était difficile de conserver de l'intérêt et de l'indignation pour les affaires du Kulturkampf, qui en comparaison avaient l'air de pécadilles.

« L'Histoire écrit Archibald Mac Leish, ressemble à une salle de concert mal construite[avec] des angles morts où l'on ne peut pas entendre la musique ». Ce ivre tente de présenter ces angles. Il recherche une acoustique différente, une mélodie différente de celle jouée par les virtuoses officiels de l'époque. Il raconte une histoire secrète dans la mesure où il croit à l'importance du pouvoir des relations personnelles, des contacts et contacts « non tendus », et au rôle de la diplomatie de salon et de la politique de la tasse de thé. Il met en question ce que Gore Vidal décrit comme « ces fictions officielles sur lesquelles se sont mis d'accord trop de partis intéressés, chacun avec ses mille jours pour élever ses propres pyramides et obélisques trompeurs censés indiquer l'heure du soleil. » Toute histoire qui cherche à inerroger ces « faits acceptés » doit devenir comme le dit Todorov, « un acte de profanation ». Il ne s'agit pas de contribuer au culte des héros et des saints. Il s'agit de s'approcher autant que possible dela vérité. Cela participe de ce que Max Weber appelait « le désenchantement du monde »; cela existe à l'autre extrémité du spectre de l'idolâtrie. IL s'agit de racheter la vérité pour la vérité, pas de retrouver des images jugées utiles à l'heure présente ».

(1) Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle,editions de Noël. 2003, traduit de l'anglais par Delphine Chevalier. Original anglais : Who paid the Piper? Granta book. 1999.

à suivre.

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