24/03/2020 partage-le.com  10 min #170934

« Nous devrions faire sauter les ponts » - le coro­na­vi­rus déchaîne une guerre de classes dans les Hamp­tons

Note du Traduc­teur : Le texte suivant est une traduc­tion d'un article écrit par la jour­na­liste Maureen Calla­han, initia­le­ment publié, en anglais,  sur le site du New York Post, le 19 mars 2020. Je l'ai traduit parce qu'il permet de consta­ter l'igno­mi­nie du capi­ta­lisme et de ses classes domi­nantes en temps de crise. Des choses simi­laires se produisent en France, bien évidem­ment.

« Nous devrions faire sauter les ponts » - le coro­na­vi­rus déchaîne une guerre de classes dans les Hamp­tons

La guerre des classes est décla­rée dans les Hamp­tons.

Les habi­tants à l'an­née, en grande partie des employés qui nettoient et aménagent le paysage pour les congés d'été des super-riches - qui supportent donc toutes sortes d'ava­nies et de compor­te­ments abjectes en échange d'un salaire - ne se taisent plus.

« Il n'y a plus un seul légume en ville », affirme un habi­tant de Springs, un quar­tier de travailleurs d'East Hamp­ton. « À cause de ces indi­vi­dus élitistes qui pensent qu'ils n'ont pas à suivre les règles. »

Et la pénu­rie alimen­taire qui sévit ici n'est pas le seul problème. Tous les aspects de la vie, et surtout les soins médi­caux, sont mis à rude épreuve par l'af­flux soudain de riches Manhat­ta­nites paniqués fuyant New-York, appor­tant avec eux leur mépris et leur indif­fé­rence pour les petites gens - et dans certains cas, appor­tant sciem­ment le coro­na­vi­rus.

Le résident de Springs ajoute que son amie, une infir­mière locale, lui a confié qu'une riche femme de Manhat­tan testée posi­tive au coro­na­vi­rus a appelé le petit hôpi­tal de Southamp­ton pour dire qu'elle était en route et qu'elle avait besoin d'un trai­te­ment.

On lui a alors répondu de rester à Manhat­tan.

Au lieu de quoi, elle aurait pris les trans­ports en commun, ne parlant à personne son état de santé. Puis se serait présen­tée à l'hô­pi­tal de Southamp­ton, exigeant d'être admise.

« Une autre personne a pris un jet privé pour venir ici à East Hamp­ton sans préve­nir personne jusqu'à l'at­ter­ris­sage », explique l'ha­bi­tant. « C'est ça le pire. Le virus est déjà là, et nous n'avons pas de ressources médi­cales. »

« Nous sommes tout au bout de Long Island, à la pointe, et des vagues de gens apportent cette m*rde », déclare James Katsi­pis, un résident de longue date de Montau­ker. « Nous devrions faire sauter les ponts. Pour ne pas les lais­ser venir. »

Tout cela a commencé il y a une semaine. D'abord, il y a eu des publi­ca­tions sur les réseaux sociaux de riches exhi­bant leur flotte de 4×4 - parfois trois par famille - remplis d'ali­ments frais et en conserve ache­tés en ville, annonçant qu'ils se diri­geaient vers leurs rési­dences secon­daires dans l'Est, où ils se sont empres­sés de vider tous les rayons des super­mar­chés.

Un rayon de super­mar­ché vide à Montauk.

Puis ils se sont attaqués à P.C. Richard & Son [La plus grande chaîne de maga­sins d'élec­tro­mé­na­ger et d'ap­pa­reils élec­tro-infor­ma­tiques des USA, NdT] à Southamp­ton pour comman­der d'ur­gence des congé­la­teurs supplé­men­taires afin de stocker toute cette nour­ri­ture - 700 commandes rien que le week-end dernier. Lorsqu'on a demandé à une cliente quelle taille de congé­la­teur elle voulait, elle a répondu : « Je m'en fiche. Il faut juste qu'il soit assez grand pour que je puisse m'y cacher ».

Cela n'avait aucun sens, mais, ici, en ce moment, rien n'a de sens.

Voici quelque chose qui n'est jamais mentionné ou vu dans les repor­tages sur les Hamp­tons, que ce soit au jour­nal télé­visé, dans les colonnes de ragots des jour­naux ou dans les redif­fu­sions de 'Sex and the City' : en réalité, des gens pauvres vivent là-bas à l'an­née. On y trouve trois mini-villes de mobile-homes (dont une, bien entendu, qui tend à se tour­ner vers le luxe). On y trouve des banques alimen­taires pour les néces­si­teux, dont des écoliers.

Habi­tuel­le­ment, les nantis et les dépos­sé­dés ne se retrouvent qu'en été, et chacun joue son rôle. Mais en ce moment, les choses changent.

« Une grande majo­rité [des riches] sont vrai­ment irres­pec­tueux et, à mon avis, ne méritent pas de profi­ter de Montauk », déclare le pêcheur local Chris Albronda, 33 ans. Chris n'a pas été étonné par la femme infec­tée venue déli­bé­ré­ment ici, même après qu'on lui ait dit de ne pas le faire.

« Ce petit geste reflète bien ce à quoi nous avons affaire l'été », explique-t-il. « Égoïste. Irres­pec­tueux. Parfai­te­ment abject. »

« J'ai été témoin d'actes d'égoïsme stupé­fiants », déclare Jason LaGa­renne, 42 ans, Hamp­to­nite de l'Est de longue date. « J'ai vu un type sortir [d'une épice­rie] avec un caddie rempli de carottes. Juste des carottes. Et avec un autre caddie rempli de bouteilles d'eau et de liquide vais­selle anti
­bien orange. Si vous êtes un con d'ha­bi­tude, je suppose que votre conne­rie est démul­ti­pliée par les temps qui courent. »

D'au­tant plus si vous êtes cupide et égocen­trique. Les locaux sont stupé­faits de consta­ter que les riches n'ont pas vrai­ment pris conscience de leur exis­tence, qu'il ne leur est pas venu à l'es­prit qu'a­vec les ressources illi­mi­tées dont ils disposent, ils n'au­ront jamais faim, même en cas de pandé­mie.

« Nous sommes allés à l'IGA d'Ama­gan­sett hier [un super­mar­ché] », explique Romaine Gordon, un agent immo­bi­lier local. « Il devait rester deux pizzas surge­lées. Je n'ai jamais rien vu de tel. »

Durant la basse saison, d'oc­tobre à juin, peu de gens vivent là. Pendant cette période, les épiciers locaux ne stockent que des denrées alimen­taires et des four­ni­tures pour une popu­la­tion très réduite, ils s'adaptent à cette demande. On n'y trouve pas de FreshDi­rect, pas de Whole Foods [Biocoop mais version US], pas de nour­ri­ture en livrai­son à domi­cile.

La plupart des personnes qui travaillent et vivent ici à l'an­née n'ont pas la possi­bi­lité de dépen­ser, ainsi que l'a rapporté le New York Post, 8 000 dollars d'un coup à l'épi­ce­rie gastro­no­mique Cita­rella, ou d'im­por­ter des centaines de kilos de viande comme vient de le faire un hôtel du coin, puis de cacher leurs stocks dans des congé­la­teurs d'ap­point flam­bant neufs qu'ils viennent d'ache­ter.

Ici, c'est plutôt le genre d'en­droit où un riche proprié­taire loue sa maison durant l'été et ordonne à son person­nel, à la fin de la saison, de jeter toute la nour­ri­ture et les bois­sons restantes dans ses trois réfri­gé­ra­teurs, peu importe qu'elles soient encore consom­mables, encore scel­lées et non ouvertes - c'est une histoire vraie.

« C'est horrible », affirme Gordon. « Pensez à toutes les personnes âgées qui doivent attendre leurs chèques de sécu­rité sociale ou leurs bons alimen­taires pour aller faire des courses. Lorsqu'ils le reçoivent, il n'y a plus rien à ache­ter. Ici, tout le monde ne peut pas se permettre d'uti­li­ser sa carte bleue n'im­porte comment. J'ai vu des personnes âgées au King Kullen [super­mar­ché local] choquées par leurs paniers vides. Ces pauvres gens - ils risquent litté­ra­le­ment leur vie pour aller à l'épi­ce­rie, et vous, vous rentrez chez vous avec quoi ? C'est vrai­ment rageant. »

Des demeures de super-riches, dans les Hamp­tons.

Et après avoir acheté toute la nour­ri­ture dispo­nible, ces riches paniqués ne se sont pas réfu­giés chez eux. Ils sont sortis faire la fête.

« Le plus gros problème - ce qui m'agace plus que tout - c'est qu'ils pensent que parce qu'ils sont ici, ils sont en sécu­rité », explique Katsi­pis. « Certaines de ces personnes sont malades, mais elles vont dans les bars et font comme si elles étaient en vacances. Que croient-ils ces gens de la ville, que nous vivons ici dans une bulle imagi­naire et magique ? »

Depuis le week-end dernier, SoulCycle et Flyw­heel font salle comble, tout comme les bars, les restau­rants, les maga­sins de vête­ments et les cafés. Dès lundi, « il y avait la queue à la porte du [restau­rant d'East Hamp­ton] Mary's, et devant Star­bucks », explique le résident de Springs. « Puisque vous faites tout un foin du fait que vous quit­tez la ville et stockez de la nour­ri­ture, pourquoi ne pas rester dans votre manoir d'un million de dollars en bord de mer ? N'al­lez pas au Star­bucks ! Je suis sûr que vous avez une cafe­tière chez vous. »

Le week-end dernier, explique Albronda, « il y avait deux ou trois restau­rants telle­ment pleins que la police a dû venir pour faire sortir des gens. Personne ne prend cela au sérieux. Ils sont juste égoïstes. Si cette mala­die se répand ici, ce sera à cause d'eux. »

Une partie de ces fuyards ne possède pas de maison ici. « Nous avons commencé tôt », explique Dawn Neway, un agent immo­bi­lier d'East Hamp­ton, qui travaille avec sa sœur Diana. « Nous avons beau­coup de clients haut de gamme, et nous avons remarqué que lorsque les écoles privées fermaient, avant la panique, ils ne cher­chaient à voya­ger. Ils annu­laient leurs séjours à Aspen pour les vacances de prin­temps. Nous avons eu un appel d'un client qui nous a dit que son budget était entre 400 000 et 1 million de dollars, pour toute l'an­née, à partir de main­te­nant. Je n'ai jamais rien vu de tel. »

Gordon a vécu une expé­rience simi­laire. Son volume d'ap­pels a signi­fi­ca­ti­ve­ment augmenté le week-end dernier. « C'était une véri­table fréné­sie, sans arrêt, du vendredi au samedi et au dimanche, de tôt le matin à tard le soir », explique-t-elle, préci­sant que chaque appel s'est à peu près déroulé comme suit :

« Vous avez quelque chose à faire dans les prochaines heures ? »

« Ce soir ? »

« Demain ? »

« Nous ne nous soucions pas de l'en­droit précis. Et peu importe le prix. »

Et vu que c'est encore la basse saison, « ce n'est pas comme si ces maisons étaient prêtes à être habi­tées immé­dia­te­ment », explique Gordon. « Mais je connais des gens qui ont eu droit à une guerre d'en­chères de 300 000 $ [pour leur maison], de main­te­nant jusqu'à la fin de l'été. »

Katsi­pis a des amis qui s'oc­cupent de ces maisons pendant les mois d'hi­ver, et les soudaines demandes des loca­taires les ont éton­nés.

« Le plus étrange », explique Katsi­pis, « c'est qu'ils veulent tous que leur piscine soit chauf­fée. Il faisait -2°C l'autre nuit, et ils veulent qu'elles soient chauf­fées à 31°C. »

Traduc­tion : Même si les bars et les restau­rants ont fermé, ces gens sont là pour faire la fête.

Et peu importe que, lorsqu'ils tombe­ront malades, ils ne trou­ve­ront nulle part où aller.

« C'est ma grande peur », affirme Albronda. « Tout le monde était dehors en groupe. Comme si l'été commençait plus tôt cette année. Nous allons voir la mala­die se propa­ger, et notre hôpi­tal n'est pas aussi préparé à y faire face qu'un grand hôpi­tal de ville. »

L'hô­pi­tal de Southamp­ton, qui dessert East Hamp­ton, Brid­ge­hamp­ton, Sag Harbor, Noyack, Amagan­sett, Hamp­ton Bays, Montauk et bien sûr Southamp­ton, dispose de 125 lits. Seuls huit d'entre eux sont en unité de soins inten­sifs. Bien qu'une porte-parole ait déclaré au New York Post que l'hô­pi­tal en prépa­rait davan­tage, les habi­tants ne sont pas confiants.

« Combien de venti­la­teurs pensez-vous qu'ils ont là-dedans ? » demande Katsi­pis. « Dix ? Vingt ? La ville a beau­coup plus d'hô­pi­taux et, ce n'est pas pour rien, de meilleurs soins en géné­ral. Southamp­ton n'est tout simple­ment pas équi­pée pour une pandé­mie. »

« Cet hôpi­tal est tout petit », explique le résident de Springs, qui y a été longue­ment soigné l'an­née dernière, et qui rapporte qu'il n'y a que quatre salles de quaran­taine. « Ils nous soignaient déjà dans le couloir des urgences en été. Nous n'avons pas de ressources médi­cales ici. »

Le problème est aggravé par le manque d'am­bu­lances. Chaque caserne n'en compte que deux ou trois, et les pompiers et les ambu­lan­ciers ne sont pas sur place - lorsqu'un appel arrive, ils sont aler­tés à la maison, et doivent se rendre à la caserne puis aux urgences. Et tous les pompiers de l'East End sont des pompiers volon­taires.

« Nous sommes dans un état d'ur­gence désor­mais », déclare une porte-parole d'un service de pompiers de l'East End.

Cela étant, tous les habi­tants s'étant confiés au Post ont tenu à souli­gner que leurs commu­nau­tés dispo­saient toutes d'une chose que les riches n'ont pas : l'en­traide ; on s'y soucie véri­ta­ble­ment les uns des autres.

« Je vois des barmans et des serveuses - des personnes sans emploi - qui se portent volon­taires pour nour­rir les personnes âgées », explique LaGa­renne. « Nous ne voyons pas vrai­ment cela chez ces personnes qui accu­mulent des provi­sions. Mais je suppose que c'est assez logique. »

Maureen Calla­han

Traduc­tion : Nico­las Casaux

 partage-le.com

 Commenter