08/05/2020 entelekheia.fr  9 min #173574

Nous étions alliés, puis le complexe militaro-industriel est arrivé

Malgré la Guerre froide, et même si les motivations des uns et des autres n'étaient pas toujours aussi innocentes que leurs positions publiques affichées, la Deuxième guerre mondiale avait au moins vu le maintien d'un dialogue permanent Est-Ouest. Aujourd'hui, l'hystérie russophobe/sinophobe a supplanté toute rationalité en Occident, et il est probable que face à un scénario similaire de guerre mondiale, toute coopération demeurerait aussi impensable qu'au plus fort du Russiagate, avec un résultat très différent et probablement encore de souffrances pour les populations. Mais cette haine proprement écumante, qui peut sembler psychiatrique à première vue, a des raisons toutes prosaïques.

Explications.

Par Ray McGovern
Paru sur  Consortium News sous le titre RAY McGOVERN: Once We Were Allies; Then Came MICIMATT

Alors que le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale est célébré, peu d'Américains [et de Français, NdT] sont conscients du rôle majeur de l'Union soviétique dans cette victoire, ce qui les rend vulnérables aux messages anti-russes d'aujourd'hui.

En annonçant la capitulation de l'Allemagne et la fin de la guerre en Europe il y a 75 ans, le 8 mai 1945, le Premier ministre britannique Winston Churchill s'était hâté de  mentionner le rôle essentiel joué par l'Union soviétique dans la victoire des Alliés sur l'Allemagne : « Aujourd'hui, peut-être, nous penserons surtout à nous-mêmes. Demain, nous rendrons un hommage particulier à nos camarades russes, dont les prouesses sur le terrain ont été l'une des grandes contributions à la victoire générale ».

Churchill a été plus familier lorsqu'il s'est adressé à la Chambre des Communes en octobre 1944, déclarant que les Soviétiques avaient « arraché les tripes des sales nazis ». Plus de 80 % des soldats allemands tués pendant la Seconde Guerre mondiale sont morts en combattant l'Armée rouge.

Les Soviétiques ont forcé les Allemands à battre en retraite bien avant que les troupes alliées n'envahissent la Normandie - une réalité qui surprendrait aujourd'hui de nombreux Américains. Avant la Normandie, les États-Unis et la Grande-Bretagne fournissaient aux Soviétiques un soutien logistique et autre essentiel. Mais c'est l'armée soviétique qui a tenu bon et a décimé plusieurs des plus fortes divisions de la Wehrmacht.

Bien que cela puisse surprendre ceux qui lisent encore le Washington Post, qui attise la haine contre le Kremlin, il était encore possible, il y a cinq ans, de publier dans cet auguste journal  un article sur « l'autre côté de l'histoire » décrivant qui avait réellement fait le gros du travail contre les nazis.

(De façon moins surprenante, ce que Churchill avait appelé les « grandes contributions à la victoire générale » ont été  passées en revue l'année dernière lors d'une discussion informelle entre les membres des Veteran Intelligence Professionals for Sanity).

Venons-en à l'histoire plus récente.

D'une « confiance croissante » à un repli

Le début septembre 2013 avait marqué un tournant dans les relations américano-russes. Le président russe Vladimir Poutine avait aidé le président Barack Obama à résister aux exigences des néoconservateurs, qui voulaient « choquer et terrifier » * la Syrie après une attaque chimique sous faux drapeau le 21 août 2013, juste à la sortie de Damas - une attaque que le secrétaire d'État John Kerry a immédiatement imputée au président syrien Bachar al-Assad.

La guerre a été évitée lorsque les Russes ont persuadé Assad de renoncer aux armes chimiques syriennes. Les stocks ont finalement été détruits sous la supervision de l'ONU à bord d'un navire américain équipé pour la destruction d'armes chimiques, sur l'Atlantique. L'indignation des néoconservateurs face à l'échec de leurs efforts pour piéger Obama, à cause de Moscou,  n'a pas eu de bornes.

C'était le minimum de confiance existant entre Obama et Poutine qui avait débouché sur cet accord avec la Syrie le 9 septembre 2013. Deux jours plus tard, le New York Times a publié une tribune de Poutine dans lequel il déclarait que les événements tumultueux des semaines précédentes en Syrie l'avaient « incité à m'adresser directement au peuple américain et à ses dirigeants politiques. Il est important de le faire à un moment où la communication entre nos sociétés est insuffisante ».

Poutine a plaidé contre une attaque américaine contre la Syrie, une position qui était toujours défendue avec passion par Kerry et de nombreux néoconservateurs.

Sur l'attaque au sarin du 21 août 2013, qui avait conduit la Syrie à détruire ses stocks d'armes chimiques pour éviter une intervention militaire américaine directe, Poutine a écrit :

Personne ne doute que du gaz toxique ait été utilisé en Syrie. Mais il y a tout lieu de croire qu'il a été utilisé non pas par l'armée syrienne, mais par les forces d'opposition, pour provoquer l'intervention de leurs puissants mécènes étrangers....

Je me félicite de l'intérêt du président [Obama] pour la poursuite du dialogue avec la Russie sur la Syrie. Nous devons travailler ensemble pour maintenir cet espoir, comme nous en avons convenu lors de la réunion du groupe des 8 à Lough Erne en Irlande du Nord en juin, et orienter la discussion vers des négociations.

Si nous pouvons éviter le recours à la force contre la Syrie, cela améliorera le climat des affaires internationales et renforcera notre confiance mutuelle. Ce sera notre succès commun et ouvrira la porte à une coopération sur d'autres questions cruciales ».

Poutine allait réitérer ces propos dans son  offre faite aux États-Unis, lors de l'Assemblée générale des Nations unies en septembre 2015, d'intervenir conjointement en Syrie par des frappes aériennes contre l'État islamique. Il a invoqué l'alliance de la Seconde Guerre mondiale entre l'Union soviétique et l'Occident pour faire face à une menace plus grande que chacune des parties. « Comme la coalition anti-hitler, elle pourrait unir un large éventail de parties désireuses de tenir bon contre ceux qui, tout comme les nazis, sèment le mal et la haine de l'humanité », a déclaré M. Poutine.

C'était une offre que l'administration Obama allait rejeter. [Voir :  « Le mensonge à soi-même d'Obama » republié aujourd'hui].

L'Exceptionnalisme : le cheveu sur la soupe

Poutine a terminé sa tribune dans le NYT en disant, « ma relation professionnelle et personnelle avec le président Obama est marquée par une confiance croissante ». Mais ensuite est venu un avertissement :

Je ne suis pas d'accord avec ce qu'il a dit [dans un discours précédent] sur l'exceptionnalisme américain, à savoir que la politique des États-Unis est 'ce qui rend l'Amérique différente. C'est ce qui nous rend exceptionnels'. Il est extrêmement dangereux d'encourager les gens à se considérer comme exceptionnels, quelle qu'en soit le motif. Il y a de grands pays et de petits pays, riches et pauvres, ceux qui ont une longue tradition démocratique et ceux qui cherchent encore leur voie vers la démocratie. Leurs politiques diffèrent aussi. Nous sommes tous différents, mais lorsque nous demandons la bénédiction du Seigneur, nous ne devons pas oublier que Dieu nous a tous créés égaux ».

À l'époque, une source fiable m'avait dit que Poutine avait lui-même rédigé ce dernier paragraphe. Une manière de corroboration est venue beaucoup plus tard, lors d'une interview exceptionnellement exhaustive que Poutine avait accordée à TASS fin février 2020 :

Andrey Vandenko (intervieweur) : «... vous ne vous êtes pas entendu avec Obama. Est-ce que quelqu'un a semé la discorde entre vous ? »

Le Président Poutine : « Non, cela n'a rien à voir avec le fait d'être en désaccord. C'est juste que, lorsqu'une personne dit que « les États-Unis sont une nation exceptionnelle », avec des droits spéciaux et exclusifs dans le monde, je ne peux pas être d'accord. Dieu nous a créés tous égaux et nous a donné des droits égaux. Je pense donc qu'il est absolument infondé de dire que certains devraient avoir des droits exclusifs sur quoi que ce soit ».

Vandenko : « Sur une échelle de un à cinq, pour ne pas compliquer les choses, comment évaluez-vous les relations actuelles de la Russie avec les États-Unis ?

Poutine : « Je lui donnerais un 3. »

Vandenko : « Un trois ? Pas mal. »

Poutine : « Entre un deux et un trois. Plutôt un trois cependant. En effet, nous coopérons dans la lutte contre le terrorisme... »

Des perspectives de dégel

La déclaration commune de Trump et Poutine, le mois dernier, commémorant le 75e anniversaire de la rencontre des forces américaines et soviétiques sur l'Elbe, deux semaines avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, a donné une lueur d'espoir d'amélioration des relations entre Washington et Moscou.

Mais Poutine se fait probablement peu d'illusions quant à une amélioration fondamentale des liens. Lui et ses collègues du Kremlin considèrent que Trump est lié par des conseillers qui, quoi qu'ils pensent vraiment ou non sur l'exceptionnalisme des États-Unis, ont besoin d'un ennemi pour « justifier » des montants obscènes de dépenses pour des engins de guerre.

Les grands médias contrôlés par des privés sont devenus une pierre angulaire du complexe Militaire-Industriel-Congrès-Renseignement-Médias-Universités-Think tanks, le MICRMUTT, si vous voulez.

Tant que les médias se font l'écho des stupidités d'anciens chefs des services de renseignement comme James Clapper (« Les Russes sont généralement presque génétiquement poussés à coopter, pénétrer, gagner des faveurs, peu importe, c'est une technique typiquement russe... c'est dans leur ADN »), et de politiciens comme Nancy Pelosi (« Tous les chemins mènent à Poutine »), les profiteurs de guerre et les bénéficiaires de leurs largesses au Congrès n'ont rien à craindre.

Ajoutez à cela l'opinion déclarée de personnes comme le député Jason Crow (Démocrate, Colorado), selon qui « Poutine se réveille tous les matins et se couche tous les soirs en essayant de trouver comment détruire la démocratie américaine », et peu d'Américains mettront en doute les motifs des dépenses de « défense » des États-Unis, qui représentent plus de dix fois ce que Moscou alloue aux armes.

De sorte que la question de mon amie infirmière reste posée : « Pourquoi des avions de combat et pas des respirateurs ? »

Ray McGovern est un haut fonctionnaire de la CIA retraité. Au cours de ses 27 ans de carrière en tant qu'analyste au sein de l'Agence, il a dirigé la Soviet Foreign Policy Branch et préparé le briefing quotidien du président pour trois des sept présidents sous lesquels il a servi. Il est membre de l'association Veteran Intelligence Professionals for Sanity (Les vétérans du renseignement pour la raison, acronyme anglais VIPS).

Traduction et note d'introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo : Le Drapeau rouge sur le Reichstag, version retouchée, Evgueni Khaldeï, 2 mai 1945, détail.

*Note de la traduction :

Ray McGovern fait allusion à la doctrine militaire répugnante de George W. Bush contre l'Irak, qui consistait à terroriser et briser le pays en le bombardant à outrance - du pain bénit pour les fabricants de bombes du complexe militaro-industriel des USA.
Voir l'article  'Pourquoi l'Amérique veut des guerres'.

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