20/05/2020 tlaxcala-int.org  12 min #174165

Dans et contre l'Europe de la pandémie : notes pour une assemblée européenne

 Sandro Mezzadra

Il est temps d'être ambitieux. La voie que nous avons ouverte avec l'assemblée du 9 avril  (#ilmondocheverrà, #lemondequiviendra), qui connaîtra son quatrième acte le 21 mai, a suscité un grand intérêt en Italie et s'est largement concentrée sur l'Italie. Dès le début, cependant, elle a regardé au-delà des frontières nationales - et a notamment essayé de se placer dans l'espace européen. C'est de là que nous devons repartir, en réfléchissant à une proposition qui puisse donner une consistance politique à cette dimension européenne de notre initiative.

La pandémie, comme beaucoup d'entre nous l'ont dit, marque une césure profonde d'un point de vue économique, politique, social et même culturel. Cette césure investit violemment l'Europe. Cela se passe d'un point de vue géopolitique et géoéconomique. Derrière la rhétorique courante de la « dé-mondialisation », il y a de puissantes tendances, déjà en cours depuis des années, vers une réduction drastique du pouvoir global des USA et vers ce que nous pourrions appeler une régionalisation des processus mondiaux - certainement pas un arrêt, mais une réorganisation au sein de grands espaces régionaux. Cependant, la césure produite par la pandémie affecte également l'Europe du point de vue de son ordre interne, des relations entre les différentes zones géographiques et entre les forces sociales et économiques qui la composent. L'Europe a été coupée en deux par le coronavirus, selon une progression géométrique qui rappelle celle de la crise financière de 2008, mais qui reproduit plus nettement la fracture au sein de chacun des pays membres concernés. Le refus de toute médiation sociale semble aujourd'hui unir les patrons italiens aux patrons français et allemands, pour ne pas parler des autres.

Dans la crise déterminée par le covid-19, l'Europe est apparue une fois de plus comme nécessaire et évanescente. D'autant plus que dans la perspective d'une régionalisation des processus globaux évoquée plus haut, il est difficile d'envisager un avenir pour les États-nations européens en dehors du processus d'intégration à l'échelle continentale. Cela est certainement vrai pour les acteurs capitalistes, mais il devrait être clair que les mouvements des exploités ont aussi un intérêt objectif à l'Europe, comprise comme un espace dans lequel l'accumulation et la circulation des ressources configurent une situation plus favorable à la lutte de classe et à l'expérimentation de politiques sociales et économiques qui aillent à l'encontre la domination du capital. La gestion même de la violente crise économique qui a suivi la pandémie, en particulier dans les pays les plus touchés (comme l'Italie et l'Espagne), est alors totalement irréaliste en l'absence d'intervention européenne. Jamais auparavant l'Europe n'a semblé aussi nécessaire. Et pourtant, comme on l'a dit, ces derniers mois, elle est également apparue évanescente, avec l'incapacité de donner un profil unitaire, politique aux ressources mobilisées, bien qu'énormes, avec l'incertitude sur la composition et les modalités d'utilisation de ces ressources, avec l'émergence continue d'éléments de blocage à partir de l'initiative de pays tels que la Hollande et la Finlande, l'Autriche, le Danemark et la Suède. Et avec la position paradoxalement toujours plus fragile de l'Allemagne dans sa tentative de faire une synthèse.

Et pourtant, il est clair qu'au niveau européen, il y a aujourd'hui une confrontation très dure, un peu comme celle qui caractérise une situation comme celle de l'Italie. La crise, avec sa violence, simplifie les camps choisis et affine les alternatives. D'une part, il y a la ligne du pâtronat, qui vise à utiliser la crise pour déterminer un nouvel approfondissement des logiques néo- et ordolibérales. La centralité de l'entreprise doit être réaffirmée à tout prix, en établissant une fois pour toutes sa primauté sur le welfare (bien-être) des citoyens - ce qui signifie, très concrètement : sur la santé des travailleur·ses. Les politiques sociales doivent être séparées du terrain des salaires et des revenus, de ce terrain sur lequel reconnaissance et pouvoir peuvent être arrachés. L'appauvrissement que nous connaissons déjà et qui est destiné à s'accroître de façon spectaculaire dans les mois à venir est pris comme une opportunité pour une plus grande « libéralisation » et une réécriture du droit du travail. D'autre part, il existe des mouvements et des comportements sociaux qui, trouvant parfois un écho au niveau politique et même dans les structures étatiques, poussent à renverser l'ordre de priorité des forces dominantes, à imposer la centralité du welfare comme terrain de lutte et comme nouveau fondement « constitutionnel » de l'Europe. Le welfare comme terrain de lutte, justement : pas seulement comme une solution institutionnelle donnée, considérant qu'il y a beaucoup de réalisations historiques du welfare, largement construites à partir de bases matérielles qui n'existent plus (ce qu'on appelle le « fordisme ») et en tout cas toutes marquées par des tendances profondément paternalistes (et dans un cas comme celui de l'Italie famillistes).

"CORPS : Qu'est-ce qu'ils font de toute l'Europe s'ils ne peuvent plus s'embrasser ?"- Mauro Biani

Le problème qui, dans le contexte de cet affrontement, se pose de notre côté en Europe est certainement d'abord celui de comment conquérir de la force en étant à l'intérieur des luttes qui se déclenchent. Mais c'est aussi un problème d'innovation politique et même institutionnelle. Et de ce point de vue, le lien entre les luttes pour le welfare et les luttes pour les salaires et les revenus est décisif, afin d'assumer - en tirant profit de la leçon féministe - la reproduction sociale comme la clé pour repenser la production elle-même et la notion de richesse. Le concept de soin, mis à l'épreuve dans le contexte de la pandémie, apparaît ici d'une importance décisive. En tout cas, si la description des camps qui s'affrontent et du conflit qui se déroule en Europe a une quelconque plausibilité, il est clair qu'il y a urgence à rassembler des forces politiques, de mouvements, d' intellectuels qui - même à partir de positions différentes - se reconnaissent dans ce que nous pourrions définir, avec une formule chère à Étienne Balibar, un européisme de la liberté et de l'égalité. Ces forces sont loin d'être résiduelles, elles ont une grande articulation et répartition géographique dans les principaux États membres de l'Union européenne. Cependant, aujourd'hui, plus que par le passé, il leur manque un espace de convergence qui puisse amplifier leur voix et rendre leurs positions politiquement efficaces.

C'est à la construction d'un tel espace de convergence que nous devons travailler. Nous devons en premier lieu examiner la possibilité de créer un « comité promoteur » d'emblée transnational, qui convoquerait entretemps une grande assemblée européenne. L'objectif, il faut le préciser, ne doit pas être de construire une énième coordination des mouvements européens (il en existe déjà plusieurs, qui travaillent souvent très efficacement sur des thèmes et des campagnes particuliers). Dans le passé, nous avons souvent fait l'erreur d'imaginer des coordinations européennes des mouvements sur le modèle des coordinations nationales : nous devons prendre congé de cette erreur. La conquête de la dimension européenne de l'action politique des mouvements ne passe pas nécessairement par la construction de mobilisations européennes (qui peuvent être importantes en certaines occasions). Il existe certainement aussi aujourd'hui de grands mouvements qui s'expriment directement sur le terrain transnational et qui investissent donc aussi l'espace européen : il suffit de penser au mouvement féministe et au mouvement écologiste. Ces mouvements sont évidemment essentiels. Mais nous devons aussi apprendre à lire la dimension européenne dans les luttes locales et nationales, en nous dotant des outils pour amplifier cette dimension par la multiplication des rencontres et des confrontations européennes. Parler d'un espace de convergence, c'est imaginer la création d'un forum européen ouvert aux croisements des luttes et des mouvements, des forces politiques et intellectuelles. Dans le but de formuler des éléments de programme qui peuvent être appropriés et mis en pratique dans des circonstances hétérogènes comme celles qui composent l'Europe.

Il est possible de commencer à imaginer les axes fondamentaux autour desquels l'assemblée européenne (et autour desquels le Forum européen pourrait travailler) pourrait être convoquée. Voici quelques exemples pour ouvrir la discussion.

1. Une analyse critique de la structure des institutions européennes (y compris, bien sûr, la Banque centrale européenne) est particulièrement urgente. Est-il possible (et souhaitable) d'imaginer et de pratiquer un forcing fédéraliste dans cette structure ? Ce qui est clair en tout cas, c'est que sans la suppression des éléments de blocage, des conditionnalités, des paramètres qui guident les politiques européennes, des politiques monétaires aux politiques fiscales, il ne sera pas possible de dégager les ressources nécessaires à une nouvelle fondation de l'Europe autour de la priorité d'un welfare à réinventer. Et c'est dans ce sens qu'il faut aussi aborder la grande question des processus de financiarisation et de la possibilité de « éguler » les mouvements du capital financier.

2. Autour de ce welfare à réinventer, il est urgent de relancer la discussion. Le principe féministe du soin, on l'a dit plus haut, peut être pris en termes très généraux comme un critère fondamental pour imaginer d'une nouvelle manière les politiques en matière d'éducation, de santé, de logement. Un soin qui n'est évidemment pas unilatéral (du haut vers le bas) mais plutôt capable de mettre au centre l'élément de la réciprocité et de la relation. Parler de welfare signifie en tout cas parler du travail, du salaire et du revenu en même temps. La période de la pandémie a révélé combien est composite ce travail « essentiel » sans lequel la reproduction sociale est bloquée : les travailleur·ses de la santé, bien sûr, mais aussi les riders [coursiers] et les ouvrier·ères d'usine, les travailleur·ses de la logistique et les journalier·ères migrant·es dans les campagnes. C'est des revendications et des luttes de ces figures qu'il faut partir pour définir un cadre de la composition du travail vivant contemporain. Et pour affirmer le principe qu'il n'y a pas de nouveau welfare sans conquêtes dans le domaine du salaire et du revenu en même temps.

3. Le thème de la reconversion écologique ne peut être qu'au centre de la discussion européenne. On a beaucoup parlé de Green New Deal ces dernières années, mais nous on est loin de la formulation d'un projet européen cohérent. Les mouvements écologistes de ces dernières années ont formulé une série de propositions à cet égard à partir desquelles il est possible de commencer à définir des éléments de programme qui combinent la critique du capitalisme et une redéfinition globale du sens du « développement ». Loin d'encourager des attitudes moralisatrices et austères ou d'ouvrir de nouveaux espaces d'investissement pour le capital green, le thème de la reconversion écologique doit être pris comme une extraordinaire opportunité de repenser tout le fonctionnement de l'économie.

4. La question des migrations et des frontières reste fondamentale en Europe. Même pendant la pandémie, des centaines de migrants ont continué à traverser la Méditerranée, et le « massacre du lundi de Pâques » (avec la mort de 12 personnes en Méditerranée centrale, avec des responsabilités évidentes des autorités maltaises et européennes) indique une sinistre continuité des politiques frontalières européennes. Heureusement, il existe de nombreux réseaux travaillant en Europe sur ces questions (et le rôle de l'association Mediterranea est fondamental à cet égard). Il s'agit de reprendre, de relancer, de renforcer le travail de ces réseaux, en reprenant le thème des migrations et des frontières comme une question cruciale pour commencer à imaginer l'Europe à venir. Il est nécessaire de rappeler que, d'une part, c'est autour des frontières que se jouent une partie décisive pour la relation entre l'Europe et les espaces extérieurs à celle-ci, tandis que, d'autre part, les frontières - avec leur violence - se réinscrivent dans l'Europe et dans ses citoyens. Les mouvements et les luttes des migrants sont donc fondamentaux à la fois pour imaginer une autre politique de l'Europe dans le monde et pour intervenir sur la qualité de la citoyenneté et de la démocratie en Europe.

5. Un dernier thème indiqué ici (il en reste bien sûr beaucoup d'autres) est celui des savoirs. Bien entendu, l'éducation est une composante essentielle du welfare, et le débat sur le savoir aura lieu dans ce cadre. Cependant, la pandémie a mis en évidence l'importance de la question du savoir (de la science) qui mérite une attention particulière. Nous devons prendre au sérieux la perspective que des épidémies et des pandémies puissent se reproduire dans les années à venir : nous vivons toujours sur une « planète infectée », pour reprendre Donna Haraway. De ce point de vue, le problème de la démocratisation des savoirs, des campagnes d'alphabétisation scientifique de masse qui permettent aux citoyen·nes de ne pas dépendre unilatéralement des « experts », se pose avec beaucoup de force. L'implication des scientifiques qui veulent s'engager dans ce processus de démocratisation de la science et de la connaissance, dont l'importance ne peut échapper à d'autres égards (que l'on pense au fonctionnement des plateformes et applications numériques, pour donner un exemple évident), est ici cruciale.

Cinq axes pour une assemblée européenne à convoquer dans une dimension immédiatement transnationale. En attendant, il s'agit de mettre en place un comité promoteur. Et il convient de répéter que les cinq axes présentés ne sont qu'indicatifs - bien qu'ils indiquent certainement des thèmes cruciaux pour le débat politique européen. Ils varieront considérablement selon l'ordre du jour proposé. L'important est de partager l'urgence et l'esprit de l'initiative. Les mots de Jean Monnet, un des pères de la construction européenne, sont bien connus : « L'Europe sera façonnée par ses crises et sera la somme des solutions trouvées pour résoudre ces crises ». Eh bien, face à la crise la plus profonde de son histoire, les solutions qui se profilent en Europe sont différentes, et il y a entre elles un antagonisme essentiel. Nous savons de quel côté nous sommes : du côté de l'Europe de la liberté et de l'égalité, du commun et du soin.

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 21 Mai 2020 18h. : Assemblea #ilmondocheverrà IV

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  euronomade.info
Publication date of original article: 18/05/2020

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