Pourquoi le gouvernement français s'acharne-il à imposer cette transformation radicale du système de retraite alors que personne n'en veut ? La journaliste Martine Bulard dans un récent article [1] et le philosophe Jacques Rancière dans une déclaration aux cheminots grévistes [2] donnent une même réponse : "ils veulent qu'il n'y ait plus que des individus", en d'autres termes, il s'agit principalement de pousser chacun.e à penser sa retraite comme un choix individuel, et de « briser le collectif ». Il y a bien sûr aussi (surtout ?) "les financiers en embuscade" (on a nommé Black Rock qui est emblématique, mais c'est tout l'appareil financier qui se lèche les babines). C'est d'ailleurs dans ces moments où l'on prend le point de vue des puissants et des financiers que tout devient plus clair, que tout ce qui semblait incompréhensible devient logique. Mais il y a autre chose : ces nouvelles avancées du pouvoir vers une destruction du système de retraite par répartition pourraient rendre encore plus difficiles nos choix collectifs en cas de crise financière.
Refuser la construction d'une nouvelle "alternative infernale"
Dans leur ouvrage "La sorcellerie capitaliste", Isabelle Stengers et Philippe Pignarre nomment "alternatives infernales" "l'ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d'autre choix que la résignation (...)" [3]. Une opération de "capture sorcière".
François Fillon face aux patrons Retraites par points Public Sénat Fondation Concorde 10 mars (pas exactement notre allié dans l'affaire, mais bon, pour une fois...), "la retraite par point permet une chose (...) : de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions". Voilà qui est clair. Et voici ce que cela produit : la perspective d'une retraite insuffisante nous pousse à être toujours plus prévoyant.e.s, individuellement, chacun.e depuis notre place... et si on le peut. Constituer un petit pactole, sous la forme d'un plan d'épargne-pension, comme on les nomme en Belgique. Cela devient un moyen (légitime, ce n'est pas la question) de se rassurer, de se dire que non, ces années qui suivront de longues années d'emploi ne seront pas juste une peine.
Les plans d'épargne-pension ainsi constitués font les choux gras des compagnies d'assurances et des banques qui les vendent, et on peut dire que le secteur financier doit une fière chandelle aux états : en Belgique, par exemple, l'épargne-pension, qui peut paraître incontournable dans bon nombre de situations faute de mieux (travailleur.euse.s indépendant.e.s, artistes, etc.), est aussi allègrement promue par une fiscalité avantageuse. Une petite visite sur des sites des lobbys du secteur permet de constater que ceux-ci ne s'en cachent pas : sans cette fiscalité, la rentabilité de leur activité prendrait un sérieux coup. En somme, les profits de ces banques et assurances sont pleins d'argent public - et c'est loin d'être le seul cas...
Mais il n'y a pas que des revenus de ces banques, assurances et autres fonds dont il faut se préoccuper. Car que se passe-t-il avec cet argent que nous mettrions dans un tel fond chaque mois, chacun.e de notre côté ? Que se passe-t-il avec cet argent qui - contrairement à la cotisation - ne sert pas à payer simultanément les retraites de ceux et celles qui ont cotisé pendant toutes leurs années de travail mais sert à alimenter les fonds et assurances-retraite qui sont ensuite gérés en notre nom ? On connaît la réponse : ils se baladent sur les marchés financiers.
Là où la retraite par répartition créé de la solidarité entre générations, entre actifs et inactifs, les fonds de pension créent un nouveau type de rapport social organisé autour d'une alternative infernale produite de toutes pièces (I.Stengers & P. Pignarre)
Les entreprises et individus en charge de la gestion de ces fonds prennent des décisions, chaque jour, pour "placer" ces masses colossales d'argent récolté. Ils les investissent dans des produits financiers divers : actions (part de capital d'une entreprise), obligations (part de dette d'une entreprise, d'un état, de particuliers), et autres fantaisies financières diverses et variées. Que se passera-t-il alors le jour où les marchés flancheront ?
C'est à cet endroit que l'on constate cette "emprise sorcière" que Stengers & Pignarre tentent de nous rendre visible dans leur livre : on sait que les marchés financiers nous font mal (licenciements boursiers, investissements dans les fossiles et autres pratiques destructrices, coût des crises financière, pour ne prendre que ces quelques exemples) et on peut se prendre à rêver à leur disparition, et pourtant "nous" pourrions bien en devenir une partie dès lors qu'une partie de notre retraite s'y trouve embarquée. Nous voilà coincé.e.s.
En cas de crise financière et donc de risque de dévalorisation des fonds et autres produits d'assurances investis sur les marchés financiers, les personnes qui auront souscrit à ces produits censés leur "garantir une retraite" convenable se retrouveront devant un terrible dilemme - une alternative infernale :
- soit maintenir leurs "droits" et au passage, défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs en maintenant en place un système financier qui profite à une minorité, nourrit les inégalités et détruit le vivant ;
- soit abandonner ces "droits" et se retrouver avec le minimum garanti par ce qu'il resterait alors du système de retraite par répartition.
Et que se passerait-il alors ?
Se garder une marge de manœuvre pour le jour où les marchés s'effondreront
Les questions que je me pose aujourd'hui peuvent se résumer ainsi : nos parents nous trahiront-ils le jour où les marchés flancheront de nouveau ? La "classe moyenne" dont on ne sait plus bien ce qu'elle comprend abandonnera-t-elle tou.te.s les autres ? Ceux et celles qui auront pu se constituer un petit pactole via les institutions financières soutiendront-ils un sauvetage massif du système bancaire et financier au nom de leurs retraites, et au prix de l'avenir des générations qui les suivent ? Se désolidariseront-ils de nous lorsque nous nous battrons pour que le coût de ces sauvetages bancaires ne nous soit pas imposé via de nouveaux plans d'austérité destructeurs, et pour que ces coûts soient imposées aux plus riches qui en ont largement les moyens ? Nous soutiendront-ils lorsque nous nous battrons pour restaurer une sécurité sociale digne de ce nom, qui nous permette d'abandonner ceux qui ont tout, et que nous voudrons enfin leur faire porter le coût de leurs violences ? Seront-ils prêts à courir le risque d'un inconfort passager, se mettront-ils à nos côtés, pour eux et elles aussi retourner dans ce système solidaire que constitue la retraite par répartition et dans les communs que nous reconquerrons ? Est-ce qu'ils y croiront, ou est-ce qu'ils se laisseront prendre par le discours du chaos qui ne manquera pas de tenter son retour : "si on ne sauve pas le système financier, TOUT va s'effondrer et il ne vous restera plus rien" ?
S'opposer au démantèlement des systèmes solidaires de retraite et de soins de santé, en France et ailleurs, empêcher coûte que coûte ce démantèlement, c'est se donner la possibilité de résister au discours du chaos et au gouvernement par la peur.
Alors oui l'heure est grave, et l'heure est à la grève, et il nous faut soutenir et amplifier, de là où nous sommes, le magnifique mouvement qui persiste en France.
[Le sujet des crises financières et d'une possible résolution socialement juste de ces crises est détaillé dans un précédent article intitulé "Prochaine crise financière : faire dérailler le scénario du désastre", daté de Décembre 2019]
Notes
[1] Article « Briser le collectif » paru dans Le Monde diplomatique de janvier 2020. Martine Bulard a aussi été interviewée par Là-bas si j'y suis suite à cet article, émission à écouter ici.
[2] Déclaration publiée par le journal Le Monde sous le titre « Les puissants ne veulent plus d'une retraite qui soit le produit d'une solidarité collective »
[3] Citation complète, dans La sorcellerie capitaliste : pratiques de désenvoutement d'Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, éditions La Découverte : Les alternatives infernales regroupent "l'ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d'autre choix que la résignation (...) ou une dénonciation qui sonne un peu creux, comme marquée d'impuissance, parce qu'elle ne donne aucune prise, parce qu'elle revient toujours au même : c'est tout le système qui devrait être détruit"