07/04/2020 cadtm.org  13 min #171886

Fausses solutions face à la bulle des loyers : le grand tabou en Europe.

Logements dans le quartier d'Hortaleza, Madrid. David F. Sabadell

L'activité économique étant en grande partie paralysée par l'épidémie du Covid-19, de nombreuses personnes vont se retrouver dans des situations difficiles pour payer leur loyer ou prêt hypothécaire. La question du logement devient une fois de plus un point où convergent les tensions sociales et les contradictions du système dans lequel nous vivons. Plusieurs pays ont proposé un moratoire généralisé sur les dettes privées pour toutes les personnes qui ont été touchées par la paralysie économique due au coronavirus. Dans le cas de l'État espagnol, un moratoire sur le paiement des loyers a été annoncé la semaine passée, ce qui en fait le premier pays européen à présenter des mesures qui aillent au-delà des prêts hypothécaires. La manière dont le gouvernement espagnol a présenté ce décret est le résultat de semaines de négociations entre différentes factions de ce gouvernement, ainsi que de la pression et du mécontentement émanant des mouvements sociaux. L'idée centrale de ces mesures était l'importance de donner de la sécurité aux locataires ainsi qu'aux petits propriétaires. La vice-présidence chargée des affaires sociales (instance dirigée par Pablo Iglesias) a exprimé sa satisfaction d'avoir pu donner au texte un teint plus « social » que celui initialement prévu. Quelles sont les clés et les limites des mesures annoncées ?

Comme déclaré lors de la conférence de presse du mardi 31 mars, le décret garantit aux personnes dont la situation économique s'est détériorée à cause de la crise du Covid-19, qu'elles ne pourront pas être expulsées (sans qu'il y ait un logement de remplacement) pour une période allant jusqu'à six mois après la fin de l'état d'alerte. Les locataires en situation de vulnérabilité peuvent demander des microcrédits à l'État (à un taux d'intérêt de 0%) afin de continuer à payer leur loyer. En ce qui concerne les grands propriétaires (plus de 8 logements), ils devront renégocier avec les locataires de leurs logements leur dette liée aux loyers afin que ces derniers puissent la rembourser au cours des trois prochaines années. Le cas échéant, la moitié de la dette sera annulée. Ce sont des mesures qui ne tiennent pas compte du gonflement des prix du marché locatif actuel. Par exemple, si un fonds vautour, propriétaire d'un nombre important de logements, a opéré une augmentation de loyer de 300% ces dernières années, une réduction de 50% maintiendrait un prix qui serait sûrement encore excessif.  Comme l'explique Yago Álvarez, ce sont des fausses solutions par rapport à la réalité de la plupart de foyers.

Bien que ces mesures soient loin de ce que l'on pourrait attendre d'un gouvernement progressiste, le décret du gouvernement espagnol concernant le marché locatif est une exception par rapport aux pays environnants. Regardons ces autres pays : en Italie, la suspension des paiements d'intérêts sur les prêts hypothécaires a été envisagée et on a assoupli le paiement des loyers des locaux commerciaux. Par ailleurs,  depuis le 28 mars cette suspension concerne tous les prêts hypothécaires, et elle pourra être prolongée, selon les cas, jusqu'à 18 mois.  En Allemagne, il a été annoncé que pendant la durée du confinement les locataires ne seront pas expulsé·es et que les baux ne peuvent être résiliés, les loyers ne pourront pas augmenter non plus. En revanche, à ce jour, aucune mesure n'a été annoncée en ce qui concerne la nécessité d'un moratoire ou d'une annulation.  En France, le gouvernement a approuvé un moratoire pour les loyers de locaux commerciaux aux travailleurs indépendants et aux petits entrepreneurs, qui se traduira par un paiement en plusieurs fois (sans pénalité) des mensualités qui n'auront pas été payées. En ce qui concerne les habitations, la trêve hivernale a été étendue, les expulsions pour non-paiement de loyer ont été suspendues, et plusieurs appels à la bienveillance ont été adressées aux bailleurs, afin que le paiement des loyers soit éventuellement suspendu. Mais, pour l'instant, aucune mesure n'a été prise dans ce sens (sauf un moratoire des loyers des logements en cités universitaires), ce qui est source de désespoir pour de nombreuses personnes qui sont actuellement en « chômage technique ». De même, en Belgique, il n'est pas question de suspendre le paiement des loyers. Dans toute l'Europe, de nombreux locataires se retrouveront dans des situations extrêmes (plus compliquées que celles dans lesquelles ils vivaient déjà), devant choisir entre différentes dépenses essentielles ou alors se retrouvant endettés pour les couvrir.

Comment expliquer les différences d'attitude dans la plupart des pays en fonction du type d'habitation ?

Rappelons tout d'abord que le marché immobilier a été un point d'appui essentiel pour le capital financier au cours des quarante dernières années. En effet, le marché hypothécaire est particulièrement propice à la financiarisation. Expliquons ce processus : à partir des dettes générées pour l'achat d'une maison, les marchés financiers ont créé, sur la base de ce même bien, toute une série de dispositifs financiers afin de continuer à générer de nouveaux marchés dans lesquels le capital financier pouvait continuer à investir. D'une part, cela a assuré une extraction continue de la richesse en soumettant de nombreuses personnes à des dettes hypothécaires, et d'autre part, cela a ouvert une foule de marchés secondaires et de produits dérivés permettant de spéculer et de générer des profits importants. L'ensemble de ce mécanisme a survécu grâce à la création perpétuelle de capital fictif, étant ainsi particulièrement sensible aux logiques spéculatives (comme nous l'avons vu il y a une dizaine d'années lors de la crise précédente).

Il arrive que souvent, afin de mettre en évidence certains des dysfonctionnements de ce modèle générateur de profits, on fasse référence à l'inadéquation entre l'économie financière et l'économie productive (aussi appelée « économie réelle »). Dans ce décalage, le marché hypothécaire joue un rôle clé, ayant permis pendant 40 ans l'absorption du capital excédentaire tout en disciplinant des millions de travailleu·ses·rs par le biais du mécanisme de la dette. La capacité de création de capital (fictif) et des profits à partir de ce marché a été l'un des leviers qui expliquent pourquoi le capital financier n'a pas seulement cessé d'obéir aux lois de « l'économie réelle », mais l'a mis sous son commandement. Ainsi, la contradiction historique en ce qui concerne le logement, en raison de son double caractère : être à la fois un bien essentiel et d'autre part une marchandise, n'a fait que s'accentuer au cours des dernières décennies. Un processus qui, soit dit en passant, s'est accéléré depuis la dernière crise. En effet, les discours officiels sur la gestion de la crise de 2008 ont répandu l'idée que suite à cette crise, le capital financier avait pris ses distances vis-à-vis du marché immobilier. Ainsi, s'il est vrai que la spéculation immobilière a été le déclencheur de la crise de 2008, depuis lors, la dynamique spéculative ne serait plus le moteur du marché immobilier. Les différentes opérations de sauvetage des banques et d'assainissement de leurs bilans ont par ailleurs appuyé cette idée. Rien n'est plus faux : les mesures qui ont été prises dans le domaine de la réglementation bancaire dans le but d'empêcher une multiplication des prêts toxiques et à haut risque ont renforcé la position de tous les acteurs non bancaires, qui ne répondent pas aux mêmes réglementations que les banques.  Comme nous l'avons montré précédemment, les politiques monétaires proposées par la BCE et les réglementations imposées aux banques favorisent la poursuite de la spéculation dans le « shadow banking ».

 Manuel Gabarre explique dans son livre « Tocar Fondo », que l'entrée dans le marché de fonds d'investissement, aussi appelés « fonds vautours », a été largement organisée et soutenue par l'Etat, soit par la vente directe de logements sociaux à ces fonds, soit surtout par la Sareb (la « bad bank » espagnole) (Traficantes de Sueños, 2019). L'objectif de cette dernière était uniquement de placer les actifs toxiques qui avaient été achetés aux banques après 2008 sur le « marché secondaire », c'est-à-dire auprès d'autres acteurs financiers tels que les fonds d'investissement. Parmi eux, les fonds spéculatifs (les vautours), tels que CBRE, Black Stone ou Apollo, ont joué un rôle majeur. Ces acteurs ont concentré leur activité sur la location des logements acquis, ce qui a eu un impact négatif sur le marché locatif du pays. Par conséquent, loin d'avoir été atténuée, la financiarisation du marché immobilier s'est multipliée ces dix dernières années, et ce qui au départ était être une opération d'assainissement pour les banques est en fait devenu l'expropriation de l'accès à un logement digne pour la majorité sociale.

Un bien et deux façons de faire du profit.

Un même bien (le logement), peut avoir deux débouchés marchands différents selon le type d'extraction de richesse qu'on lui applique (hypothèque ou loyer). Nous avons montré comment le marché hypothécaire est au centre de nombreuses activités spéculatives. La perspective du non-paiement de la dette (même si elle est partielle) implique l'effondrement de tout le château de cartes construit sur un logement (ceci a été un des déclencheurs de la précédente crise hypothécaire). Malgré le fait que le commerce sur le marché hypothécaire fonctionne selon le principe que « plus il y a de risques, plus il y a de bénéfices », l'arrêt du paiement de milliers de prêts hypothécaires pendant plus de deux mois pourrait impliquer un changement de notation des prêts non performants (NPL) entraînant la chute de leur valeur. Et,  bien que la BCE ait averti qu'elle fermerait les yeux sur le provisionnement nécessaire des banques en ce qui concerne les prêts accordés, il vaut mieux, en ce qui les concerne, d'avoir un moratoire sur cette dette que de courir le risque d'un défaut de paiement, qui provoquerait l'effondrement des marchés financiers. C'est pourquoi, plutôt qu'une « mesure sociale » de la part du capital immobilier, nous devrions parler d'une mesure d'autoprotection pour ce même capital afin qu'il puisse continuer à s'enrichir par la suite.

Sur le marché locatif, un non-paiement touche directement l'unique source de profit. Même si sa marge de progression sur le marché de la location ne progresse plus comme avant, le capital financier espère pouvoir maintenir les positions très profitables qu'il a conquises sur ce marché. Dans un contexte où les grands propriétaires de logements sont aussi actifs dans les marchés financiers, une baisse des prix de location aurait également un effet multiplicateur. Il convient ici de faire une remarque, notamment en ce qui concerne le marché locatif espagnol. Il est vrai que la grande majorité des bailleurs sont de petits propriétaires, alors que les fonds d'investissement n'occupent proportionnellement qu'environ  4 % du marché total. Autrement dit, tous les propriétaires ne proviennent pas des marchés financiers et ne participent pas aux marchés boursiers. Cependant, face à l'atomisation des petites propriétés, ce sont les acteurs financiers qui ont la capacité de fixer l'orientation de l'ensemble du marché. Dans les niches plus financiarisées de ce marché, comme le marché de la location touristique, les conséquences de la pandémie COVID-19 ont démontré la fragilité d'un marché basé sur des maisons extraites du marché de la location « classique » et mises au service de la spéculation : l'annulation massive des réservations a entraîné une  chute des valeurs boursières de sociétés comme Travelgenio ou Expedia (AirBnB avait prévu sa sortie en bourse pour cette année 2020...).

En bref, la crise hypothécaire, le manque de capacité de la population la plus précaire à s'endetter pour accéder au logement, et le renforcement de la réglementation bancaire ont fait du marché locatif une véritable aubaine pour le capital financier au cours de la dernière décennie. Un marché qui a été un excellent complément à côté du marché hypothécaire. L'entrée de ces acteurs sur ce marché a
accéléré la financiarisation du logement et l'a rendu moins accessible à la population. L'existence de marges de profit élevées a encouragé le commerce spéculatif avec les logements locatifs que les grands acteurs financiers tels que les fonds vautours veulent défendre à tout prix.

La crise de Covid-19 est utilisée comme alibi pour faire payer aux classes travailleuses les coûts d'une récession qui était déjà là. Tout en essayant de limiter autant que possible les conséquences de cette crise sur la production (en maintenant la production à une certaine limite et en transformant l'arrêt en « congés récupérables » [1]), elle décharge une partie très importante de la crise sur les terrains de la reproduction sociale (et où les foyers familiaux sont en première ligne). Dans ce contexte, le logement nous a montré son double rôle (comme bien essentiel et comme marchandise fortement imbriquée dans les marchés financiers) est trop contradictoire et que, si nous n'agissons pas de manière décisive, il agira une fois de plus comme étant un multiplicateur des effets de la crise dans les différents pays européens. Car pour le capital il ne s'agit pas uniquement de déposséder une partie du revenu disponible de la classe travailleuse, mais aussi de sa capacité à déterminer l'organisation géographique de la société à différentes échelles ainsi qu'à réaffirmer des mécanismes de discipline sociale. En outre, les (fausses) solutions proposées par le gouvernement reposent sur l'endettement d'une population qui se trouve déjà au bord du gouffre.

Le fait qu'on garantisse aux banques et aux rentiers leurs profits est incompatible avec toute sortie de crise à minima progressiste. Il est nécessaire de continuer à exiger que les abus cessent et que le droit au logement soit reconnu au-delà de la crise sanitaire. Tant qu'un plan de sauvetage social des citoyens n'est pas garanti, il sera justifié que les citoyens cessent de payer leur loyer ou leur prêt hypothécaire (ainsi que les dettes illégitimes que promet par le décret du gouvernement). L'appel à une grève des loyers à partir du 1er avril est un appel d'une extrême nécessité. Non seulement parce qu'il nous montre qu'il est pertinent de répondre radicalement à l'incapacité du capitalisme de répondre aux besoins de la population, mais aussi parce que pour beaucoup de gens, il s'agit vraiment de décider entre le fait de pouvoir manger ou de payer leur loyer.

Par ailleurs, il faudra aussi réfléchir au type de marché immobilier dont une société a besoin pour pouvoir habiter dignement. Il faudra réfléchir si des fonds vautours sont nécessaires pour atteindre cet objectif ou s'il faut plutôt interdire leur intervention dans le marché immobilier et demander un secteur public du logement accessible et sous le contrôle des citoyen·s·nes. Si nous pensons que le marché hypothécaire actuel est fonctionnel ou s'il est préférable d'interdire directement la titrisation des hypothèques qui permet que le capital fictif continue à grandir. Profitons de ce moment pour soulever ces débats ainsi que d'autres qui sont essentiels pour une issue à cette crise qui soit juste.

Article initialement paru le 1er avril dans  El Salto

Merci à Eva Betavatzi pour son aide dans la traduction de ce texte.

Notes

[1] Le gouvernement espagnol a approuvé l'arrêt de toute production « non-essentielle » pour une durée de X jours. Les travailleu·rs·ses concernés sont considéré·es comme étant en congé et devront récupérer ces jours de travail plus tard dans l'année.

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