par Bob Woodward.
Durant son adolescence, Mohammed ben Salmane, prince héritier d'Arabie Saoudite, accompagnait souvent son père Salmane, alors gouverneur de Riyad, en vacances dans le sud de la France. Fan de jeux vidéo, le garçon de 17 ans était parfois tancé par le futur roi, qui lui reprochait son manque d'entrain pour les études. « Regarde ton cousin, lui répétait-il. Il est studieux et apprend les langues étrangères au lieu de passer son temps sur la console de jeux et de manger des pizzas », confie un proche de la famille.
L'homme cité en modèle au prince héritier n'était autre que le prince Salmane ben Abdelaziz. De quatre ans son aîné, le petit-fils de Abdullah, le plus jeune frère du fondateur du royaume al-Saoud, brillait au contraire par ses diplômes et son ouverture d'esprit. Titulaire d'un doctorat en droit comparé à l'université de la Sorbonne, ce prince raffiné, au physique d'acteur, parlait l'arabe, l'anglais et le français. Il était l'antithèse du jeune Mohammed ben Salmane, adolescent renfermé qui a toujours vécu en Arabie Saoudite et ne maîtrisait pas très bien la langue de Shakespeare. Diplômé en droit à l'université du roi Saoud de Riyad, celui que l'on appelle par l'acronyme MBS a toujours été dans le sillage de son père, à qui il doit sa fulgurante évolution.
Or, 17 ans plus tard, MBS est l'homme le plus puissant d'Arabie Saoudite. Désigné par son père prince héritier à l'âge de 32 ans, il dirige de fait la pétromonarchie, le roi Salmane, âgé de 84 ans, étant malade. Quant à son illustre cousin, le prince Salmane ben Abdelaziz, il demeure aujourd'hui en prison. Convoqué par MBS au palais royal de Jeddah le 4 janvier 2018, il a été placé en détention en compagnie de son père Abdelaziz ben Salmane, selon des révélations du Point en octobre 2018.
Plus de deux ans après cette arrestation, alors que l'impétueux prince héritier a procédé à une nouvelle vague d'emprisonnements au sein de la famille royale, le sort du prince Salmane, aujourd'hui âgé de 40 ans, est toujours inconnu.
« Après avoir été placé dans la prison de haute sécurité d'Al-Ha'ir (au sud de Riyad), il a été transféré en compagnie de son père Abdulaziz dans une propriété, où il est détenu par une demi-douzaine de gardes, confie un proche du prince. Ils peuvent passer chacun deux coups de téléphone et recevoir une visite par semaine, mais ils n'ont pas accès à un avocat et aucune charge n'est officiellement retenue contre eux ».
Comment ce « cousin exemplaire » a-t-il pu ainsi finir dans les geôles de MBS ? À la tête de plusieurs sociétés privées de transport (avions et yachts), Salmane ben Abdelaziz passait une grande partie de son temps en Europe, notamment en France, où il a tissé son réseau. On le voit notamment poser aux côtés de Emmanuel et de Brigitte Macron en 2017, de Jacques Lang, le président de l'Institut du monde arabe, ou encore de l'ancien ministre Charles Pasqua, mort en 2015. « Le prince Salmane était très bien introduit auprès des hommes politiques français, mais il n'était pas du tout intéressé par la politique », assure le proche.
« C'est un grand gaillard au physique avantageux qui a essayé de se présenter, sans succès, comme un intermédiaire naturel entre les entreprises françaises et saoudiennes », confie cependant un diplomate occidental qui l'a connu. « Il était néanmoins présent au palais lors des visites présidentielles françaises en Arabie. Mais, n'étant pas un descendant direct de Ibn Saoud, le fondateur de l'Arabie Saoudite, il n'avait pas de poids dans le système MBS ».
À l'automne 2016, Salmane ben Abdelaziz attise la suspicion des autorités saoudiennes lorsqu'il se rend aux États-Unis, en pleine campagne présidentielle américaine, pour y rencontrer notamment Adam Schiff, sénateur démocrate de Californie. Or, à l'époque, Riyad soutient en coulisse le candidat républicain Donald Trump. Le prince Salmane est alors sommé de rentrer au pays sous vingt-quatre heures. Il refuse. « Il y a eu un malentendu avec les autorités à Riyad, confie le proche. Ils ont pensé qu'il discutait avec des membres du Congrès pour aider la démocrate Hillary Clinton, mais ce n'était pas du tout le cas. Salmane leur a parlé d'éducation et de jeunesse ».
L'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche renforce les liens déjà étroits entre les États-Unis et le royaume al-Saoud. En mai 2017, le nouveau président réserve son premier déplacement à l'étranger à l'Arabie Saoudite. À Washington, MBS est intronisé comme le nouvel homme fort de Riyad. Habitant alors à Paris, Salmane, en froid avec le prince héritier, ne se hasarde pas à rentrer au pays. « Autrefois amis, MBS était très jaloux de Salmane, car il était connu en France sans aucune position officielle alors que personne n'avait entendu parler du prince héritier avant son accession au pouvoir, affirme aujourd'hui son proche. Mais il n'a jamais critiqué qui que ce soit. Il n'appréciait juste pas que certains, en raison de mauvaises décisions politiques, écrivent des choses négatives sur l'Arabie Saoudite ».
Un matin de juillet 2017, le prince Salmane reçoit un coup de téléphone du royaume. À l'autre bout du fil, son cousin Mohammed ben Salmane. « La conversation a duré une heure dix et MBS l'a encouragé à rentrer au pays, lui rappelant qu'ils étaient cousins », explique le proche. Nous sommes plus d'un an avant l'assassinat du journaliste dissident Jamal Khashoggi. Plusieurs membres critiques de la famille royale ont déjà été attirés ainsi dans le royaume. Mais le jeune prince ne flaire pas le piège. « En réalité, MBS a joué avec lui. Son but était de ramener au pays toutes les personnes en mesure de parler à l'étranger afin de les réduire au silence. »
Tout d'abord, son retour en Arabie se passe sans encombre. Invité dans la foulée au palais royal à Jeddah, le prince pose avec MBS et son père, le roi Salmane. Le souverain honore même de sa présence le prince Salmane lors de son mariage avec l'une des filles de l'ancien roi Abdallah. « Salmane était considéré comme étant proche du clan de Abdallah, confie le diplomate. Il était très ambitieux et rêvait d'être près du trône, mais il ne représentait pas de danger pour MBS. »
Octobre 2017, MBS montre une facette plus sombre de son personnage. Il réalise une purge sans précédent contre des dizaines de princes et d'hommes d'affaires, qu'il enferme dans le luxueux hôtel du Ritz-Carlton de Riyad. Accusés de corruption, la plupart d'entre eux sont libérés après avoir accepté de « rembourser » des milliards de dollars. Parmi les princes visés, Miteb ben Abdallah, fils de l'ancien roi décédé, à la tête de la garde nationale. « Le prince héritier a emprisonné tous ceux qui au sein de la famille critiquaient son action, explique le diplomate occidental. C'était un message clair envoyé à l'ensemble de la famille. »
Trois mois plus tard, le prince Salmane est convoqué au palais royal. Il n'en sortira plus. « La garde l'a violemment frappé jusqu'à ce qu'il perde conscience. Il y avait une mare de sang autour de lui », raconte la source proche du palais. Sans nouvelles de son fils, son père Abdulaziz, ancien conseiller du roi Fahd, alerte ses connaissances à l'étranger. Il sera arrêté à son tour le lendemain.
« Il n'est ici ni question d'argent ni même de clan au sein de la famille royale, estime la source proche du palais. Il s'agit de jalousie, et d'une peur injustifiée de MBS que son cousin mène un coup d'État contre lui ».
Sans réponse satisfaisante du royaume quant au sort réservé au prince Salmane et à son père, leur avocat Elie Hatem, désigné par leur famille, a alerté la France, pays allié de l'Arabie Saoudite, où résidait le quadragénaire. « Le but était d'informer le président de la République Emmanuel Macron de l'emprisonnement du prince Salmane et de son père Abdelaziz et de lui demander d'interroger à ce sujet les autorités saoudiennes, même si nous savions que Paris ne pouvait pas faire beaucoup, étant donné qu'ils ne possèdent pas la nationalité française », explique au Point Elie Hatem. Et le président français a fini par répondre.
Dans une lettre datée du 20 avril 2018 et révélée par le site Middle East Eye, le chef de cabinet de Emmanuel Macron, François-Xavier Lauch, écrit à l'avocat du prince que Emmanuel Macron a « pris en compte » sa demande et lui annonce l'avoir transmise au ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui le « tiendra directement informé de la suite qui lui sera réservée ». C'était il y a près de deux ans. Or, le chef de la diplomatie française ne lui a jamais donné de nouvelles.
source : decryptnewsonline.over-blog.com