27/01/2020 les-crises.fr  6 min #168082

Sabra et Chatila m'ont appris que tout massacre devient un « prétendu massacre » si on n'y prête pas attention

Source :  Independent, Robert Fisk, 12-12-2019

Dans un troisième clip exclusif de This Is Not A Movie, un film documentaire de Yung Chang sur le reportage à l'étranger de Robert Fisk, Robert décrit son arrivée sur les lieux d'un horrible massacre

Il n'y a pas si longtemps, j'ai repéré dans un journal américain un article qui faisait référence au « prétendu massacre de Sabra et Chatila ». Jusqu'à 1 700 civils, pour la plupart des Palestiniens, ont été massacrés dans les deux camps de réfugiés de Beyrouth en seulement trois jours en 1982.

Ils ont été tués par les alliés d'Israël, des phalangistes chrétiens libanais. Les Israéliens ont regardé - et n'ont rien fait. Même la commission d'enquête israélienne l'a admis. Avec deux collègues, je suis entré dans les camps avant que les meurtriers n'aient fini de commettre leurs crimes de guerre. Je me suis caché avec un journaliste américain dans l'arrière-cour d'une cabane, à côté d'une jeune femme récemment exécutée. J'ai grimpé sur des tas de cadavres. Ce soir-là, j'ai brûlé mes vêtements car ils sentaient la décomposition. Les photos et les films des morts ont été diffusés plus tard dans le monde entier.

Pourtant, plus de deux décennies plus tard, ce massacre n'a été que « supposé ». Et quand j'ai parlé à un collègue plus jeune il y a à peine un an, il ne connaissait pas l'emplacement de Sabra et Chatila, ni le nombre de tués - presque 400 de plus que ceux qui ont été assassinés dans la Tour Nord du World Trade Center le 11 septembre. Mais aucun dirigeant international ou mondial ne se rend à la fosse commune de Sabra et Chatila à l'occasion de l'anniversaire du massacre des Palestiniens.

Le plus grand ennemi de tous les journalistes - et de tous les hommes politiques - est la défaillance de la mémoire institutionnelle et historique. C'est une chose de prétendre qu'une guerre au  Moyen-Orient est imminente parce que l'Iran menace l'Amérique ou l'Amérique menace l'Iran ou parce qu'Israël prévient que l'Iran fabrique des armes nucléaires. Mais si vous comptez toutes les menaces de guerre précédentes entre l'Iran et les États-Unis - sans parler des huit avertissements d'Israël sur 15 ans, chacun donnant des dates différentes pour l'« apocalypse » de la possession nucléaire de l'Iran - vous feriez bien de minimiser la menace de guerre.

Ces avertissements sont émis pour que nous puissions les claironner comme des clowns à la radio, à la télévision, dans les médias sociaux et dans les journaux - ce que nous faisons généralement de façon plutôt obéissante. Ils ne représentent aucune sorte de réalité. Ils sont émis parce que les pseudo bellicistes croient - à juste titre - que nous ne nous souvenons pas des chiffres identiques [aux chiffres annoncés à l'origine - NdT] et tout aussi frauduleux qu'ils ont émis il y a des années. Ou bien parce qu'ils sont convaincus (encore une fois, je le crains, à juste titre) que nous ne nous soucions guère de les « garder pour mémoire ».

Mais on devrait. Si nous voulons nous souvenir des morts de deux guerres mondiales en portant des coquelicots - un souvenir véritablement ressenti, par le biais toutefois de la fourniture d'accessoires de mode aux pop stars, aux présentateurs de télévision et aux politiciens - alors il n'y a aucune raison d'ignorer ou d'oublier l'histoire qui s'est déroulée après 1945. Ou l'histoire des Arabes. Ou les Israéliens - ou les Juifs qui ont lutté pour créer un État d'Israël.

C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai passé - en tout - des années de ma vie en tant que correspondant au Moyen-Orient à collecter les récits des survivants du génocide arménien de 1917 (tous, bien sûr, maintenant morts), du nettoyage ethnique délibéré et du meurtre de masse du million et demi d'Arméniens chrétiens par les Turcs ottomans. Ils ont été abattus dans des fosses communes, étouffés dans des grottes du désert syrien, les femmes ont été violées et mariées de force, les enfants ont été tués à la baïonnette ou avec des pieux ou jetés dans les rivières. La plupart des grands spécialistes de l'Holocauste juif conviennent que l'Holocauste arménien - les Israéliens eux-mêmes utilisent le même mot - était réel. Ce crime, le pire de tous ceux de la Première Guerre mondiale, a été dénoncé à l'époque et par la suite par les diplomates américains, par les missionnaires occidentaux, même par Winston Churchill.

Pourtant, le gouvernement turc refuse toujours aujourd'hui de reconnaître le génocide arménien comme tel. Tout comme, hélas, le gouvernement israélien. Tout comme le président Trump (tout comme Obama, George W. Bush et leurs prédécesseurs). De nombreuses nations européennes ont défendu la vérité sur cet événement historique épouvantable. Ainsi, malgré le déni lamentable d'Israël, de nombreux civils et juifs israéliens dans le monde entier ont été témoins de cet événement. En effet, les témoins allemands du massacre arménien - des diplomates et des soldats du Reich du Kaiser qui instruisaient l'armée turque - se sont retrouvés 25 ans plus tard en Biélorussie et en Ukraine, occupés à exterminer des dizaines de milliers de Juifs. Ils ont appris leur métier diabolique sur les champs de bataille du Moyen-Orient.

Un holocauste mène à un autre, voyez-vous. Et si vous en niez un, alors vous donnez du carburant aux racistes pour en nier un autre. Tournez le dos au génocide arménien et vous finirez par tourner le dos à la vérité sur le génocide juif et sur le plus grand massacre de l'histoire moderne, perpétré par les nazis. Il y a, étonnamment, des images des survivants arméniens affamés de 1917. Certaines des photographies les plus poignantes ont été prises par un officier militaire allemand qui était consterné par ce qu'il a vu en Turquie perpétré par les mains de ses alliés.

J'ai toujours pensé que les journalistes doivent aussi être des historiens - non seulement en répondant au vieux cliché selon lequel ils sont « les premiers témoins de l'histoire » - mais en racontant, avec toujours plus de détails, les histoires du passé, même lorsqu'il n'y a plus de survivants et que des nations puissantes nient la vérité sur les souffrances de l'Arménie, tout comme les négationnistes continuent de se moquer des Juifs pendant les années les plus tragiques de leur histoire.

Avant d'écrire, je me dis toujours, lis des livres. Réfléchis à ces événements terrifiants et écris à leur sujet - à partir de documents turcs nouvellement découverts et incriminants, d'enregistrements remplis de grésillements, même en visitant les gorges et les rivières de la Turquie actuelle où les Arméniens ont été tués - et attaque toujours ceux qui nient ces faits de l'histoire. Les reporters doivent enquêter sur le passé aussi bien que sur le présent.

Je dis toujours : nomme les méchants - et cela s'applique aux officiers de l'armée turque morts depuis longtemps qui ont tué les Arméniens tout comme cela s'applique aux officiers SS allemands qui ont gazé les Juifs. Et, oui, la même chose s'applique à tous les massacres du Moyen-Orient. Nomme les méchants encore vivants. Et n'aie pas peur de ceux qui prétendent que ce n'est pas objectif. Le meurtre de masse est un crime de guerre et nous, journalistes, nous opposons sûrement à de telles iniquités. En y repensant, c'est pour cela que j'ai fouillé les fosses communes des camps de Sabra et Chatila il y a 37 ans.

Le dernier épisode de la série This Is Not A Movie de  Robert Fisk sortira le jeudi 19 décembre. Lisez le début de la série d'articles  ici.

Source :  Independent, Robert Fisk, 12-12-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter