24/03/2020 cairn.info  9min #170930

L'industrie pharmaceutique

 1Surconsommation de médicaments dans les pays riches, pénurie de médicaments dans les pays pauvres : deux situations problématiques dont on impute pour partie la responsabilité à l'industrie pharmaceutique. Si les pouvoirs publics ont déclaré vouloir réagir à cette situation, ils doivent faire face à un dilemme. « Dans une stratégie de long terme, la politique de la santé et la politique industrielle doivent concilier des objectifs antagonistes à court terme :

  • permettre l'accès de l'ensemble de la population à des soins de qualité à un coût acceptable,
  • favoriser le développement d'une industrie fortement innovatrice, pourvoyeuse d'emplois qualifiés et exportatrice » [Sessi, 2002].

Un droit des brevets très développé et très contraignant a favorisé l'innovation : il permet aux compagnies de jouir de situations de monopole, donc de faire d'importants profits à la suite de la découverte d'une nouvelle molécule. Revers de la médaille : les compagnies peuvent imposer des prix élevés sans avoir à craindre la concurrence ; elles rendent ainsi inaccessible l'accès aux soins pour les pays les plus pauvres et grèvent les comptes des organismes d'assurance maladie dans les pays riches. Mais vouloir casser cette situation de monopole risque de freiner l'innovation. Comment concilier incitation à l'innovation et diffusion des innovations ? L'industrie pharmaceutique s'est constamment opposée à toute évolution de la législation qui pourrait lui être défavorable. Du fait de son poids économique colossal, elle a réussi à influencer nombre de décisions publiques.

 2Une industrie prospère

 3Le secteur de l'industrie pharmaceutique, s'il est certes légèrement touché par la crise actuelle, n'en reste pas moins un secteur très prospère au poids économique important. En 2007, l'industrie pharmaceutique française a réalisé un chiffre d'affaires de 45 milliards d'euros. Et compte tenu de l'augmentation continue de la demande de soins, l'avenir semble assuré. Selon une étude de PricewaterhouseCoopers [2007], le marché mondial du médicament devrait tripler en valeur entre 2007 et 2020, pour atteindre 1 300 milliards de dollars en 2020.

 4L'industrie pharmaceutique est de loin l'industrie la plus profitable : les marges brutes y tournent autour de 70 % [Pignarre, 2004], là où les autres industriels se réjouissent quand ils atteignent 15 %. Le remplacement des médicaments par de nouveaux produits plus chers, le vieillissement de la population et le développement des marchés émergents contribuent à la croissance du secteur. En outre, les Français figurent parmi les plus gros consommateurs de médicaments au monde ; l'industrie bénéficie donc d'un large marché national solvable grâce à l'assurance maladie obligatoire.

 5 qui doit néanmoins faire face à de nouvelles contraintes

 6Les coûts de production d'un nouveau médicament ne cessent de s'accroître. Officiellement, le coût moyen de production d'un médicament avoisine aujourd'hui un milliard de dollar. Ce chiffre est néanmoins largement surestimé (il est fourni par les industries pharmaceutiques elles-mêmes pour justifier des prix élevés), notamment parce qu'il inclut les frais de promotion qui ne peuvent raisonnablement être considérés comme des frais de recherche et développement (R&D).

 7Les coûts de R&D restent néanmoins importants, alors que les coûts de fabrication sont eux extrêmement bas. La dynamique du secteur est donc particulièrement liée à la dynamique des innovations de produits. C'est pourquoi l'effort de l'industrie pharmaceutique porte naturellement sur la R&D et la protection juridique des innovations. Malgré cela, les nouveaux médicaments ont une efficacité plus faible que par le passé. L'industrie pharmaceutique produit de moins en moins de nouveaux médicaments et a de plus en plus de mal à mettre au point des blockbusters.

 8De plus, les normes d'homologation publique des nouveaux médicaments se sont renforcées à la suite du constat de la dangerosité ou de l'inutilité de certains nouveaux médicaments qui avaient été autorisés à être mis sur le marché, renchérissant ainsi les coûts de production des laboratoires.

 9Enfin, l'industrie doit faire face à la montée des génériques, car les grands médicaments qui assuraient une bonne partie de ses revenus tombent progressivement dans le domaine public.

 10Un lobby surpuissant

 11L'industrie pharmaceutique est réputée entretenir des liens particulièrement étroits avec le pouvoir politique et les autres acteurs du secteur médical. Sa puissance financière lui permet d'exercer un lobbying intensif à même d'orienter les décisions publiques à son avantage. Elle oriente aussi largement les comportements de prescription des médecins via son marketing.

 12L'influence politique

 13En France, comme à l'étranger, l'industrie pharmaceutique dépend de l'intervention publique (réglementations sanitaires, fixation des prix, remboursement des médicaments). L'industrie pharmaceutique exerce ainsi une pression importante pour influencer cette intervention publique. Le Center for public integrity a publié en juillet 2008 un rapport sur les dépenses record de l'industrie pharmaceutique en matière de lobbying institutionnel : elles atteignent 189 millions de dollars en 2007 aux États-Unis. L'industrie est le plus important lobby de Washington. Ce lobbying est destiné à influencer la législation : pressions pour ne pas restreindre le droit à la publicité sur les médicaments, les avantages fiscaux importants dont elle bénéficie, la protection des brevets

 14L'industrie pharmaceutique soutient l'extension de la Sécurité sociale (aux États-Unis, elle soutient Medicare et Medicaid), car cela signifie pour elle plus de consommateurs solvables, et exerce sa pression directement sur les mécanismes de fixation des prix des médicaments. Le syndicat Pharmaceutical research and manufacturers association qui défend les intérêts du secteur pharmaceutique aux États-Unis emploie 297 lobbyistes professionnels, soit un pour deux membres du congrès [Pignarre, 2004].

 15Cette débauche de moyens a permis à l'industrie de faire pencher les pouvoirs publics en sa faveur dans l'arbitrage entre protection et innovation. Si la mise en place des génériques a été âprement combattue, notamment en France, les brevets restent très bien protégés dans le monde. Cette protection a été particulièrement critiquée dans le cadre de l'accès aux médicaments des pays du tiers monde. En 1997, le gouvernement sud-africain a adopté une loi autorisant la production locale et l'importation de génériques à bas prix qui copient des médicaments encore protégés par un brevet. 39 des plus grands laboratoires pharmaceutiques ont alors poursuivi l'Afrique du Sud pour violation des accords internationaux. S'ils ont finalement renoncé devant la pression médiatique, les groupes pharmaceutiques ont obtenu en échange un renforcement du droit international sur les brevets.

 16L'influence sur les médecins

 17L'industrie pharmaceutique occupe une place centrale dans le dispositif d'information des médecins. Elle y consacre en France 3 milliards d'euros, dont les trois quarts sous la forme de la visite médicale [IGAS, 2007]. Certes, cette information permet de diffuser de meilleures pratiques dans le corps médical. Mais l'information fournie est biaisée (survalorisation des nouveaux produits, dévalorisation des produits anciens, notamment ceux pour lesquels il existe un générique). De nombreuses études ont comparé les comportements de prescription des médecins ayant rencontré ou non un « visiteur médical », ayant été invité ou non par les laboratoires pharmaceutiques à des congrès de formation : leurs comportements de prescription sont, en moyenne, très différents. Or, cette influence sur les prescriptions des médecins pèse sur les déficits des organismes de Sécurité sociale.

 18Des défis à relever

 19« Au cours des 20 dernières années, la part des pays en voie de développement dans la consommation mondiale de médicaments a chuté, passant de 25 % à 20 %. Autrement dit, 75 % de la population mondiale consomme, en valeur, 20 % des médicaments vendus dans le monde » explique Jonathan Quick, responsable de la division des médicaments essentiels à l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Développer les génériques dans les pays du tiers monde et plus largement l'accès de tous aux médicaments suppose de réformer le droit international de la propriété intellectuelle. Approuvé en 1995 lors de la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce est au cœur des débats sur l'accès aux médicaments essentiels. De telles évolutions risquent de nuire à l'innovation. Comment concilier meilleur accès de tous aux médicaments et innovation ? Les médicaments tombés dans le domaine public, par exemple, souffrent d'un grave problème : les entreprises pharmaceutiques ne les étudient plus, car tout le monde aurait le droit de faire valoir les résultats obtenus. Faut-il dans ce cas développer la recherche publique ? Et comment la financer alors ? Autant de questions qui sont encore pour l'heure sans réponses

 20Deux derniers défis se posent au régulateur. Tout d'abord, un grand nombre de médicaments sont mis sur le marché à des prix bien supérieurs à ceux qu'ils remplacent, pour une différence d'efficacité thérapeutique quasi-nulle. Nombre de médicaments ont ainsi été retirés du marché après quelques années d'exploitation, pour cause de service médical rendu trop faible. Les régulateurs publics ont considérablement accru leurs contrôles sur les tests cliniques présentés par les laboratoires pharmaceutiques, mais ils restent insuffisants.

 21Enfin, l'industrie doit combler l'écart entre les besoins de santé et les ressources en médicaments. Trop de maladies sont aujourd'hui encore sans traitement, en partie parce que l'industrie pharmaceutique ne s'intéresse qu'aux maladies « rentables ». Une étude récente de l'OMS révèle par exemple que sur 1 233 médicaments de synthèse mis sur le marché entre 1975 et 1997, 11 seulement sont destinés à lutter contre les « maladies tropicales », maladies qu'on contracte surtout dans des pays pauvres.

Bibliographie

  • IGAS (2007), « L'information des médecins généralistes sur les médicaments », septembre.
  • Pignarre P. (2004), Le grand secret de l'industrie pharmaceutique, La Découverte, Paris.
  • PricewaterhouseCoopers (2007), « Pharma 2020 : the vision - which path will you take ? ».
  • Sessi (2002), « La santé de l'industrie pharmaceutique française », Les quatre pages de statistiques industrielles, n°157.

Auteur

Marion Navarro

(RCE)

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