Source : Dances with Bears, John Helmer, 16-01-2020
Dans les tribunaux, la justice doit non seulement être rendue, mais également être perçue comme telle. En politique c'est pareil.
Le problème avec ce que le président Vladimir Poutine (image d'en-tête, à droite) a annoncé dans son discours à l'Assemblée fédérale cette semaine, et ce qu'il a fait immédiatement après, est que les choses ne se passent pas comme il le dit.
La différence s'est vue sur le visage du Premier ministre Dmitri Medvedev. Il pense que Poutine a détruit les forces politiques du candidat qui avait les meilleures chances de gagner l'élection présidentielle de 2024 - lui-même. Les hommes d'affaires et les responsables gouvernementaux qui ont compté sur Medvedev reconnaissent cette constatation au téléphone.
Photo prise au Kremlin de la rencontre entre le Président Poutine et le Premier ministre Medvedev après le discours devant l'Assemblée fédérale. Publié à 15h10, le communiqué du Kremlin indique que « la discussion a porté sur les initiatives que Vladimir Poutine a présentées dans son discours et sur les questions liées à la mise en œuvre de ses dispositions ». Source : en.kremlin.ru
Une heure après que cette photo eut été prise, lors d'une réunion avec Poutine des ministres rassemblés à la Maison du gouvernement (terme du Kremlin équivalent à la Maison Blanche) [le terme de Maison blanche n'est pas officiel, c'est simplement que les gens l'appellent comme ça parce que le bâtiment est blanc, NdT], Medvedev a annoncé : « En tant que gouvernement de la Fédération de Russie, nous devons donner au président de ce pays la possibilité de prendre toutes les décisions nécessaires à cet effet. Dans ces circonstances, il serait opportun que l'ensemble du gouvernement de la Fédération de Russie démissionne conformément à l'article 117 de la Constitution ».
On pouvait voir sur son visage et entendre à sa voix qu'il n'était pas convaincu que son départ était « opportun ».
La disposition constitutionnelle à laquelle Medvedev a fait référence est une relique notoire. L'article 117 a été créé par le président Boris Eltsine après qu'il eut utilisé l'armée pour écraser l'opposition du Parlement en octobre 1993. Plusieurs centaines de personnes furent tuées à l'intérieur de cette Maison blanche. [A cette époque siège du Parlement qui est maintenant la Maison du gouvernement. NdT]
La nouvelle constitution a été votée deux mois plus tard avec une marge discutable de 58 %, et un taux de participation tout aussi discutable de 54 %. L'article 117 donnait alors au président le pouvoir de s'opposer à la démission d'un premier ministre, de mettre son veto à une motion de censure de la Douma d'État à l'égard du gouvernement et de décider si et quand il fallait dissoudre le parlement et organiser de nouvelles élections.
Dans son discours de mercredi, Poutine a commencé ses propositions d'amendement constitutionnel par cette annonce : « Nous avons surmonté la situation où certains pouvoirs au sein du gouvernement étaient pratiquement usurpés par des clans d'oligarques ». L'usurpation du pouvoir par Eltsine aux dépens du Congrès des députés du peuple en 1993 ne s'expliquait pas alors, ni depuis, par les opérations des oligarques. Elles sont venues plus tard. Dans l'opinion publique russe, les oligarques continuent d'être extra-constitutionnellement puissants aujourd'hui. Les sondages montrent que la thèse de Poutine n'est pas crue.
Source : Centre Levada, octobre 2017 : levada.ru Pour une analyse, lire ceci.
Les propositions annoncées par Poutine modifient l'équilibre des pouvoirs entre la présidence et le Parlement. Mais elles modifient également l'équilibre des pouvoirs entre les chambres du Parlement, et aussi entre le pouvoir central de Moscou et les régions. La Douma d'État, selon Poutine, aura le nouveau pouvoir de nommer « le Premier ministre de la Fédération de Russie, puis tous les vice-premiers ministres et les ministres fédéraux sur recommandation du Premier ministre. En même temps, le Président devra les nommer, il n'aura donc pas le droit de refuser les candidats approuvés par le Parlement ». Cela implique que la Douma d'État pourra exercer un veto sur la prestation des ministres avec des motions de censures auxquelles le président ne pourra pas déroger. Cela n'est pas encore certain.
On ne sait pas non plus qui l'emportera si le président décide de démettre le gouvernement qui a la confiance du Parlement. Poutine a déclaré qu'il propose de conserver « le droit de révoquer le Premier ministre, ses adjoints et les ministres fédéraux en cas de mauvaise exécution de leurs fonctions ou de perte de confiance ». La constitution est muette sur les conditions, la mauvaise exécution et la perte de confiance. Ce sont des cartouches que le président veut se réserver.
Le Kremlin a immédiatement convoqué ce qu'il appelle un « groupe de travail sur la rédaction de propositions d'amendements à la Constitution ». Pas de convention constitutionnelle élue ; pas d'assemblée constitutionnelle prévue au chapitre 9 de la présente charte ; pas de principe de représentation ; pas de règles de décision ou de vote pour le nouvel organe. Il a été sélectionné par le personnel du président - « 75 politiciens, législateurs, universitaires et personnalités publiques ». Le Kremlin a publié des photographies, mais pas encore de liste des noms.
Source : en.kremlin.ru
La classe des oligarques, comme les appelle Poutine, est représentée par Alexandre Tchokhine (photo centrale ci-dessus, à gauche) ; la classe ouvrière - à laquelle personne ne fait référence - est représentée par l'homme assis au Kremlin à côté de Tchokhine, Mikhaïl Chmakov, chef de la fédération des syndicats.
Il n'y a personne en uniforme à la table du Kremlin. L'armée semble avoir un seul siège, celui occupé par le général de l'armée à la retraite Boris Gromov (en haut à droite), 76 ans, désormais intitulé « Président de l'organisation publique nationale des vétérans Frères d'armes ». La carrière politique de Gromov après l'armée l'exclut comme représentant de l'état-major ou du Ministère de la défense.
Les propositions de Poutine créent une brèche dans l'équilibre des pouvoirs en confiant l'élaboration de la politique intérieure, y compris le budget, aux personnes nommées par le Parlement au gouvernement, tout en réservant les pouvoirs de défense, de l'armée et de la sécurité, ainsi que leurs budgets, à l'exécutif. « Le président exerce également un commandement direct sur les forces armées et l'ensemble du système d'application de la loi. À cet égard, je pense qu'une autre étape est nécessaire pour assurer un meilleur équilibre entre les branches du pouvoir. À ce propos, point six : je propose que le président nomme les chefs de toutes les agences de sécurité après consultation du Conseil de la Fédération ».
Cela préserve le déséquilibre - selon la terminologie de Poutine - disons la concentration des pouvoirs de décision et d'exécution au Kremlin ; cela protège également le président sortant pendant la transition d'ici 2024, ainsi qu'après. « Je crois », a déclaré Poutine, « que cette approche rendra le travail des agences de sécurité et d'application de la loi plus transparent et plus responsable envers les citoyens ». Les sondages d'opinion publique russes sont très sceptiques.
Le premier test de ce que cette étape signifiera dans la pratique sera le nom des nouveaux ministres de la défense, de l'intérieur, des affaires étrangères, du service fédéral de sécurité, des agences de renseignement et des deux organes d'application de la loi de l'État, le procureur général et la commission d'enquête. En filigrane de son discours, Poutine, propose de centraliser l'autorité encore plus qu'aujourd'hui en réduisant le pouvoir des autorités régionales de contrôler leurs procureurs. « Je suis convaincu qu'une plus grande indépendance des organes de poursuites judiciaires par rapport aux autorités locales serait bénéfique pour les citoyens, quelle que soit la région », a déclaré Poutine. La méfiance du public à l'égard des procureurs fédéraux comme régionaux, enregistrée dans les sondages, suggère le contraire.
Source : Centre Levada, octobre 2016 : levada.ru
Le plan de Poutine crée également une source concurrente du pouvoir législatif en élargissant le Conseil d'État, jusqu'ici un lieu de discussion, et en étendant les pouvoirs de la Cour constitutionnelle pour statuer, sur la demande du Kremlin, contre le Parlement, ainsi que contre les gouverneurs et les Parlements régionaux.
Le Conseil d'État lors de sa dernière session au Kremlin, le 26 décembre 2019. Dans son discours de mercredi, Poutine a proposé « d'accroître de façon significative le rôle des gouverneurs dans la prise de décision au niveau fédéral. Comme vous le savez, le Conseil d'État a été rétabli en 2000 à mon initiative, avec la participation des dirigeants de toutes les régions. Au cours de la période écoulée, le Conseil d'État a prouvé sa grande efficacité ; ses groupes de travail permettent d'examiner de manière professionnelle, exhaustive et compétente les questions les plus importantes pour la population et la Russie. Je pense qu'il serait opportun de définir le statut et le rôle du Conseil d'État dans la Constitution russe ». Jeudi, il a ignoré le Conseil d'État en désignant un autre groupe pour examiner les amendements constitutionnels. Aucun commentateur russe n'a publié la question, pourquoi.
En théorie, Poutine crée plus de freins et de contrepoids que ce qui existait auparavant. Les divergences de vues et d'intérêts entre les experts, les partis, les factions, les militaires et les classes - selon les termes de Poutine - sont inévitables et naturelles. Le vote pour l'adoption des propositions sera toutefois un vote de type « tout ou rien ». « Je pense qu'il est nécessaire de procéder à un vote des citoyens russes sur l'ensemble des propositions d'amendements à la Constitution de la Fédération de Russie. La décision finale doit être prise uniquement sur la base de ses résultats », a conclu le président dans son discours.
Cela s'apparente à un référendum, mais l'article 136 de la Constitution actuelle est ambigu. Les amendements de 2008 à la Constitution ont été adoptés, non pas par référendum, mais par les votes de la Douma d'État et du Conseil de la Fédération. Il n'y a pas eu de référendum dans le cadre de la constitution actuelle.
Quelle est la part du projet proposé qui consiste en une distinction nette des pouvoirs sans modification de leur répartition ? Poutine a dit à Medvedev lors de la réunion avec les ministres sortants : « Il y a un ensemble de questions relevant du président clairement définis et un bloc de questions relevant du gouvernement, même si le président, bien sûr, est responsable de tout, mais l'ensemble présidentiel comprend principalement des questions de sécurité, de défense et autres. Medvedev a toujours été en charge de ces questions. Du point de vue de l'augmentation de notre capacité de défense et de notre sécurité, je considère que c'est possible et je lui ai demandé de s'occuper de ces sujets à l'avenir. J'estime que c'est possible et je vais, dans un proche avenir, introduire le poste de vice-président du Conseil de sécurité. Comme vous le savez, le président en est le président. Si nous devons modifier le droit applicable, je le ferai bientôt et je souhaite que les députés de la Douma d'État soutiennent également cette démarche. Nous avons juste besoin que les juristes fournissent des évaluations sur ce sujet ».
Des sources au sein du monde des affaires et du gouvernement russe interprètent le nouveau poste de Medvedev comme une montre en toc - un prix de consolation pour avoir perdu la course à la succession présidentielle. Les sources sont unanimes pour juger de ce qui s'est avéré être la liquidation de la faction Medvedev.
D'un point de vue politique, le raisonnement est évident. La désapprobation du public à l'égard des performances du gouvernement et le stress que la situation conflictuelle en cours avec l'Amérique inflige à la croissance intérieure de la Russie montrent une tendance constante.
Source : levada.ru
Source : levada.ru
Il est tout aussi clair que la faction Medvedev, ainsi que les partisans pro-américains derrière Alexei Kudrin à la Chambre des comptes, German Gref à la Sberbank et Anatoly Chubais au conglomérat de haute technologie d'État Rusnano, sont les perdants à court terme de la réorganisation proposée par Poutine. Les gagnants à court terme ne sont pas si évidents. Des sources parmi elles demandent pourquoi le personnel du Kremlin a estimé qu'un renouvellement des ministres du gouvernement devrait être présenté comme une réforme constitutionnelle.
Ces sources suggèrent que s'agissant de leur sincérité, les propositions de Poutine ne seront pas prises pour ce qu'il affirme qu'elles sont. Elles ajoutent qu'elles se sentent encouragées, et espèrent également qu'il agit maintenant pour limiter les dégâts que les luttes de factions sur la succession pourraient causer au cours des trois prochaines années. La liquidation de l'une des factions est une option préconisée par beaucoup depuis un certain temps. D'autre part, les sources soulignent que si Poutine était sincère dans son engagement à renforcer le partage du pouvoir avec les partis politiques parlementaires, pourquoi licencier l'actuel Premier ministre maintenant, et ne pas attendre que la Douma d'État vote son approbation pour un nouvel homme selon les nouvelles règles ? C'est une question qui inclut sa propre réponse, pensent la plupart des Russes.
D'un point de vue militaire - comment les propositions affecteront la stratégie de changement de régime des États-Unis et de l'OTAN - la combinaison des projets constitutionnels et le remplacement de Medvedev par Mikhail Michoustine (image d'en-tête, dans la voiture à côté de Poutine) est jugée comme n'étant ni un gain ni une concession à l'autre partie. Pas encore.
Reste le test des sondages. Choisir Michoustine pour devenir Premier ministre est la plus grande surprise de la semaine, et une curieuse sélection pour gagner l'approbation du public. Si Gogol devait utiliser ce nom, il marquerait son possesseur de quelque chose comme la caricature, « boulanger au fournil », car à l'oreille russe, les racines du mot suggèrent quelqu'un qui gagne sa vie en mélangeant des choses, comme un boulanger ; et qui est visiblement pris par ce travail. Michoustine lui-même aime identifier ses loisirs comme étant du hockey sur glace. Sur la patinoire, il joue en attaque et en défense, mais pas comme gardien de but.
À gauche : Mikhaïl Michoustine prononce son discours d'investiture à la Douma d'État, ses premiers pas en tant que personnalité politique nationale. Observez le discours, qui a été lu à partir d'un script papier et dans lequel il n'y a eu ni regard direct ni aucun autre contact personnel avec les députés. Ils ont répondu au discours par de brefs applaudissements tièdes. À droite : Michoustine dans sa tenue de hockey.
La notice biographique russe de Michoustine, fait état de sa longue formation technocratique en informatique et en économie ; son doctorat portait sur l'administration fiscale. Il a commencé à travailler pour l'agence fiscale d'État en 1998.
Àgé de 53 ans et né à Moscou, Michoustine serait d'origine en partie arménienne ; son certificat de naissance soviétique pourrait indiquer qu'à sa naissance, l'un de ses parents avait la nationalité arménienne. Si c'est le cas, il aurait automatiquement la citoyenneté arménienne. Selon les propositions constitutionnelles de Poutine, le Premier ministre et les autres hauts fonctionnaires ne peuvent « avoir aucune citoyenneté étrangère ni permis de séjour ou tout autre document leur permettant de vivre de façon permanente dans un État étranger ».
Protégé de Boris Fyodorov dans l'administration financière de l'époque Eltsine, Michoustine a passé une brève période, de 2008 à 2010, à travailler dans le secteur des banques d'investissement de Moscou de UFG Partners, créé par Fyodorov. À l'arrivée de Michoustine, la société appartenait à la Deutsche Bank et était dirigée par Charles Ryan, un Américain ; Fyodorov est mort d'une attaque cérébrale quelques mois après le début des fonctions de Michoustine à l'UFG. En avril 2010, Michoustine est revenu diriger l'agence fiscale, et il y est resté pendant une décennie. L'évasion fiscale et le détournement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) remplissent les dossiers kompromat [faits ou dossiers compromettants, NdT] qui ont été publiés sur Michoustine pendant cette période.
Michoustinea a déclaré hier à la Douma d'État qu'il était favorable à la réduction de la pression réglementaire sur les entreprises russes. La faction du Parti communiste a annoncé qu'elle s'abstiendrait de voter pour confirmer le Premier ministre car il est impossible de savoir quelles politiques il défend. La suspicion que Michoustine va essayer de réduire les prestations sociales est largement répandue. Le vote de confirmation a été de 383 pour ; 41 abstentions ; personne ne s'est opposé. Pour le compte-rendu du vote de la Douma, lire ceci.
Un oligarque a annoncé un vote de confiance pour Michoustine. Vladimir Lisin (à droite), chef du groupe sidérurgique et minier Novolipetsk, a déclaré à un journal moscovite : « Nous évaluons positivement le travail de Mikhail Michoustine à la tête du Service fédéral des impôts. Sous sa direction, le service a augmenté la collecte des impôts, a pratiquement éliminé les stratagèmes utilisés par des entreprises peu scrupuleuses en concurrence et a réduit plusieurs fois le nombre d'inspections sur place en introduisant une approche basée sur le risque. Malgré le fait que nous ayons eu des débats assez difficiles, nous avons toujours trouvé un solution commune courtoise ».
Michoustine est déjà apparu plusieurs fois cette semaine dans le bureau de Poutine au Kremlin, le plus souvent à l'occasion de la Journée des travailleurs du secteur fiscal en novembre. Lors de leurs réunions, le discours de Michoustine sur les performances de son agence n'a rien d'exceptionnel. Poutine n'a rien dit qui sorte de l'ordinaire. Dans les archives photographiques russes sur Michoustine, aucune photo ne montre un sourire sur son visage. Un sourire réticent qu'il a réussi à afficher pour son dernier anniversaire, le 3 mars 2019, selon la Fédération russe de hockey sur glace.
Michoustine a déjà sélectionné des factotums, des hommes dont l'expertise technique était leur atout, ainsi que leur manque de représentativité politique et d'ambition électorale. Mikhail Fradkov a été le premier, entre 2004 et 2008 ; Victor Zubkov le second, entre 2007 et 2008. Lorsque Poutine les a nommés, ils n'ont apporté aucun changement aux ministères du pouvoir. Michoustine est le troisième de cette lignée. S'il annonce la fin des longs mandats de Sergueï Choïgou et de Sergueï Lavrov, et que le général Valery Gerasimov est remplacé à l'état-major, alors Poutine prend des décisions bien plus importantes qu'il ne l'a admis jusqu'à présent.
Source : Dances with Bears, John Helmer, 16-01-2020
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.