03/04/2020 tlaxcala-int.org  6 min #171595

Le virus, c'est nous

 Eliane Brum

L'effet de la pandémie est l'effet concentré et aigu de ce que la crise climatique produit à un rythme beaucoup plus lent. Les scientifiques, et les adolescents, appellent à des changements urgents dans notre façon de vivre

Eva Vázquez

Au commencement était le virus. Coronavirus. En moins de deux mois après la première mort, il a traversé le monde à bord de nos corps volant en avion. Il est devenu omniprésent sur la planète, mais aussi invisible que certains dieux aux yeux des humains. Une partie de la population mondiale s'est enfermée chez elle, les écoles et les commerces ont fermé leurs portes, les ardents défenseurs de l'assurance maladie partagent les campagnes visant à renforcer la santé publique, les terreplatistes exigent des réponses de la science, on a vu les néolibéraux s'écrier : « Où est l'État ? Où est l'État ? ». Aux fenêtres de Facebook, Twitter, WhatsApp et Instagram, les gens décrètent : le monde ne sera plus jamais le même.

Il ne le sera pas. Mais peut-être qu'il restera à peu près le même. Outre notre survie, ce qui est en cause actuellement, c'est le monde dans lequel nous vivrons et les humains que nous serons après la pandémie. Ces réponses dépendront de la façon dont nous vivrons avec la pandémie. L'après - l'après-guerre mondiale de notre époque - dépendra de la façon dont nous choisirons de vivre la guerre. Il n'est pas vrai qu'en temps de guerre, on ne peut pas choisir. La vérité est qu'en temps de guerre, le choix est beaucoup plus difficile et les pertes qui en résultent sont beaucoup plus importantes qu'en temps normal. En temps de guerre, nous avons deux voies personnelles qui déterminent le collectif : être meilleur que nous sommes ou être pire que nous sommes. C'est la guerre permanente que chacun de nous mène aujourd'hui derrière ses portes.

Si nous utilisons le mot guerre, nous devons observer attentivement l'ennemi. Est-ce le virus, cette créature qui ne fait que suivre l'impératif de se reproduire ? Je ne pense pas. Le virus n'a pas de conscience, pas de morale, pas de choix. Nous devrons le vaincre dans notre corps, le neutraliser pour relancer ce que nous appelons l'autre monde à venir. Cependant, tout indique que d'autres pandémies, d'autres mutations, vont se produire. La façon dont nous vivons sur cette planète a fait de nous des victimes de pandémies. L'ennemi, c'est nous. Pas exactement nous, mais le capitalisme, qui nous soumet à un mode de vie mortifère. Et, s'il nous soumet, c'est parce que, avec plus ou moins de résistance, nous l'acceptons. Nous devons changer notre façon de vivre. Notre société doit devenir autre.

L'impasse que nous impose la pandémie n'est pas nouvelle. C'est la même impasse que celle dans laquelle l'urgence climatique nous a mis il y a des années, des décennies. Les scientifiques - et plus récemment les adolescents - répètent et crient que notre mode de vie doit être changé de toute urgence, sinon nous serons condamnés à voir une partie de la population disparaître. Et ceux qui survivront seront condamnés à une existence bien pire sur une planète hostile. Toutes les informations scientifiques indiquent qu'il faut arrêter de dévorer la planète, qu'il faut changer radicalement les modes de consommation, que l'idée d'une croissance infinie est une impossibilité logique dans un monde fini. C'est un fait établi : les humains sont devenus une force de destruction.

L'effet de la pandémie est l'effet concentré et aigu de ce que la crise climatique produit à un rythme beaucoup plus lent. C'est comme si le virus nous faisait une démonstration de ce que nous allons bientôt vivre. Selon les niveaux de surchauffe mondiale, nous atteindrons un stade où il n'y aura plus de retour en arrière, pas de vaccin, pas d'antidote. La planète sera différente.

La crise climatique étant plus lente, il a toujours été possible de faire semblant qu'elle n'existait pas, atteignant le paroxysme consistant à élire des négateurs comme Jair Bolsonaro, Donald Trump et toute la bande connue de destructeurs du monde. Le virus ne permet pas de faire semblant. Toute l'illusion que le monde est contrôlé par les humains s'est dissoute en un temps record. Et l'humanité a enfin découvert qu'il existe un monde au-delà d'elle-même, peuplé d'autres êtres qui peuvent même anéantir notre espèce. D'autres qu'on ne peut même pas voir. Dans notre rage d'être une espèce dominante, nous éteignons de nombreuses formes de vie. Et puis vient le virus, qui ne veut pas nous donner de message, mais qui ne fait que s'occuper de ses propres affaires, et qui nous montre : vous, les humains, n'êtes pas seuls sur cette planète, et vous n'avez pas le contrôle que vous pensez avoir.

Cependant, les dés ne sont pas jetés. Ce n'est pas seulement l'avenir qui est en cause, mais aussi le présent. Isolés à la maison, les gens commencent à faire ce qu'ils ne faisaient pas avant : se voir, se reconnaître, prendre soin d'eux. C'est justement maintenant, alors que c'est devenu beaucoup plus difficile, qu'il semble être plus facile d'atteindre l'autre. Celui qui a créé le concept d' « isolement social » était à côté de la plaque. Ce que nous devons faire - et qu'une partie de la population mondiale fait déjà - c'est « l'isolement physique », comme l'a souligné le sociologue Ben Carrington sur Twitter. Ce qui se passe aujourd'hui est l'exact opposé de l'isolement social. Cela fait longtemps que les gens du monde entier ne se sont pas autant socialisés, comme le montrent les applaudissements aux personnels de la santé depuis les fenêtres de différentes villes du monde, la musique, la poésie, et aussi les concerts de casseroles que les Brésiliens organisent pour crier « dehors ! » au président qui a mis sa population en danger. Enfin, les humains ont découvert qu'ils peuvent utiliser leur téléphone portable pour apprendre à se connaître, au lieu de s'isoler sur leur appareil aux tables des bars et des restaurants.

Je crois que la beauté qui reste dans le monde est précisément que les dés ne seront pas jetés tant que nous serons en vie. Le virus, qui nous a tous tétanisés, quel que soit le pôle politique auquel nous appartenons, est là pour nous le rappeler. La beauté de la chose est qu'un virus a soudainement redonné aux humains la capacité d'imaginer un avenir dans lequel ils désireraient vivre. Si la pandémie passe et que nous sommes toujours en vie, nous pourrons, en recomposant les sciences humaines, créer une société capable de comprendre que le dogme de la croissance nous a amenés à ce moment, que tout avenir passe par l'arrêt de l'épuisement de ce que nous appelons les ressources naturelles, et que les indigènes appellent mère, père, frère.

L'avenir est contesté. Dans le futur, tôt ou tard, nous saurons si la minorité dominante de l'humanité continuera à être le virus atroce et suicidaire, capable d'exterminer sa propre espèce en détruisant la planète-corps qui l'héberge. Ou si nous allons arrêter cette force destructrice en nous réinventant en tant que société capable de partager la planète avec d'autres espèces. Le bon sens nous permettra de savoir si ce que nous vivons est la genèse ou l'apocalypse. Ou simplement la réédition de notre invincible capacité à nous adapter au pire, en adhérant aux discours salvateurs qui nous ont si souvent asservis.

La pandémie de Covid-19 a révélé que nous sommes capables d'opérer des changements radicaux en un temps record. Le rapprochement social avec isolement physique peut nous apprendre que nous dépendons les uns des autres. Nous devons donc nous unir autour d'un commun mondial qui protège le seul foyer que nous ayons tous. Le virus, qui habite également cette planète, nous a rappelé une chose que nous avions oubliée : les autres existent. On les appelle parfois coronavirus.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  brasil.elpais.com
Publication date of original article: 25/03/2020

 tlaxcala-int.org

 Commenter