12/02/2020 entelekheia.fr  7 min #168929

Campagne présidentielle américaine : les primaires démocrates tournent au fiasco

Les Usa entrent en guerre civile idéologique

Par Slavoj Zizek
Paru sur  RT sous le titre Slavoj Zizek: US enters brutal ideological civil war as four-party system begins to take form

Malgré la victoire de Trump dans la bataille de l'impeachment, les États-Unis sont entrés dans une guerre civile idéologique, car le véritable conflit ne se déroule pas entre les Démocrates et les Républicains, mais au sein même de chacun de ces partis.

Il y a deux semaines, lors de la promotion de son nouveau film à Mexico, Harrison Ford  a déclaré que « l'Amérique a perdu son leadership moral et sa crédibilité ».

Vraiment ? Quand est-ce que les États-Unis ont exercé un quelconque leadership moral sur le monde ? Sous Reagan ou Bush ? Ils ont perdu ce qu'ils n'ont jamais eu, c'est-à-dire qu'ils ont perdu l'illusion (la « crédibilité » dont parle Harrison) de l'avoir détenu. Avec Trump, ce qui était déjà vrai est simplement étalé au grand jour.

En 1948, au début de la Guerre froide, cette vérité a été formulée avec une franchise brutale par le diplomate et historien américain George Kennan : « [Les États-Unis possèdent] 50 % des richesses mondiales, pour seulement 6,3 % de la population mondiale. Dans cette situation, notre véritable tâche pour la période à venir est de maintenir cette disparité. Pour ce faire, nous devons nous débarrasser de toute sentimentalité nous devons cesser de penser aux droits de l'homme, à l'amélioration du niveau de vie et à la démocratisation ».

Nous trouvons dans ces mots une explication de ce que Trump entend par « l'Amérique d'abord ! », exprimée en des termes beaucoup plus clairs et plus francs. Nous ne devrions donc pas être choqués lorsque nous  lisons que « l'administration Trump, qui est entrée en fonction en s'engageant à mettre un terme aux « guerres sans fin », a maintenant adopté des armes interdites par plus de 160 pays et se prépare à les utiliser à l'avenir. Les bombes à fragmentation et les mines terrestres antipersonnel, des explosifs mortels dont on sait qu'ils mutilent et tuent des civils longtemps après la fin des combats, sont devenus partie intégrante des futurs plans de guerre du Pentagone ».

Ceux qui se montrent surpris par de telles nouvelles sont tout simplement hypocrites : dans notre monde inversé, Trump est innocent (non destitué) tandis qu'Assange est coupable (parce qu'il a divulgué des crimes d'État).

Donc, que se passe-t-il en ce moment ?

Il est vrai que Trump incarne la nouvelle figure d'un maître politique ouvertement obscène dans son mépris des règles de base de la décence et de l'ouverture démocratique.

La logique qui sous-tend les actions de Trump a été exposée par Alan Dershowitz (qui est, entre autres, un défenseur de la torture légalisée). Ce professeur de droit de Harvard a  déclaré que, si un homme politique pense que sa réélection est dans l'intérêt national, les actions qu'il entreprend à cette fin ne peuvent pas, par définition, donner lieu à un impeachment. « Et si un président fait quelque chose qui, selon lui, l'aidera à se faire élire dans l'intérêt public, cette démarche ne doit pas entraîner de mise en accusation », affirme Dershowitz.

La nature du pouvoir hors de tout contrôle démocratique sérieux est clairement énoncée ici.

Ce qui se passe dans les débats en cours sur la destitution de Trump est un cas de dissolution de l'éthique commune qui rend possible un dialogue polémique argumenté : les États-Unis entrent dans une guerre civile idéologique dans laquelle il n'y a pas de terrain commun auquel les deux parties au conflit puissent faire appel - plus chaque bord explique sa position, plus il devient clair qu'aucun dialogue, même polémique, n'est possible.

Nous ne devons pas être trompés par la théâtralité du processus de destitution (Trump refusant la poignée de main de Pelosi, Pelosi déchirant une copie de son discours sur l'état de l'Union) car le véritable conflit ne se joue pas entre les Démocrates et les Républicains, mais au sein de chacun des partis.

Les États-Unis mutent actuellement d'un État à deux partis vers un État à quatre partis : il y a en fait quatre partis qui emplissent l'espace politique - les Républicains de l'establishment, les Démocrates de l'establishment, les populistes de l'alt-right et les sociaux-démocrates.

Il existe déjà des offres de coalitions au-delà des lignes de parti : Joe Biden a laissé entendre qu'il pourrait nommer un Républicain modéré à la vice-présidence, tandis que Steve Bannon a mentionné à plusieurs reprises son idéal de coalition entre Trump et Sanders.

La grande différence est que, alors que le populisme de Trump a facilement affirmé sa domination sur l'establishment républicain (une preuve claire, s'il en fallait une, que, malgré tous les discours de Bannon contre le « système », les références de Trump aux travailleurs ordinaires sont mensongères), la division au sein du Parti démocrate est de plus en plus accentuée - ce qui n'est pas étonnant, puisque la lutte entre l'establishment démocrate et l'aile Sanders est la seule véritable lutte politique en cours.

Pour utiliser un peu de jargon théorique, nous avons donc affaire à deux antagonismes (« contradictions »), celui entre Trump et l'establishment libéral (ce sur quoi portait l'impeachment), et celui entre l'aile Sanders du Parti démocrate et toutes les autres.

Un combat brutal en perspective

La mise en accusation de Trump était une tentative désespérée de regagner le leadership moral et la crédibilité des États-Unis - un comique exercice d'hypocrisie. C'est pourquoi la ferveur moraliste de l'establishment démocrate ne doit pas nous tromper : L'obscénité ouverte de Trump a juste fait ressortir ce qui avait toujours été là. Le camp Sanders le voit clairement : il n'y a pas de retour en arrière possible, la vie politique américaine doit être radicalement réinventée.

Mais Sanders est-il une véritable alternative ou, comme le prétendent certains « gauchistes radicaux », n'est-il qu'un social-démocrate (plutôt modéré) qui veut sauver le système ? La réponse est que c'est un faux dilemme : Les sociaux-démocrates ont lancé un mouvement de réveil de masse radical, et le destin de ces mouvements n'est pas écrit d'avance.

Une seule chose est sûre : la pire position imaginable est celle de certains « gauchistes radicaux » occidentaux, qui ont tendance à faire passer la classe ouvrière des pays développés pour une « aristocratie ouvrière » vivant de l'exploitation des pays en développement, et enfermée dans des idéologies racistes et chauvines. Selon eux, le seul changement radical possible viendrait des « prolétaires nomades » (les immigrants et les pauvres du Tiers-Monde) en tant qu'agents révolutionnaires (peut-être lié à certains intellectuels de la classe moyenne appauvrie des pays développés) - mais ce diagnostic tient-il ?

Il est vrai que la situation actuelle est mondiale, mais pas dans le sens simpliste maoïste d'une opposition entre nations bourgeoises et nations prolétariennes. Les immigrés sont des sous-prolétaires, leur position est très spécifique, ils ne sont pas exploités au sens marxiste et ne sont pas, en tant que tels, prédestinés à être les agents d'un changement radical. Par conséquent, je considère ce choix « radical » comme suicidaire pour la gauche : Sanders doit être inconditionnellement soutenu.

La bataille sera cruelle, la campagne contre Sanders sera beaucoup plus brutale que celle contre Corbyn au Royaume-Uni. En plus de la carte habituelle de l'antisémitisme, on utilisera largement les cartes de la race et du genre - Sanders est un vieil homme blanc Il suffit de se rappeler la brutalité de la dernière attaque d'Hillary Clinton contre lui.

Et toutes ces cartes seront jouées sur la base de la peur du socialisme. Les critiques de Sanders répètent sans cesse que Trump ne peut pas être battu à partir de sa plate-forme (de Sanders), parce que trop gauchiste, et que l'essentiel est de se débarrasser de Trump. À cela, nous devrions simplement répondre que le véritable message caché dans cet argument est le suivant : s'il faut choisir entre Trump et Sanders, nous préférons Trump

Traduction Entelekheia
Photo MasterTux/Pixabay

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