C'est peut-être la seule certitude : l'événement est une première inédit. Dans la nuit du lundi 20 avril au mardi 21 avril, le prix du pétrole est devenu négatif, atteignant les moins 37 dollars. Plus précisément, c'est sur le marché américain du West Texas Intermediate (WTI), le pétrole servant de référence de prix outre-atlantique, que les prix se sont effondrés. D'habitude, les barils de papier y volent de main en main. Mais ce jour-là, alors que les contrats arrivaient à terme, les vendeurs n'ont pas trouvé d'acheteurs. Avec le risque de devoir effectivement réceptionner ce pétrole jusqu'ici virtuel, et d'avoir à payer pour le stocker alors que les réserves sont déjà pleines, et que les prix du stockage s'envolent. Pour s'en débarrasser, les investisseurs se sont donc retrouvés prêts à payer.
Depuis, le prix est remonté dans le positif, mais restait vendredi 24 avril au plus bas niveau depuis plusieurs années. Tant du côté du WTI américain, que du Brent européen (le baril de référence en Europe). Comme si la réalité de la crise sanitaire avait brusquement rattrapé la bulle des marchés de matières premières : le confinement a fait chuter la demande de pétrole de 30 %, mettant l'ensemble de la planète en situation de surproduction de pétrole. Difficile de faire des prédictions, mais les analystes estiment que les prix n'augmenteront à nouveau que si la demande repart. Ils pourraient donc rester à ce bas niveau encore plusieurs mois. Dans ce contexte d'incertitude, les écologistes s'interrogent : la situation va-t-elle permettre de pousser vers une sortie du pétrole, facteur majeur des émissions de gaz à effet de serre, et d'accélérer la transition énergétique ? Ou la contrarier ?
« Sans changement profond de nos modèles de production et de consommation, cette baisse de la consommation est juste un répit », avertit Cécile Marchand, chargée de campagne aux Amis de la Terre. « On redoute même un rebond de la consommation post-coronavirus, d'autant plus que le gaz et le pétrole seront peu chers. Les projets de développement des énergies renouvelables pourraient aussi paraître moins avantageux et être remis en cause. »
C'est toute une partie de la transition sur le terrain qui peut être menacée, craint aussi Anne Bringault, responsable de la transition énergétique au Réseau action climat (RAC) : « A court terme, tous les projets qui misent sur un prix du pétrole haut sont mis en danger. Par exemple, quand on fait une rénovation énergétique de logements et de bâtiments publics, on calcule combien vous économisez. Là, les économies risquent d'être réduites. Idem pour les réseaux de chaleur, qui ne vont plus apparaître comme aussi rentables. »

« Chaque fois que les prix du pétrole ont atteint des sommets, les investissements ont atteint des sommets »
Ceux qui imaginaient que la quantité finie de ressources de pétrole mènerait forcément à un prix de plus en plus élevé - les tenants de la théorie du pic pétrolier - se sont-ils donc trompés ? « C'est une vision orthodoxe de l'économie basée sur la loi de l'offre et de la demande », observe François Chartier, de Greenpeace France. « L'hypothèse est qu'un prix élevé du pétrole inciterait le consommateur à s'orienter vers d'autres énergies. Mais en fait, cela a juste grevé le porte-monnaie du consommateur, qui est assez captif. Le prix haut du pétrole comme levier de transition n'est pas le scénario le plus réaliste », poursuit le chargé de mission sur les questions de pétrole. « A chaque fois que les prix du pétrole ont atteint des sommets, les investissements ont atteint des sommets », constate Nicolas Haeringer, coordinateur de 350.org, organisation qui milite pour la sortie des énergies fossiles.
« Le pétrole n'est pas une marchandise comme les autres, sa consommation n'est pas liée à son prix, elle varie essentiellement en fonction de l'activité économique », dit Maxime Combes, économiste et porte-parole d'Attac. « Ces prix bas ne sont donc pas une mauvaise nouvelle pour le climat, mais une formidable opportunité ! Car au prix actuel, les entreprises du pétrole ne vont plus investir dans l'exploration de nouveaux champs pétroliers. A 20 dollars le baril, il n'y a que les puits en Arabie Saoudite qui restent rentables. » « Total avait 25 projets d'exploitation cette année et une partie va passer à la trappe », confirme François Chartier chez Greenpeace. « Beaucoup de décisions finales d'investissement sont reportées, ajoute Cécile Marchand aux Amis de la Terre. Mais pas toutes. Par exemple, sur un projet gazier au Mozambique, une bombe climatique, Total a annoncé ne pas vouloir prendre de retard. Tout n'est pas en pause. »
Il reste que la situation rappelle aux investisseurs que l'or noir n'est plus un placement rentable à coup sûr, et qu'il peut même être hautement risqué. Cela pourrait les inciter à se tourner vers les énergies renouvelables, espèrent les défenseurs du climat. Toutes les interprétations ne vont pas dans ce sens. Les majors du pétrole ayant moins de revenus, on a d'abord craint qu'elles réduisent leurs investissements dans les renouvelables, mais elles ont annoncé qu'elles les maintiendraient. Dans l'édition du 20 avril 2020, Les Échos annonçaient un ralentissement des installations d'énergie renouvelables pour 2020, principalement en raison des ruptures d'approvisionnement en matériel dues au coronavirus, mais estimait que cela ne remettait pas en cause leur croissance à long terme. La ministre de la Transition écologique a assuré que les investissements dans les énergies renouvelables ne diminueraient pas.
Une « occasion incroyable » de faire basculer l'industrie du pétrole

Au-delà, François Chartier voit dans dans ce moment de déstabilisation de l'industrie pétrolière une occasion de bouleverser les rapports de force. Alors qu'elle est habituellement « un acteur bloquant de la transition, on peut imaginer que son influence va être réduite. » C'est pourquoi, chez Attac, Maxime Combes en appelle à des mesures politiques fortes : « Les majors pétrolières ont accumulé des liquidités en très grande quantité. C'est le moment de les contraindre à les investir dans les énergies renouvelables. C'est une occasion incroyable de les faire basculer. Les entreprises parapétrolières, notamment, sont en dans une situation extrêmement difficile, elles vont être obligées de demander l'aide de l'État. On peut leur répondre d'accord, mais dans cinq ans vous n'avez plus d'activité dans le pétrole et vous êtes dans l'éolien. » Cet espoir est-il réaliste, alors que le pétrole ne sert quasiment plus à la production d'électricité, mais alimente l'essentiel des moyens de transport, et une large partie du chauffage ?
En France, TechnipFMC, Vallourec, CGG sont ainsi en difficulté. « L'État est déjà actionnaire de ces entreprises, mais ce que l'on craint c'est qu'il monte au capital sans conditions », regrette Cécile Marchand aux Amis de la Terre. Un rappel à la réalité que ne nie pas Maxime Combes : « Quand je regarde les décisions du gouvernement français, elles ne vont pas dans le sens de changer l'appareil productif. Mais nous avons une opportunité incroyable de porter cette exigence, le contexte offre une lueur d'espoir. »
Cet optimisme - mesuré - n'est pas du tout partagé par Matthieu Auzanneau, directeur du think tank spécialiste de la transition énergétique The Shift project. « Nous sommes le dos au mur », alerte-t-il. « Si on ne s'organise pas très rapidement pour se passer de pétrole, on risque d'être rattrapés par la dépression des productions pétrolières. » Autrement dit, l'Europe risque d'avoir rapidement des difficultés à s'approvisionner en pétrole, mais n'y est pas préparée, son système de production dépendant encore énormément de l'or noir. Elle se retrouverait donc sans les moyens de mener « les investissements coûteux de la croissance verte, avec en prime les conséquences du changement climatique », souligne-t-il. « Et les Européens y sont d'autant plus exposés qu'ils sont les premiers importateurs mondiaux de pétrole et n'ont plus ni pétrole, ni charbon, à l'inverse des États-Unis ou de la Chine ». Le vieux continent risque donc de devoir avaler très rapidement l'amer menu de la crise climatique, « fromage et dessert inclus », selon l'image de M. Auzanneau.
Cette analyse repose sur l'idée que le pic de production de pétrole va être très prochainement atteint. « Plus de la moitié de la production mondiale est issue de zones pétrolières déjà en déclin. L'Agence internationale de l'Énergie a calculé que pour éviter un resserrement de l'offre pétrolière à partir de 2025, il faut un triplement de la production de pétrole de schiste et de gaz de schiste, détaille Matthieu Auzanneau. Mais ce n'est pas du tout la tendance. » Il pourrait ainsi se produire une chute brusque de la production qui pourrait donc, comme on l'expliquait ci-dessus, « bloquer » les possibilités de transition en Europe. Les conséquences sont potentiellement terribles pour les sociétés, estime le directeur du Shift Project : « La déstabilisation des États pétroliers, comme l'Algérie, peut mener à des phénomènes chaotiques imprévisibles. »
Une interprétation dont se distinguent notamment Maxime Combes et l'ONG 350.org. « Ce que je regarde, c'est la quantité de pétrole que l'on peut produire par rapport aux enjeux climatiques. Et on est déjà dans un trop plein », juge Maxime Combes. « Il est difficile de parler de bonne ou mauvaise nouvelle concernant le prix bas du pétrole. Simplement, j'observe que c'est le moment où il sera le moins douloureux d'en sortir », soutient Nicolas Haeringer.
C'est le moment pour réduire les exonérations fiscales sur le carburant
L'essentiel, cependant, est que les interlocuteurs interrogés par Reporterre se rejoignent sur la nécessité d'avancer bien plus rapidement qu'aujourd'hui dans la transition énergétique. Les recettes sont connues et déjà défendues depuis plusieurs années. Au Réseau action climat, Anne Bringault voit au moins une opportunité à ces prix bas du pétrole, « celle de renforcer la lutte contre les niches fiscales du pétrole ». Supprimer ou réduire les exonérations fiscales sur les carburants dont profitent le transport routier de marchandises et l'aviation serait en ce moment indolore. « Tant qu'on le fait au moment où le prix du pétrole est bas, cela n'apparaît pas sur le prix final », explique-t-elle. Cette proposition vient d'être mise en avant par le Haut conseil pour le climat.
A l'Ademe (agence de la transition écologique), Éric Vidalenc, économiste travaillant sur les scénarios de neutralité carbone, fait également des propositions : « Il ne faudrait pas que la baisse du prix du pétrole se répercute à la pompe, car cela pourrait être contre-productif du point de vue environnemental. Il faudrait donc, par la fiscalité, maintenir les prix au niveau actuel, pour envoyer un signe au consommateur final : le prix des carburants ne baissera plus jamais. C'est aussi un signal aux investisseurs, pour leur dire que la contribution climat énergie ne fera qu'augmenter. Cela revient à dire aux constructeurs : faites des voitures qui consomment moins. »
Anne Bringault va dans le même sens, en demandant également que l'on donne « un prix plancher au carbone. On ne peut pas dépendre d'un prix du pétrole aussi fluctuant. Il faut s'en prémunir par un système fiscal qui fait que cela revient cher d'acheter des produits à base de pétrole. »
Le Shift Project prépare de son côté un plan d'urgence détaillé et concret : « On travaille sur la mobilité péri-urbaine, pour définir comment les gens peuvent continuer à se déplacer grâce aux mobilités douces. On se demande ce qu'on va dire aux salariés d'Airbus ou Renault », précise Matthieu Auzanneau, qui promet une première version du plan début mai.
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Source : Marie Astier pour Reporterre
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chapô : Plateforme pétrolière. Pixabay
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