Tribune. Bien des personnes plutôt aisées rencontrées dans des cercles divers, même proches, pensent que les chômeurs, les pauvres et les personnes en situation de précarité sont, en grande partie, responsables de leur destin. Que s'ils « se donnaient à faire », ils sortiraient sans peine de leur condition (même les retraités). Le degré de persuasion qui les anime est tel qu'on ne peut douter de leur sincérité. Ils sont convaincus que l'indemnisation du chômage aggrave le chômage. Ils n'ont pas lu le rapport de la Commission Macmillan en 1931, mise en place par le gouvernement britannique en 1929 pour étudier les réponses à la crise. Ils auraient alors compris que les emplois ne se créent pas quand on les cherche. Ils sont généralement individualistes et ne croient pas avoir besoin des autres. Leurs croyances sont fondées sur l'illusion technocratique que les positions occupées dans la société ne doivent rien à la naissance.
Cette vision du problème social me semble le fruit d'un désordre intellectuel fondé à la fois sur l'ignorance de l'histoire et de ce que les Anglo-Saxons appellent « the endowment effect », c'est-à-dire la propension à se surévaluer soi-même. Ça ressemble à de l'arrogance, mais qui avancerait masquée. L'arrogance, on la reconnaît quand on la rencontre. Il s'agit ici plutôt d'un déni de l'exigence de solidarité.
Ce désordre intellectuel de la classe experte (je n'aime pas le mot technocratie) a atteint un apogée avec la réforme des retraites. On pourrait avoir l'impression que ceux qui en sont les architectes ne la comprennent pas vraiment, même au moment de la grève finissante. C'est, jusqu'à présent, une réforme dont les termes, plutôt que d'être définis, sont nommés. Peut-être pour éviter de mettre à jour son penchant vers plus d'individualisme par la montée en puissance de la retraite par capitalisation qu'elle favorise.
Chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits, disent ces messieurs. Mais ne pourraient-ils pas nous éclairer sur la différence entre la retraite par point et le régime actuel, les deux étant à leur dire par répartition ? S'agirait-il alors seulement d'un changement d'unité de compte ? Et serait-ce si différent de dire que chaque jour, ou semaine, ou mois travaillé, ouvre les mêmes droits ?
La pauvreté s'hérite aussi
Ils nous disent qu'il s'agit d'un système universel. Mais l'assiette des cotisations, le revenu, est très inégalement répartie - et ces inégalités ne doivent rien ou presque aux inégalités de productivité. De quelle universalité s'agit-il si on touche la même fraction de retraite par euro cotisé que notre espérance de vie soit de 90 ans ou de 65 ans ? Le mot universel est musical, mais le mot équitable aussi. Or on sait deux choses à ce sujet. D'abord que les différences d'espérances de vie sont notables entre professions. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a, par exemple, montré qu'il existait un écart de huit ans d'espérance de vie entre diplômés et non diplômés. Plus encore, cet écart semble être destiné à persister. La « courbe de Gatsby le Magnifique » (selon les termes utilisés par Alan Krueger, président du Conseil des conseillers économiques du président Obama) met en relation la concentration des richesses au temps des parents et la mobilité sociale de leurs enfants. La conclusion, que l'on n'espérait pas, est que la pauvreté s'hérite aussi, comme la difficulté à gravir l'échelle sociale.
Le malaise le plus grand vient de l'apparente impossibilité de cerner le sujet, chaque question renvoyant à une autre. Georges Marchais [secrétaire général du Parti communiste français de 1972 à 1994] rétorquait à ses interviewers qui lui reprochaient de ne pas traiter du sujet : ceci peut bien être votre question, mais cela reste ma réponse. J'ai l'impression d'un grand retour de Georges Marchais, la sympathie en moins. Par exemple, on calculera désormais le salaire de base sur la carrière entière. Il devrait donc en bonne arithmétique être plus bas. C'est clair, non ? Pas vraiment, si le salaire de base servant de référent à la retraite était augmenté, comme semblent l'indiquer les promesses salariales faites aux professeurs. Serions-nous alors à la veille d'un Grenelle qui verra tous les salaires augmenter pour que les retraites ne baissent pas ? Quel beau dénouement ce serait ! Mais si, comme probable, ce n'est pas le cas, que penser d'une « réforme de progrès » dont on exonère certaines catégories pour qu'elles n'aient pas... à en souffrir ? Il faut bien se rendre à l'évidence, en moyenne, les retraites seront plus basses et les salaires, au mieux, continueront leur surplace.
La chute brutale des revenus au passage à la retraite
Il me semble enfin que, tout à leur hâte à trouver des systèmes formellement esthétiques, ces messieurs aient oublié une génération : celle des petits-enfants. Il existe de nombreux transferts non mesurés entre générations qui seront notoirement affectés par la réforme. Ils sont l'essence de la solidarité entre générations. Si, comme il est probable, les cotisations et les retraites baissent relativement, les grands-parents auront du mal à laisser un héritage à leurs vieux enfants et donc à améliorer la vie de leurs petits-enfants. Gatsby deviendra de plus en plus magnifique. Et les vieux parents n'auront qu'à accepter la chute brutale de leurs revenus au moment du passage à la retraite. L'arithmétique nous dit en effet qu'une baisse des cotisations aujourd'hui signifie une baisse de la retraite demain, sauf dans l'hypothèse d'une démographie galopante ! Bien sûr, la réforme comportera des bons côtés, l'augmentation de la retraite minimum par exemple, mais ils viendront, comme à l'accoutumée, d'un transfert de ressources des classes moyennes à la fois vers les pauvres et vers les riches.
Jean-Paul Fitoussi est économiste, professeur émérite d'économie à Sciences Po, membre du Centre sur le capitalisme et la société de l'université de Columbia (New York).
TRIBUNE. L'économiste Jean-Paul Fitoussi s'inquiète du « désordre intellectuel » des architectes de la réforme.