20/03/2020 mrmondialisation.org  13 min #170655

Crise écologique, capitalisme, racisme, féminisme : Tout est lié (Interview)

Annabelle et Jérémy sont à la tête d'un projet de reportage en Martinique pour une écologie décoloniale. Tous deux travaillent au quotidien sur les réseaux sociaux à sensibiliser aux thématiques environnementales et sociales intimement liées. Or, ils ont fait le constat suivant : ils sont ignorés et mis de côté par le mouvement écologiste. Plus largement, les personnes racisées ne sont pas au cœur des préoccupations médiatiques alors même qu'elles subissent au premier plan le changement climatique et les désastres environnementaux. L'exemple des ravages causés par l'usage du pesticide Chlordécone en Martinique par exemple en est la preuve. C'est afin de rendre visibles les luttes quotidiennes des Martiniquais contre le système capitaliste et colonialiste qui régit l'île que Annabelle et Martinique ont monté ce projet. Interview.

Annabelle et Jérémy sont aujourd'hui à la tête d'un projet de reportage en Martinique, afin de dénoncer une forme de colonialisme qui persiste au sein du mouvement écologiste. Ensemble, ils prônent une écologie dite décoloniale. Un concept qui peut interroger d'abord mais qui fait sens. La crise écologique trouve en effet de nombreux fondements dans les systèmes d'oppression capitaliste, patriarcaux et colonialistes. Ceux qui perpétuent ces systèmes aujourd'hui sont aussi ceux qui détruisent le vivant. Or,  si l'intersectionnalité du mouvement écologique tend à se renforcer sur les deux premiers types d'oppression avec l'éco-féminisme, l'écologie sociale et la récente convergence avec les gilets jaunes; le mouvement n'a pas encore tout à fait décoloniser sa pensée.

La nécessité d'avoir une pensée décolonialiste dans ces luttes a vu le jour sous le dernier essai de Françoise Vergès,  Un féminisme décolonial, au sein du mouvement féministe. Or, qu'en est-il du mouvement écologique ? Selon Annabelle et Jérémy, l'écologie n'est pas inclusive en France. Invisibilisation des personnes racisées, maintien d'un système colonialiste dans les DOM-TOM, intersectionnalité incomplète le mouvement écologique a encore du chemin à faire pour être réellement représentatif de la société. Interview.

Crédit photo :  @jeremybcn_ et @aimyt_

Si vous deviez vous présenter en quelques mots ?

  • Annabelle : Moi c'est Annabelle, j'ai 22 ans. Ca fait 4 ans que je fais des vidéos sur Youtube, que je parle de pleins pleins sujets de société, mais avec un recul humoristique. Ce sont des vidéos engagées, mais sous un ton « léger ».
  • Jérémy : Moi c'est Jérémy, j'ai 27 ans, je suis activiste écolo et depuis un an, à côté de ça, j'ai un compte Instagram où j'essaie de sensibiliser à des sujets liés à l'écologie, mais pas que ! J'ai connu Annabelle sur les réseaux sociaux.

Vous venez de rendre public votre projet de reportage "décolonisons l'écologie", dont on reparlera dans quelques minutes, en expliquant être parti du constat suivant : l'absence criante des personnes racisées dans le mouvement climat en France. Pouvez-vous m'en dire plus ?

  • Jérémy : Bien sûr ! Il y a des exemples très concrets. J'ai été deux fois invité à un endroit très connu du mouvement écolo, mais je vais pas citer de nom, où j'étais non seulement le seul invité racisé mais aussi de la salle puisque aucune personne de l'audience n'était racisée. L'intervention se prêtait à parler du fait que j'étais racisé dans le mouvement écologiste. Pour la première fois, j'ai donc enlevé ma casquette écolo et j'ai parlé en tant que personne racisée. A la fin de l'intervention on est venu me voir pour me demander pourquoi j'avais parlé de ça, que j'aurais pu ne pas le dire et cela n'aurait rien changé à mon propos, que ça n'avait rien à faire là. Des gens pourtant engagés, écolos, etc. J'ai récemment fait une story [nldr, vidéo sur Instagram] pour parler de ça, et une des personnes qui gère ce lieu m'a répondu « ouais mais c'est les personnes racisées qui viennent pas, c'est les banlieues qui viennent jamais à ce genre d'événement on sait pas comment faire pour les inviter, c'est de leur faute ».
  • Annabelle : Moi c'est très simple, ça fait 4 ans que je parle d'écologie du Youtube. Je suis la seule personne racisée qui le fait. Un tel nombre d'abonnés [nldr, 79K] pour une chaîne qui parle d'écologie et féminisme c'est énorme, pourtant j'ai l'impression que le monde entier fait comme si je n'existais pas. Je suis pas invitée aux tables rondes, je suis pas invitée aux événements, je suis pas invitée aux prises de parole, je suis invitée nulle part. J'ai vraiment ce sentiment, depuis 4 ans, que le monde fait comme si je n'existais pas. Pourtant je suis en boucle depuis 4 ans sur les questions de féminisme, écologie et de racisme. Et je suis ignorée. Or, il y a beaucoup d'autres filles sur les réseaux sociaux qui produisent un contenu similaire mais qui, elles, sont invitées à un milliard de trucs. Qui plus est, je ne suis pas invitée mais le problème c'est surtout que les 10 filles invitées ce sont 10 filles blanches. C'est à se demander si ma présence ne gênerait pas. On dirait presque que c'est volontaire que je ne sois pas là. C'est vraiment le sentiment que j'ai. C'est vraiment pas représentatif de la société. S'il n'y avait aucune fille racisée qui parle d'écologie, je me dirais que c'est normal. Mais moi je suis là ! On est 10 personnes racisées à parler d'écologie sur les réseaux sociaux, c'est pas difficile de nous trouver si on a vraiment la volonté d'aborder l'écologie de manière inclusive.

Cette invisibilisation des personnes racisées dans le mouvement écologiste, est-ce qu'elle ne constitue pas justement un frein pour toute personne racisée qui souhaiterait se lancer ?

  • Jérémy : J'ai eu beaucoup d'abonnés qui m'ont envoyé des messages en me disant « je te suis toi car tu parles de l'écologie en tant que personne racisée ». Je ne m'en rendais pas compte au début, mais c'est vrai que personne ne nous écoute ou ne vient nous chercher.

  • Annabelle : Si c'était un mouvement inclusif, ça ferait un moment qu'ils se débrouilleraient pour faire en sorte que la table soit représentative de la société. Et pour nous c'est pas facile non plus. Se dire qu'en tant que personne racisée je vais aller dans une salle remplie de personnes blanches que je vais aller me mettre au péril de ma vie là-dedans. Car on sait ce qui va nous arriver potentiellement [ nldr la militante écologique africaine, Vanessa Nakate, récemment coupée d'une photo aux côtés de militantes blanches dont Greta Thunberg] et on sait dans quelle situation on va se trouver. Donc si on vient pas nous chercher pour nous mettre à l'aise, c'est très difficile de venir de nous-mêmes.
  • Je connais des filles intéressées par l'écologie, mais qui n'en parlent pas sur les réseaux sociaux car elles sont déjà en train de lutter contre le sexisme et le racisme. L'écologie, même si c'est une urgence actuelle, le problème frappera à notre porte dans les années à venir. Alors que la fille racisée, elle galère à trouver un travail et qu'elle se fait agresser pour sa couleur de peau ou son genre au quotidien et ben, va lui dire « ouais tu peux mettre l'écologie en premier ? » Alors qu'elle galère déjà pour se faire une toute petite place dans la société. Moi j'en connais qui sont afroféministes, elles ne parlent pas d'écologie mais elles s'y intéressent énormément. Mais elles vont d'abord lutter contre le sexisme, contre le racisme, car c'est demain qu'elles ne trouveront pas de travail ou qu'elles se feront agresser dans la rue à cause de leur genre et de leur couleur de peau. L'écologie n'est pas une urgence du quotidien pour elles. Une autre raison au fait qu'elles n'en parlent pas, bien qu'elles s'y intéressent : le manque d'inclusivité du mouvement écolo en France aujourd'hui. Quand bien même elles voudraient mener un troisième combat [avec ceux féministe et anti-racisme], elles sont exclues d'office de mouvement. Moi la première. Alors, pourquoi te battre pour aller t'inclure dans un milieu où tu vas vivre déjà ce que tu vis dans le quotidien mais fois quatre ? En tant que femme noire, l'idée de lutter aux côtés d'une majorité d'hommes blancs cisgenres, ne représente pas une lutte écologique mais une mise en danger.

Cela renvoie à la notion  d'intersectionnalité, définie par l'universitaire afroféministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989. Cela fait donc déjà 30 ans or, vous l'avez dit, l'écologie en France n'est pas entièrement inclusive.

  • Jérémy : Aujourd'hui, le mouvement écolo est en train de trouver une certaine intersectionnalité dans  l'écoféminisme, l'  écologie sociale etc. Mais les mouvements décoloniaux et anti-racistes ils n'y sont pas. On ne peut pas prôner une écologie où l'humain ne doit pas prendre la priorité sur la Nature quand à l'intérieur même du mouvement des humains prévalent sur d'autres. Cette lutte interne se ressent via l'ignorance et l'invisibilisation à l'égard des personnes racisées.

Cette absence flagrante de personnes racisées dans les discours et mouvements écologistes témoigne du retard mondial en matière de convergence des luttes. Or le paradoxe et l'incohérence réside dans le fait que, bien que les personnes racisées figurent parmi les plus impactées de la crise écologique et climatique, ce n'est pas à elles que l'on donne la parole.

  • Annabelle : Les personnes les plus oppressées sont aussi les premières victimes de la crise écologique. Et je trouve ça aberrant que ça ne soit pas les premières personnes que l'on aille chercher pour s'exprimer. Plus que de ne pas donner la parole, c'est une volonté pure et dure d'invisibiliser. Prenons l'exemple d'  Autumn Peltier, activiste autochtone canadienne : ça fait des années qu'elle alerte sur l'urgence climatique, or c'est Greta Thunberg qui est reconnue et visibilisée mondialement. Alors que Greta Thunberg n'est pas représentative de la majorité des personnes impactées par la crise écologique.
  • Jérémy : On est quand même une des premières générations où la crise climatique et écologique devient un débat si médiatisé, or c'est devenu un débat public qu'à partir du moment où les classes moyennes ont commencé à se sentir aussi impactées en se disant « on pourra plus partir en vacances, on pourra plus faire ci ou ça ». Alors que ça fait des années que des personnes sont impactées par la crise écologique et climatique. Beaucoup de mesures auraient sûrement été déjà prises si ça n'avait pas commencé en touchant des personnes racisées ou qui ne vivent pas en Occident. On est pas des minorités, on est minorisés. Minorisés dans le débat public et médiatique des pays occidentaux.

Nathanaël Mergui / Mutualité française

Cette invisibilisation au sein des médias, elle concerne d'ailleurs le chlordécone, qui est l'un des points-clés de votre projet de reportage en Martinique

  • Jérémy : Ca fait 40 ans qu'on sait ! 40 ans qu'on sait que le chlordécone c'est neurotoxique ! Le contexte c'est que : en 1970, l'OMS [ndlr, Organisation Mondiale de la Santé] reconnait officiellement que le chlordécone est neurotoxique, reprotoxique et cancérogène. On est au courant depuis ce moment-là. Les Etats-Unis ont pris des mesures 2-3 ans après. En France, on a attendu 30 ans : le chlordécone a été interdit en 1990. Pendant ces trente années-là, les ouvriers et ouvrières travaillaient dans les champs de bananes, essentiellement, qui appartenaient à des entreprises békés. Les békés, ce sont les descendants des premiers colons aux Antilles qui aujourd'hui contrôlent l'économie de la Martinique ; et notamment le groupe HAYOT. Ils ont fait travaillé ces personnes sans les déclarer, sans protection (sans gants, sans masques, etc) et il les ont contraint à utiliser ce produit. Ils ont pollué toutes les terres de la Martinique, pour plusieurs siècles.  A un tel point qu' aujourd'hui 92% des Martiniquais ont du chlordécone dans le sang. Il y a des taux de cancers de la prostate et de leucémie qui explosent la moyenne nationale. L'Etat est coupable de cette situation : après interdiction du produit, le groupe HAYOT a continué d'en importer avec la complicité d'au moins un service de l'Etat puisque 1560 tonnes de chlordécone importées ont été dédouanées à leur arrivée en Martinique. Et les ouvriers et ouvrières sont démunis face à cette injustice : ils n'ont que de très petites retraites puisque leur travail n'a jamais été déclaré, sont dans l'impossibilité de se soigner, et le dépistage du chlordécone vaut 172€ non-remboursés par l'Etat. C'est vraiment une situation sociale, sanitaire et écologique qui est dramatique ; dont on parle peu, dont on ne poursuit pas les responsables à savoir l'Etat et les entreprises békés. C'est la poursuite du colonialisme en fait. On nous fait croire que c'est terminé, mais c'est absolument faux. Aujourd'hui ces entreprises contrôlent la politique et l'économie martiniquaise et guadeloupéenne. Elles sont impunies face à ces crimes, et continuent même aujourd'hui d'utiliser des pesticides interdits. Des sources nous ont affirmé que ces entreprises ont même enfouis des stocks de pesticides qu'elles ne pouvaient pas écouler dans les terres martiniquaises. C'est juste dingue ! Il y a rien qui va. Récemment, des militants sur le terrain nous ont reportés que France 3 voulait parler du chlordécone en Martinique. La chaîne a contacté le collectif des victimes du chlordécone pour recueillir des témoignages or le groupe HAYOT les a poussé, par je ne sais quel moyen de pression, à aller voir des ouvriers spécifiques plutôt que le collectif. C'est fou...

Cela explique votre choix de faire ce reportage en totale indépendance et autonomie.
[Jérémy : Exactement. Il y a un voile sur ce sujet-là. Les békés aux Antilles sont super puissants : ils contrôlent tous les médias c'est difficile d'échapper à une pression sur les rédactions, ou même à une pression politique. La Martinique n'a rien à faire avec la France si ce n'est par son histoire coloniale. Il faut assumer aujourd'hui de dire que la Martinique, la Guadeloupe bref tous les DOM-TOM sont des colonies françaises. Il n'y a pas d'autre mot. Il y en a encore pas si longtemps la Martinique devait importer de la France des produits qu'elle n'avait pas chez elle plutôt que dans les pays voisins.

En résumé, votre projet consiste à vous rendre en Martinique pendant neuf jours, de manière totalement indépendante, pour donner la parole à ceux et celles qui subissent ce système d'oppression des békés à la fois colonialiste et destructeur en terme environnemental. Mais, concrètement, quelles vont être vos actions ?

  • Annabelle : On va filmer des interviews, des témoignages et pleins d'autres actions militantes. Mais on ne pas pas tout dire ou détailler pour ne pas compromettre nos projets. Globalement, ce sera de l'activisme (action) et des interviews, témoignages.

Cela m'amène à citer une phrase de votre campagne de crowfunding : « La crise écologique trouve ses fondements dans les systèmes d'oppression capitalistes, coloniaux et racistes et que ceux qui perpétuent ces systèmes aujourd'hui sont aussi ceux qui détruisent le vivant ». Vous faites référence à un concept très important, celui d'écologie décoloniale. Comment le comprendre, et d'autant plus lorsque l'on n'est pas une personne racisée ?

  • Annabelle : Un des moyens pour soutenir ce genre de cause c'est de relayer la parole ! En tant que réalisateur de table ronde, c'est par exemple instaurer un quota de personnes racisées. Et quand il y a des projets comme le notre, les soutenir financièrement et/ou les partager sur les réseaux sociaux. C'est aussi parfois savoir renoncer, s'effacer pour laisser la place et la parole aux personnes racisées.
  • Jérémy : C'est ça ! C'est valable pour la parité aussi. Par exemple si j'interviens dans un événement où il n'y a que des hommes, c'est renoncer à intervenir tant qu'il n'y a pas une parité d'instaurée ou céder ma place à une femme. C'est la même chose pour les personnes racisées.

Vous pouvez soutenir le projet d'Annabelle et Jérémy  ici. Les fonds récoltés permettront de financer un reportage entièrement indépendant, mais également le collectif d'ouvriers et ouvrières de Martinique qui manque cruellement de fonds. Avec cet argent, ces derniers pourront bénéficier de l'aide d'avocats militants pour les défendre mais aussi avoir accès aux soins et à des dépistages de chlordécone. Participer à ce financement participatif, c'est financer la lutte contre les systèmes d'oppression capitaliste, patriarcaux et colonialistes.

 mrmondialisation.org]

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