Source : Doan Bui, pour Le Nouvel Obs, le 21/03/2020.
Ministre de la santé entre 2007 et 2010, elle a dû gérer la crise de la grippe A. On lui avait alors reproché d'avoir gaspillé l'argent public en commandant trop de vaccins et 1,7 milliard de masques. Un stock aujourd'hui réduit à peau de chagrin.
On a longtemps reproché à Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, d'avoir beaucoup trop dépensé pour freiner l'épidémie de grippe A au vu du nombre de morts. Alors que la pénurie de masques est dramatique, qu'on se retrouve à exhumer des masques périmés stockés dans les caves et datant justement de la grippe A, l'ancienne ministre de la Santé nous répond.
L'Obs. Les soignants lancent aujourd'hui un SOS pour qu'on leur distribue des masques. Les entreprises et les particuliers sont incités à venir apporter leurs stocks, même périmés. Les salariés obligés d'aller travailler au contact de public ne sont pas plus équipés... Que ressentez-vous face à tant d'impréparations ?
Ce que je ressens aujourd'hui ? De la rage. Pendant plusieurs années, on a détricoté tout ce qui avait été mis en place pour prévenir les risques, à force de restrictions budgétaires. J'ai été beaucoup attaquée pour ma gestion de la grippe A, on m'a accusée d'avoir gaspillé l'argent public, d'avoir mis en place des moyens disproportionnés. J'ai été auditionnée par la commission d'enquête en 2010, on m'a même accusée d'avoir servi les intérêts des industriels... A l'époque, cela m'a beaucoup atteinte et, pendant longtemps, j'avais un tel sentiment d'injustice que j'en faisais un véritable blocage. Cependant mes états d'âme n'ont aucune importance. Etre ministre, c'est aussi accepter cela et serrer les dents. Mais forcément, quand je vois que des soignants sont obligés d'aller au front sans protection, j'ai la rage.
Qui est responsable ?
Je suis solidaire d'Olivier Véran, le ministre de la Santé. Il fait le job comme il peut avec les moyens qu'il a trouvés. Piloter une épidémie, c'est comme conduire une Ferrari à toute berzingue sur une route verglacée. On a parié que cela ne se reproduirait pas et on a perdu. Le rideau se déchire brutalement et on voit l'état de nos gamelles. Il est piteux. C'est violent, comme prise de conscience.
Mais pourquoi une telle pénurie de masques ?
En mars 2007, Xavier Bertrand (ministre de la Santé, avant que Roselyne Bachelot ne soit nommée en mai. N.D.L.R.) avait créé l'EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires), une agence française de sécurité sanitaire, sous tutelle du ministère de la Santé. L'EPRUS achetait les masques, gérait les stocks, les reconstituait, et faisait de même avec toutes sortes de matériels et de médicaments d'urgence destinés à affronter les risques, sanitaires évidemment, mais aussi écologiques, industriels ou encore de catastrophe naturelle. On a également créé la réserve sanitaire de volontaires, après l'épidémie de chikungunya, réserve pilotée par l'EPRUS. Puis, les budgets de l'EPRUS n'ont cessé de diminuer (N.D.L.R., selon un rapport du Sénat publié en 2015 sur la gestion de l'EPRUS, le budget total était passé de 281 millions d'euros à 25 millions, c'est à dire avait été divisé par 10...). Et puis finalement, conclusion logique, en 2016, l'EPRUS a été dissoute. Elle a fusionné avec l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Inpes (éducation et prévention). Qui dit dissolution, dit moins d'autonomie budgétaire. Donc, forcément on n'a pas renouvelé les stocks de masques, ça coûtait trop cher ! Dans les arbitrages, l'Etat privilégie les besoins immédiats et ce type de crédit d'urgence sanitaire et de prévention passe à la trappe. Pourtant, il faut accepter de dépenser de l'argent pour des situations qui ne se reproduiront peut-être jamais ! Et renouveler les stocks quand ils sont périmés. Oui, des masques ont été détruits car ils étaient périmés, mais il aurait fallu les renouveler.
Comment a été gérée l'épidémie de grippe A ?
Quand cette crise épidémique est survenue, Nicolas Sarkozy était alors président et il a été décidé que la protection des Français ne devait être entravée par aucune considération budgétaire. Il m'a soutenue à 100 % et je veux lui rendre hommage. Il est d'ailleurs curieux de constater que l'on fait toujours aux politiques le procès de s'arrêter à des considérations budgétaires, et quand ils s'en extraient, on le leur reproche aussi. Allez comprendre... Il fallait que le personnel soignant, mais aussi la population soient protégés. Nous avons pu ainsi armer bien sûr les hôpitaux, mais aussi les cabinets de ville, les EHPAD, les écoles et d'autres institutions chargées de la continuité du service public. On en a distribué largement. C'est comme cela qu'on a calibré les commandes et qu'on a fait ce stock de 1 milliard de masques chirurgicaux et 700 millions de masques FPP2 (les plus filtrants N.D.L.R.).
Un milliard de masques, et 700 millions de masques FPP2 ! Cela donne le vertige. On s'est félicités du don de 1 million de masques par la Chine à la France.
Un million de masques, c'est pitié, cela ne fait même pas un jour pour les soignants ! Ah, ces masques... A l'époque, on m'avait reproché d'en avoir acheté beaucoup trop, mais je vous assure qu'en cas de pandémie, 1 milliard de masques, ce n'est pas du luxe ! Cela va très vite. Les soignants doivent changer leur masque au minimum toutes les quatre heures; il faut que les malades en aient, il faut protéger toutes les personnes qui pourraient être en contact avec des malades. Un spécialiste de la logistique des épidémies a calculé que cela peut représenter entre 10 et 20 millions de masques par jour.
Et aujourd'hui, on se retrouve à aller chercher dans ces stocks.
Quel paradoxe ! Heureusement qu'il en reste de ces masques périmés ! Certes, ils protègent moins bien. Mais selon les experts, c'est plutôt à cause des élastiques qui se détendent, et qui empêchent une bonne adhérence des masques. Mais c'est déjà bien. Si des gens ont des cartons de masques périmés, il ne faut surtout pas les jeter. Quand je pense à quel point ces fameux stocks de masques ont été un objet de moquerie...
De toute façon, aujourd'hui, ce n'est même plus un problème d'argent. Le problème, c'est comment en trouver, vu que la plus grosse partie de ces masques est fabriquée en Chine.
D'où l'intérêt d'avoir des stocks. Même si cela représente un investissement important. On parle de prime de salaires aux soignants, c'est très bien, mais il faut d'abord les équiper, nos soignants, les protéger. On n'envoie pas des soldats au front sans armes, sans protection.
Le virus H1N1, le virus H5N1, le SRAS... Qu'a-t-on finalement appris en gestion d'épidémie ?
En fait, on n'apprend jamais vraiment du passé. Chaque crise épidémique a sa propre identité, sa propre cinétique. Mais pour moi, il y a trois façons de gérer ce genre de choses. La première, c'est le libéralisme poussé à l'extrême, façon Boris Johnson. Son concept d'immunité de groupe est inacceptable : pour lui, il va y avoir des dégâts, mais c'est comme ça ! Tout le monde saute dans l'eau, et les meilleurs nageurs s'en sortent. La deuxième approche, c'est celle de la ligne Maginot, c'est l'entre-deux. On fait un peu, on construit des défenses... Sauf que la forteresse est poreuse et que l'ennemi ne prend jamais le chemin qu'on croit, c'est la spécialité des virus. Par exemple, le H5N1, la grippe aviaire de 2004, était très virulent mais peu contaminant. La grippe porcine H1N1, que j'ai connue sous mon mandat, était très contaminante mais moins virulente. Elle a déconcerté tous ceux qui pensaient que les personnes âgées seraient les principales victimes et nous avons été surpris de voir des personnes très jeunes touchées par des processus de détresse respiratoire irrémédiables qui m'ont conduite alors à renforcer les équipements en ECMO, appareils d'oxygénation extracorporelle. Avec le COVID-19, là aussi, on a d'abord pensé que les personnes âgées étaient les plus menacées. C'est vrai mais on voit beaucoup de cas graves chez les moins de 60 ans. Les virus sont imprévisibles. Donc à mon sens, en risque pandémique, il n'y a qu'une seule stratégie, la stratégie de protection maximum. On n'en fait jamais trop. Si j'avais un seul regret sur ma gestion de la grippe A, c'est celle-là. On m'a reproché d'avoir acheté trop de vaccins, j'avais commandé 94 millions de doses, soit 47 millions de vaccins pour la primo-infection et un rappel, en tablant que le fait qu'un Français sur trois ne voudrait pas se faire vacciner. Eh bien, je pense que j'aurais dû en commander encore plus ! Ces derniers jours, je me suis réveillée la nuit, en me refaisant le film des décisions que j'avais prises. Si on avait été face à une pandémie terrible, est-ce que cela aurait été assez ?
Il n'y a pour l'instant pas de vaccins pour le Covid. La France ne semble pas non plus en mesure de produire massivement des tests contrairement à la Corée du Sud. Pourquoi ?
La Corée du Sud a été, comme l'Arabie Saoudite, en prise avec une épidémie de MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en 2015 (N.D.L.R. 186 cas et 36 morts). Le MERS est une infection de type coronavirus. Ils ont donc dû développer des matériaux de détection et se sont équipés. Nous avons été épargnés par le MERS, avec seulement un cas importé et une contamination de voisinage. Ce qui explique que la Corée du Sud se soit préparée, tout comme Taiwan, qui a été très touchée par le SRAS et a appris à se prémunir contre ce type de pandémie.
Contrairement à la France, qui semble démunie face à cette guerre sanitaire.
Aujourd'hui, je ne fais plus de politique ! Mes anciens collaborateurs, qui ont vécu la grippe A, sont encore en poste. L'un est préfet de Seine-Saint-Denis, l'autre un des directeurs à la Préfecture de police, un troisième directeur général du CHU de Bordeaux. Mon conseiller grippe dirige la chaîne transfusionnelle à l'Etablissement français du sang. Autant vous dire que cette guerre sanitaire, ils sont dedans jusqu'au cou. On s'est beaucoup parlé, ces derniers jours. Eux aussi, comme moi, avaient mal vécu d'être cloués au pilori pour avoir voulu être prévoyants. Aujourd'hui, la guerre est déclarée, mais les stocks d'armes ont disparu ou pas encore à disposition, tels les traitements ou les vaccins. J'espère de tout cœur que malgré tout, on s'en sortira.