11/05/2020 3 articles cadtm.org  15 min #173709

Grèce, Union européenne, austérité et luttes sociales Engageons le débat autour du livre d'Eric Toussaint

(CC - Flickr : Maxime De Ruyck)

On ne dira jamais assez l'espoir politique majeur qui fut associé dans la « gauche de la gauche » à l'arrivée de Syriza au pouvoir en janvier 2015 - et donc l'ampleur de la déception suscitée par la « capitulation » devant le 3è Mémorandum de juillet pourtant rejeté par le referendum populaire. C'est ce choix de la direction Tsipras que désigne le titre du livre d'Éric Toussaint. Mais le sous-titre est au moins aussi important - à mes yeux : l'histoire reste ouverte, « une alternative était possible » que le livre présente en analysant de façon précise diverses étapes des négociations et surtout la façon dont les choix ont été faits.

Le livre sort alors que beaucoup de personnes ont pu voir le film de Costa Gavras « Adults in the room », directement inspiré par le livre de Yanis Varoufakis, (en français « Conversations entre adultes ») où l'ex-ministre des finances, négociateur délégué par Syriza pour défendre auprès des institutions européennes ses engagements envers le peuple qui l'avait élu, révèle les coulisses de ces « non-négociations ». Dans son  compte-rendu de ce film - dont il analyse les « Forces et limites« -, Éric Toussaint souligne : « La cible principale du film est le comportement brutal des dirigeants politiques européens à l'égard du gouvernement grec, leur acharnement à empêcher le gouvernement d'Alexis Tsipras de rompre avec l'austérité imposée par ces mêmes dirigeants européens à travers les mémorandums (...) qui, comme l'affirme Yanis Varoufakis dans le film, ont bénéficié aux grandes banques allemandes et françaises sur le dos du peuple grec ». Il ajoute que, « s'appuyant sur le témoignage de première main de Varoufakis, Costa-Gavras a réussi à révéler au grand jour le comportement totalement antidémocratique des dirigeants européens. C'est un élément important ». Il souligne néanmoins plusieurs limites et faiblesses d'un film - qui est par ailleurs une belle œuvre.

Il évoque tout d'abord des faits importants absents du film - pourtant présents dans le livre de Varoufakis, comme « les marques de solidarités exprimées en Europe à l'égard du peuple grec à des moments clés des négociations » ; mais aussi le fait que le film ne rend pas compte du jugement exprimé pourtant par Varoufakis dans son livre où il se dit « convaincu que Tsipras misait sur la victoire du 'OUI' afin d'avoir la légitimité pour capituler ». Par contre, ajoute Toussaint, « sur un autre point, Costa-Gavras a décidé de respecter la narration de Varoufakis » qui « ne fait aucune mention de l'audit de la dette grecque qui était en cours en Grèce pendant le premier semestre 2015 ».

Or, cet enjeu de la dette et de son audit - c'est-à-dire d'une analyse publique, pluraliste des causes et mécanismes sous-jacents à cette dette - était à de multiples égards stratégique. Je voudrais m'arrêter sur ce point, central dans le travail militant et les analyses développés par Éric Toussaint. Tout d'abord je voudrais souligner son apport spécifique, personnel qui fait l'intérêt majeur du livre : il est celui d'un intellectuel et militant, de longue date engagé sans les combats anti-capitalistes et internationalistes, notamment sur le terrain de l'annulation de la dette des pays du Tiers Monde (le centre de gravité initial du CADTM qu'il a impulsé). C'est avec ce bagage au sein du mouvement altermondialiste qu'il a construit en Grèce des liens avec des militants divers de la gauche de Syriza (interne et externe), s'impliquant depuis 2010 dans les évènements analysés par Varoufakis. Il a notamment cordonné en 2015 les travaux de la « commission pour la vérité sur la dette grecque ». Cette « vérité » dont rend compte son livre ainsi que de nombreux articles sur le site du CADTM, Toussaint en résume très bien l'essence : « le gouvernement allemand et la plupart des autres gouvernements de la zone euro (sinon tous) avaient besoin de l'étau de la dette pour imposer la poursuite de l'application de leur modèle et se rapprocher des objectifs qu'ils s'étaient fixés. Ils souhaitaient ardemment faire échouer le projet de Syriza afin de démontrer aux peuples des autres pays qu'il est vain de porter au gouvernement des forces qui prétendent rompre avec l'austérité et le modèle néolibéral » [1].

Comprendre cela, c'est comprendre un des volets de l'échec majeur et fatal de Varoufakis. L'autre étant les illusions qu'il nourrissait sur la possibilité de convaincre l'establishment européen de la justesse de ses « idées ». Pourtant, rappelle Toussaint, Varoufakis avait affirmé devant les députés du parlement grec début février : « Si vous n'envisagez pas de pouvoir quitter la table des négociations, il vaut mieux ne pas vous y asseoir. Si vous ne supportez pas l'idée d'arriver à une impasse, autant vous en tenir au rôle du suppliant qui implore le despote de lui accorder quelques privilèges, mais finit par accepter tout ce que le despote lui donne » [2].

Mais, la question était précisément, que voulait-il négocier ? Or, quel que soit son bagage marxiste et sa capacité d'exprimer des critiques radicales de l'UE, l'horizon de « réalisme politique » de Varoufakis dans l'état donné des rapports de force était de convaincre « l'establishment européen » que leurs « idées » étaient mauvaises pour la stabilité de l'UE - et les siennes modérées et acceptables. Éric Toussaint analyse clairement dans son livre combien cette « modération » contrastait y compris avec le programme de Thessalonique défendu par Syriza. Mais un point commun rapprochait Varoufakis du noyau dirigeant qui entourait Tsipras - la conviction qu'il serait catastrophique pour la Grèce de quitter l'euro - et l'UE. Rappelons d'ailleurs à ce propos d'une part que le « non » majoritaire au referendum de l'été 2015, s'il s'opposait au mémorandum et aux politiques d'austérité de l'UE n'était pas un mandat de sortie de l'Union ni même de l'UEM : il s'agissait d'une farouche résistance démocratique à la politique dominante. Qui plus est, c'est plutôt du côté de l'Eurogroupe et de sa composante allemande que venaient les pressions pour que la Grèce quitte l'euro. Et si Varoufakis a recherché l'aide de François Hollande (ou de Emmanuel Macron) et s'est réjoui de leurs soutiens, il s'agissait de résister à une politique poussant la Grèce vers la sortie de l'UEM et non pas d'une défense d'une tout autre politique sociale de l'UE et de son manque de respect des choix du peuple grec.

Même si Varoufakis a pris ses distances avec la direction Tsipras - et lancé son propre projet DIEM25 - Toussaint montre qu'ils ont initialement ensemble accepté d'appliquer - certes à leur manière - le mémorandum. Et s'il y a eu finalement dissociation de l'ancien ministre des finances à l'égard des choix de Tsipras, et décision de mettre sur la place publique ce qu'étaient les coulisses de l'UE, les négociations qu'il a menées sous le mandat de Tsipras sont restées secrètes. Une des critiques les plus importantes de Toussaint, dont il faut que toutes les forces politiques de la gauche tirent des leçons pour l'avenir porte sur la question démocratique : le rejet de ce fonctionnement en cénacle fermé ; l'insistance sur la discussion pluraliste tant au sein de Syriza que devant le peuple qui l'avait porté au pouvoir. Ce sont là des questions à mes yeux bien plus importantes que l'orientation prônée, à la condition bien sûre que, dans ou hors de l'UEM, un parti ne mène pas la politique qu'il a dénoncée... Mais il faut prendre en compte la réalité des dissensions légitimes sur l'orientation d'exit ou pas vis-à-vis de l'UEM et de l'UE, même dans le cadre d'une critique radicale de cette union. Ce point n'est pas suffisamment explicité dans le livre de Toussaint.

Or il reste une question brûlante pour toute la gauche radicale. Et je pense que l'essentiel en Grèce (avec ou sans l'euro) autant qu'au Royaume-Uni (sans l'euro) ou au plan européen est de consolider démocratiquement à une échelle de masse un « non » populaire à la casse sociale aux politiques d'injustice sociale anti-démocratiques. La question des « moyens » (monétaires, institutionnels) pour construire en positif l'alternative prolongeant ce « non » doit faire l'objet de débats et de choix puis de bilans. Il faut défendre la subordination des moyens fiscaux (derrière les dettes) et monétaires (quelle que soit la monnaie) à la satisfaction des besoins fondamentaux pour toutes et tous. Mais il faut aussi être convaincu qu'il ne s'agit pas d'un débat d'idées mais de confrontations sociales et politiques, du local au planétaire en passant par les échelons nationaux et continentaux, articulés.

Concrètement, il n'y avait pas de véritables « négociations » possible « en coulisse » entre Varoufakis et l'euro-groupe, et aucune concession n'était concevable sans rapport de force et confrontations publiques, sociales et politiques, de projets alternatifs - en Grèce et dans l'UE. La question de la mobilisation européenne était très importante. Donc de l'interpellation des institutions européennes notamment sur les questions de la dette et de ses mécanismes. Le livre de Toussaint ne souligne pas le fait qu'une partie substantielle de la gauche grecque n'était pas prête à le soutenir dans cette démarche d'audit et d'interpellation des instances européennes. Vouloir soumettre la monnaie (quelle qu'elle soit) et la fiscalité à la défense de priorités sociales et environnementales, c'était se confronter à la logique des Traités et institutions de l'UE - et donc faciliter leur mise à plat politique. Pour la première fois une telle « démarche transitoire » de lutte dans / contre l'UE était possible, appuyée sur la mobilisation la plus avancée d'un des peuples de l'union. Autrement dit, pour la première fois, le combat d'un des peuples européens pouvait soulever des enjeux valables pour tous les autres. C'est cela qui manquait en 2015. Pas seulement le courage pour la gauche grecque d'affronter les instances de l'euro-groupe en rendant publiques les négociations, mais aussi une réelle « stratégie européenne » de la gauche radicale grecque et européenne. L'audit sur la dette grecque était un verrou qui permettait de mettre en évidence des choix (en Grèce et dans l'UE) et de faire appel aux populations - pour trancher sur des alternatives qui les concernent. Non pas « la monnaie », mais la monnaie pour quoi faire ?

Après le choc de la Grèce, la gauche radicale européenne a été confrontée à une nouvelle source de divisions majeures : le referendum britannique. Eric Toussaint nous dit dans son livre, au passage (p. 137), qu'il est « devenu convaincu à partir de l'été 2013 que la sortie de la zone euro était une option sérieuse à envisager pour les pays de la périphérie européenne, notamment la Grèce ». Point de vue défendable. Mais, pas évident ni d'ailleurs très clair (jusqu'où vont les « périphéries » et quelle stratégie commune possible ? Quel rôle spécifique de la gauche radicale dans les pays du centre - France, Allemagne, pour soutenir le point de vue d'une politique égalitaire pour tous les peuples ?). Il est plus clair de dire qu'il faut remettre en cause « l'euro-système » (le statut de la BCE notamment) - pour tous les peuples de l'Union. Mais il faut souligner en même temps que cela ne donne aucune « recette », aucun consensus sur la façon de remettre en cause les Traités - et sur le « quoi faire » à la place [3] : les sorties « nationales » ne sont pas nécessairement « nationalistes », bien sûr, mais pas forcément efficaces non plus pour contrer à la fois les orientations nationalistes et néo-libérales, en défendant notamment l'enjeu crucial de la libre circulation des personnes contre les politiques racistes et xénophobes.

J'ai fait partie de ceux et celles qui ont milité pour le « non » français altermondialiste au projet de Traité constitutionnel européen en 2005. Mais ce « non » (pas plus que le « non » grec), contrairement au « non » de l'extrême droite xénophobe, n'impliquait pas de « sortir » de l'Union : il impliquait la remise en cause de ses Traités - de même qu'une constituante pourrait remettre en cause le contenu d'un État-nation. L'exigence de « désobéir » et résister à ce qui est socialement injuste et anti-démocratique, et de faire émerger une alternative progressiste, est valable au plan national, européen, mondial. Cette ligne de « désobéissance » aux traités de l'UE dans des campagnes qui visent à construire de façon transnationale un autre projet européen est également défendue dans les livres et le positionnement d'Attac France où je milite. La question n'est en effet pas seulement « que devrait faire un autre Syriza » mais, bien longtemps en amont, avant que ne soit à l'ordre du jour l'arrivée au pouvoir, de transformer les batailles nationales (sur les services publics, les retraites ou le code du travail - ou encore l'urgence sanitaire et sociale face au Covid19) en batailles européennes autant qu'on le peut. La difficulté est de prendre en compte à la fois l'imbrication étroite des économies européennes, et la réalité des histoires et spécificités nationales : il ne faut pas opposer, mais combiner le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les réponses qui doivent contester - de façon concrète pour être mobilisatrices- l'ordre existant autant au plan national qu'européen - et au-delà. Il s'agit donc de remettre en cause le statut dégradant de « marchandise jetable » infligé aux salarié.es, la logique de compétition (et ses dimensions sexistes et racistes), la destruction et privatisation des droits sociaux et de l'environnement (donc des « biens communs, qu'il s'agisse de la nature ou des services publics), à toutes les échelles, dans tous les traités, où ces politiques se mènent.

Sur tous ces plans, il faut mettre en évidence l'existence de choix et de divergences, et mettre à plat non pas seulement les carences et échecs de Syriza ou de Varoufakis mais de l'ensemble de la gauche radicale européenne. Au moment d'une nouvelle crise ouverte de l'UE catalysée par le Covid19, la discussion d'Eric Toussaint à l'égard de Yanis Varoufakis se poursuit sous la forme d'une critique des propositions exprimées par DIEM25 [4]. Elle prolonge utilement la discussion ouverte par le livre « capitulations... » : je partage dans les deux cas l'essentiel des critiques formulées par Eric Toussaint. Je les résumerai d'ailleurs au fait que Varoufakis cherche plus à sauver l'UE qu'à s'emparer de sa faillite alors que celle-ci est patente face à l'urgence sanitaire et de solidarité entre les peuples pour changer radicalement de logique. Mais, pour ne prendre que le cas de la France, une telle faillite n'épargne pas les divers pouvoirs des États nations néo-libéraux...

Mais il importe de souligner - ce que ne fait pas Toussaint - que DIEM25 comporte explicitement un travail d'élaboration et un horizon de remise en cause des Traités de l'UE. La conception explicite de ce courant se divisait en deux périodes : d'abord un temps de batailles respectant le cadre de l'UE visant à réformer celle-ci ; puis face à un possible échec des batailles démocratiques tentées, entreprendre la mise à plat des Traités et un processus constituant d'un autre projet - 2025 étant l'horizon dont se dotait le mouvement pour en juger. Mais l'horizon d'une crise ouverte de l'UE ne se décrète pas. Le « besoin » de réponses solidaires européennes face à la crise multidimensionnelle catalysée par le Covid19 est contradictoire avec ce que sont les Traités, Pactes et autres règles de l'euro-système. Cela est si vrai que la BCE elle-même a transgressé ces « règles » et que la Commission européenne a dû « suspendre » les Pactes en vigueur. C'est pourquoi, la critique exprimée par Toussaint envers Diem25 est insuffisante : Varoufakis et les courants qui militent avec lui doivent être interpellés, au nom de leur critique explicite de l'UE, sur l'urgence de rompre avec les dépendances de l'UE envers les marchés financiers (d'où la critique des eurobonds voire covidbonds), tout en exprimant l'accord sur le besoin de réponses solidaires européennes, concrètes.

On peut, dans une démarche « transitoire » de critique interne de l'UE avancer des exigences de moyens européens de réponse à l'urgence sociale. Mais ils doivent être cohérents avec une conception démocratique et égalitaire des rapports entre peuples, rompant avec les comportements néo-coloniaux, avec la logique de compétition marchande et avec celle des financements pour le profit. Cela soulève la question du statut de la BCE, des contrôles parlementaires sur sa politique qui doit pouvoir financer des dépenses structurelles répondant à l'urgence sanitaire, sociale et environnementale ; ou encore, répondant à ces mêmes finalités et exigences de contrôle public démocratique, des projets de fonds européens (alimentés par une taxation des dividendes et des marchés) : ne laissons pas ce débat-là et cette mise à plat à une confrontation entre BCE et Cour constitutionnelle allemande.

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Notes

[1] Ce point est illustré dans plusieurs chapitres du livre - notamment « Une stratégie de négociation vouée à l'échec » (chapitre 5) et « Vers le dénouement » (chapitre 9) ; mais on le trouve aussi de façon synthétique dans  cadtm.org

[2] p. 233 du livre de Varoufakis, cité par Toussaint, (« Capitulations...) p. 110

[3] J'ai explicité ce point de vue, en soutien au « non » du peuple grec et face au Brexit, cf  cadtm.org

[4] Lire  cadtm.org

 cadtm.org

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