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Pourquoi l'élite dirigeante du Canada déploie-t-elle l'armée dans le cadre de la pandémie de Covid-19?

Par Roger Jordan
9 mai 2020

Le déploiement de près de 1600 membres des Forces armées canadiennes (FAC), dont 150 médecins, dans des foyers de soins au Québec et en Ontario a mis à nu l'état catastrophique des services sociaux au Canada après des décennies d'austérité. Plus de 80 % des plus de 4275 décès dus au coronavirus officiellement enregistrés se sont produits dans des établissements de soins de longue durée et des établissements pour personnes âgées, où le personnel sous-payé et mal équipé luttent pour empêcher la propagation du virus.

Quelle que soit l'aide apportée par les soldats, les déploiements demandés par les gouvernements de droite de François Legault et Doug Ford ne sont pas motivés par le désir de sauver des vies humaines. Au contraire, l'élite dirigeante, poursuivant ses intérêts de classe prédateurs, a un double objectif: donner l'impression qu'elle «maitrise tout» afin de pouvoir mettre en œuvre ses plans pour forcer rapidement les travailleurs à reprendre le travail en pleine pandémie; et renforcer le soutien populaire aux militaires, et légitimer ainsi ses plans de réarmement et de guerre.

Du point de vue de la campagne de retour au travail, il était nécessaire que l'élite au pouvoir tente de détourner l'attention dirigée sur les horribles reportages de décès en masse qui sortent des maisons de soins de longues durées. À la Résidence Herron à Montréal, 31 décès de COVID-19 ont été enregistrés en quelques semaines, un fonctionnaire qui est entré dans la maison l'ayant comparée à un «camp de concentration». À Pickering, en Ontario, à la maison de soins et de retraite Orchard Villa, 49 résidents sont morts et plus de 200 sont infectés, ce qui a incité des proches à demander une enquête gouvernementale.

Ces reportages horribles n'ont guère créé des conditions propices pour que les gouvernements canadiens propatronaux forcent des centaines de milliers de personnes à retourner au travail. Mais avec les déploiements annoncés, le récit a changé. «Nos femmes et nos hommes en uniforme s'engageront avec la bravoure et le courage dont ils ont toujours fait preuve», a déclaré le premier ministre Justin Trudeau.

Legault, qui a demandé le 22 avril dernier à 1000 membres des forces armées canadiennes de se déployer dans les foyers de soins de longue durée de la province, s'est rapidement placé à la tête de la campagne de retour au travail de l'élite au pouvoir. Dans le cadre d'un plan progressif de levée des restrictions qui a débuté lundi, des magasins ont été ouverts en dehors de la région de Montréal, et des écoles, des garderies, des entreprises manufacturières, de construction et d'autres entreprises non essentielles doivent rouvrir dans tout le Québec au plus tard le 25 mai.

Dans l'Ontario voisin, où plus de 130 foyers d'infection dans des établissements de soins de longue durée ont été signalés, Ford a demandé à 200 militaires de prendre la relève dans cinq foyers durement touchés. Après avoir affirmé qu'il attendrait 14 jours consécutifs de baisse des taux d'infection avant de commencer à assouplir les mesures de confinement de l'Ontario, Ford a rapidement abandonné cette promesse et a annoncé vendredi dernier que de larges pans de l'économie rouvriraient cette semaine. Cela comprend la reprise de pratiquement toutes les activités de construction et l'ouverture de centres de jardinages, de concessionnaires automobiles et de services d'aménagement paysager.

L'envoi de soldats dans des foyers de soins en Ontario et au Québec n'est qu'un élément d'un déploiement militaire plus large mené au nom de la lutte contre la pandémie de coronavirus. Le chef d'état-major de la défense, le général Jonathan Vance, a annoncé en mars que jusqu'à 24.000 soldats, soit environ un quart de l'ensemble des troupes régulières des FAC et des troupes de réserve, ont été affectés à une force spéciale anti-COVID-19 pour la durée de la pandémie. Alain Parent, qui a pris sa retraite en 2018 après avoir été l'adjoint de Jonathan Vance, a clairement indiqué que l'armée ne se contentera pas de fournir une assistance médicale et d'aider à la distribution de fournitures, mais qu'elle se tient également prête à mener «une surveillance, une sécurité, un renforcement des forces de l'ordre, [et] un renforcement des premiers intervenants».

Vance a souligné ce point, en mettant les troupes sur un «pied de guerre» dans une lettre de cinq pages publiée sur le site web des FAC. Soulignant l'importance pour les soldats de rester en bonne santé, Vance a ajouté que les militaires devaient rester «en état de se battre».

Du point de vue de la classe dirigeante, les ennemis que l'armée devra «combattre» sont aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur. Les principales publications bourgeoises, dont le Financial Times britannique, ont évoqué le spectre d'une pandémie produisant des troubles sociaux à grande échelle, notamment en raison des énormes renflouements déjà accordés aux grandes entreprises et du ralentissement économique dévastateur qui s'accélère au niveau international. Jen Gerson, écrivant dans le magazine canadien Maclean's, a exprimé ces craintes lorsqu'elle a affirmé: «Nous avons eu une bonne et longue période de 70 ans en Occident, mais c'est la fin de cet âge d'or».

Plus tôt, le chef des forces armées canadiennes a déclaré que l'armée se préparait activement au «pire des scénarios», bien que Vance ait évité d'expliquer ce que cela signifiait, que ce soit en termes de décès dus au COVID-19 ou d'éruption d'une opposition de masse aux autorités de l'État.

Vance a averti les commandants militaires que la pandémie pourrait persister par une série de vagues pendant plus d'un an, et que les demandes d'assistance militaire pourraient venir de «tous les échelons du gouvernement» et du secteur privé. Selon un rapport de la CBC, le pire scénario de l'armée comprend des «troubles publics».

Au-delà de ses frontières nationales, l'impérialisme canadien est tout aussi déterminé à maintenir la pression sur ses ennemis étrangers. Depuis le début de la pandémie, le gouvernement libéral de Trudeau a cherché à coordonner étroitement ses politiques avec l'administration Trump, notamment en ce qui concerne la restriction des mouvements transfrontaliers et l'expulsion des réfugiés.

Bien que Trudeau ne se soit pas joint à Trump pour accuser ouvertement les autorités chinoises de fabriquer ou de propager délibérément le virus, les responsables du gouvernement canadien ont approuvé les appels à une enquête sur le rôle de la Chine dans l'émergence du virus, qui sont motivés par des raisons politiques. Les principaux responsables politiques de l'opposition, dont le chef du Parti conservateur Andrew Scheer et les candidats à la direction du parti Peter MacKay et Erin O'Toole, ont signé une lettre ouverte produite par l'Institut MacDonald Laurier, qui dispose de nombreuses relations et qui tient la Chine pour responsable de la pandémie.

Le gouvernement Trudeau a, à maintes reprises, fait en sorte que le Canada se range derrière Washington et ses provocations contre Pékin, notamment en étendant considérablement les opérations militaires du Canada dans la région de l'Asie-Pacifique. Sur ordre de Washington, les autorités canadiennes ont arrêté et sont en train d'extrader Meng Wanzhou, directrice financière du géant chinois de la technologie Huawei, sous l'accusation fallacieuse du gouvernement américain qu'elle n'a pas respecté ses sanctions illégales contre l'Iran.

Le gouvernement libéral a également renforcé la participation du Canada à d'autres offensives militaires stratégiques américaines. Il a déployé du personnel des FAC en Ukraine et dans les républiques baltes pour menacer la Russie et le Moyen-Orient, riche en pétrole, et il a aidé et encouragé la campagne de changement de régime de Washington au Venezuela et le récent coup d'État américain en Bolivie. Afin de garantir des ressources suffisantes pour poursuivre les intérêts impérialistes prédateurs du Canada dans le monde entier, le gouvernement Trudeau augmente également les dépenses militaires de plus de 70 % d'ici 2026 et achète de nouvelles flottes de navires de guerre et d'avions de chasse.

La pandémie de coronavirus agit comme un accélérateur de ce que les planificateurs de guerre du Pentagone ont appelé une nouvelle ère de «conflit stratégique» entre grandes puissances, les États-Unis, le Canada et les puissances impérialistes européennes craignant que la Chine ne sorte renforcée économiquement et géopolitiquement de la pandémie. Les allégations incendiaires et inventées de Trump contre Pékin, l'accusant d'avoir causé des morts en masse aux États-Unis, visent à la fois à détourner la responsabilité de l'échec manifeste de sa propre administration et du capitalisme américain à protéger le peuple américain de la pandémie, et à légitimer une nouvelle agression américaine, y compris une action militaire, contre la Chine.

L'élite dirigeante du Canada, qui a bénéficié d'un partenariat militaro-stratégique intime avec Washington pendant plus de trois quarts de siècle, approuve ce programme téméraire consistant à profiter de la pandémie pour intensifier la pression sur ses rivaux. En mars, Vance a averti lors d'une conférence sur la défense que le Canada et ses alliés sont engagés dans une «lutte mondiale pour les valeurs» qui pourrait entraîner la rupture de l'ordre de l'après-guerre. Dans un discours clé prononcé lors d'un événement de la Conférence des associations de défense, il a appelé à la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord (NORAD), ce qui impliquerait des dizaines de milliards de dollars de dépenses militaires supplémentaires en plus des augmentations déjà annoncées par Trudeau. Cette mise à niveau serait inévitablement utilisée pour faire pression en faveur de la participation du Canada au bouclier de défense antimissile balistique de Washington, dont le but est de créer les conditions nécessaires à la conduite d'une guerre nucléaire «gagnable».

Une semaine plus tard, dans une interview à la Presse canadienne, Vance a souligné que des adversaires comme la Russie ou la Chine pourraient profiter de la pandémie pour renforcer leur position militaire dans l'Arctique et dans d'autres régions. «Nous continuons à faire notre travail, dont une partie consiste à dissuader et, si nécessaire, à faire échouer les attaques contre le Canada», a-t-il ajouté.

L'élite dirigeante espère que le rôle prépondérant de l'armée dans la réponse officielle du Canada à la pandémie de COVID-19 contribuera à modifier la perception du public à l'égard des forces armées, en créant un certain degré d'acceptation et même de soutien pour des budgets de défense plus importants et des opérations militaires agressives dans le monde entier, y compris contre la Russie et la Chine dotées de l'arme nucléaire. Comme l'a fait remarquer Matt Gurney dans le National Post, un journal de droite, «Lorsque la pandémie sera enfin derrière nous et que nous aurons l'occasion de faire le point sur toutes les façons dont nous aurions dû être mieux préparés, la préparation militaire devrait être en tête de liste. Et peut-être que cette fois, pour faire changement, le public sera prêt à écouter, et à payer».

(Article paru en anglais le 8 mai 2020)

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