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La politique de la «négligence malveillante»: comment l'oligarchie russe sacrifie la santé et la vie des gens

Par Vladimir Volkov et Clara Weiss
21 mai 2020

Le 11 mai, le président russe Vladimir Poutine a annoncé que la «période de journées sans travail», introduite fin mars, prendrait fin «pour tous les secteurs de l'économie». Depuis lors, des millions de travailleurs russes ont été forcés de retourner sur leur lieu de travail, confrontés au danger immédiat de contracter COVID-19 et d'en mourir.

Poutine a annoncé la fin des mesures de verrouillage dans des conditions de forte augmentation du nombre de cas à plus de 10 000 par jour, la hausse la plus rapide dans toute l'Europe. La semaine dernière, la Russie est devenue le pays avec le deuxième plus grand nombre de cas au monde après les États-Unis ; plus de 290 000 cas confirmés et 2 722 décès.

Le nombre de cas de coronavirus en Russie

Le virus s'est propagé aux plus hauts niveaux de l'État. Plusieurs ministres, dont le nouveau Premier ministre Mikhail Mishustin, sont tombés malades du COVID-19. Le virus s'est également propagé très largement dans les monastères et parmi les dirigeants de l'Église orthodoxe russe, qui a des liens étroits avec le Kremlin et a défié pendant des semaines l'interdiction des rassemblements publics.

Des images de respirateurs qui ont pris feu, entraînant la mort de patients atteints du COVID-19, et de médecins défenestrés dans les hôpitaux ont choqué les travailleurs du monde entier.

Dans ces conditions, la réouverture de l'économie est une mesure aussi criminelle que désespérée. En réponse à la crise du coronavirus, le Kremlin n'a pas de solution à proposer qui correspondrait en aucune façon aux intérêts de la grande majorité de la population.

Même les médias grand public fidèles au Kremlin ont exprimé des doutes sur cette décision. Dans un éditorial du 13 mai, la Nezavisimaya Gazeta aaverti avec prudence que «l'affaiblissement de la quarantaine [entraînait] beaucoup de risques nouveaux» et que «jusqu'à présent, il n'y [avait] pas de preuves de résultats positifs clairs de la fin des mesures de quarantaine».

Les mesures sociales dérisoires annoncées par Poutine ont un caractère entièrement cosmétique. Elles sont principalement conçues pour les familles avec enfants, dont 80 pour cent vivent dans la pauvreté en Russie. Cependant, ces mesures ne changeront rien à la situation de la majorité de la population dans des conditions de misère galopante et de forte augmentation du chômage.

Environ 25 pour cent de tous les travailleurs ont perdu leur emploi ou une partie de leurs revenus. Dans ces conditions, selon Svetlana Misikhina de l'École supérieure d'économie de Moscou, les mesures prises par le gouvernement « ne donneront aux citoyens que 10 pour cent des revenus perdus ».

Quant au soutien à l'économie, dans toutes les mesures annoncées par le gouvernement, représentant environ 2,8 pour cent du produit intérieur brut (environ 3 billions de roubles - 36,5 milliards d'euros), la part du lion reviendra aux plus grandes entreprises, privées et publiques. Parmi elles, la grande compagnie pétrolière publique Rosneft, dont le chef, Igor Sechin, a déjà demandé l'aide directe du président et été assisté en grand sous la forme d'une réduction des objectifs de pompage et de prêts bancaires avantageux.

Entre temps, le gouvernement a démonstrativement refusé de « casser la tirelire » du Fonds national de protection sociale (FNS) qui avait accumulé au 1er avril plus de 12 800 milliards de roubles (150 milliards de dollars), soit 11,3 pour cent du PIB,. L'oligarchie du Kremlin considère de toute évidence ce fonds comme sa caisse noire privée, bien que théoriquement tout montant du FNS dépassant les 7 pour cent du PIB soit destiné à l'aide sociale des citoyens.

Dans une interview du 5 mai au journal économique Vedomosti, le ministre des Finances Anton Siluanov a souligné que toutes les dépenses supplémentaires du gouvernement dues à la pandémie seraient financées dans le cadre des ressources budgétaires existantes.

Ces politiques vont aggraver considérablement le niveau déjà sidérant des inégalités sociales en Russie. Avant même le début de la pandémie, environ 20 millions de personnes sur une population de 140 millions étaient officiellement considérées comme «extrêmement pauvres». En même temps, la richesse combinée des 10 Russes les plus riches en 2019 était d'environ 164,4 milliards de dollars. Les 1 pour cent les plus riches du pays accaparait plus d'un tiers de la richesse totale.

La politique de l'oligarchie russe correspond complètement à la logique meurtrière des classes dirigeantes capitalistes du monde entier, qui mettent les intérêts des super-riches et les profits des grandes entreprises au-dessus du droit de la classe ouvrière à vivre. Une politique que le World Socialist Web Site a justement qualifié de «négligence malveillante».

Même lorsque le gouvernement russe a introduit les mesures de quarantaine initiales, déclarant que les travailleurs continueraient à percevoir leurs revenus, il n'a pas expliqué comment cela serait assuré. De plus, le gouvernement a refusé de proclamer l'état d'urgence, ce qui, selon la loi, l'aurait contraint à indemniser à la fois les individus et les institutions pour les pertes financières subies pendant la pandémie.

Au lieu de cela, il a introduit le terme complètement nouveau d '«état de préparation accrue». On a fait passer en force cette innovation juridique à la Douma d'État (parlement) en trois lectures dans la même journée. Dans la pratique, il s'agit d'un régime de «distanciation sociale», les personnes restant à la maison «volontairement». Parallèlement, les pouvoirs des autorités régionales et de la police ont été considérablement étendus et mis sur un pied d'égalité avec ceux qui prévalant dans l'état d'urgence.

Rien de tout cela n'était de l'improvisation au hasard. En mars, le Kremlin a été confronté à ce que certains commentateurs ont appelé un «état d'orage parfait de préparation accrue». En plus de la pandémie croissante, il y a eu une chute massive des prix mondiaux du pétrole. Les exportations de pétrole, ainsi que les exportations de gaz et d'autres matières premières, représentent au moins la moitié du PIB russe.

Un autre facteur de l'aggravation de la crise a été la soi-disant «réforme constitutionnelle» introduite à la mi-janvier dans le discours de Poutine sur l'état de la nation. L'ensemble du cabinet ministériel a été remanié afin de faciliter un renforcement sans précédent des  pouvoirs (article en anglais) du président.

De plus, la Constitution est en train de devenir un support pour les valeurs conservatrices-nationalistes d'extrême droite, qui ont beaucoup en commun avec celles défendues par les régimes fascistes et autoritaires des années 1930. Dans un effort désespéré pour doter ces changements d'une couverture de légitimité, le Kremlin se préparait à organiser un référendum sur les changements le 22 avril. Maintenant, le référendum se tiendra probablement le 24 juin.

Ces considérations politiques ont sans aucun doute joué un rôle dans les efforts visant à mettre fin prématurément à la fermeture de l'économie. Lors d'une vidéoconférence avec les gouverneurs régionaux le 8 avril, Poutine a déclaré: «Nous ne pouvons pas arrêter l'économie.... Les conditions doivent maintenant être créées pour que les entreprises, les organisations et les entrepreneurs puissent reprendre leur horaire de travail habituel ».

En conséquence, le 10 avril déjà, des centaines d'usines ont repris leurs activités à Moscou et dans d'autres régions, dont beaucoup n'étaient en aucun cas «essentielles». Cela a été un facteur majeur contribuant à la propagation rapide de la pandémie en Russie ces dernières semaines. C'est précisément entre mi-avril et maintenant que le nombre de cas confirmés de COVID-19 a été multiplié par 10 et que la plupart des décès enregistrés se sont produits.

Dans un exemple particulièrement frappant de l'attitude cynique des représentants du gouvernement à l'égard de la vie des travailleurs, Igor Artamonov, gouverneur de la région de Lipetsk, a conseillé à ses subalternes, lors d'une réunion en avril, d'utiliser des produits chimiques déployés contre les tiques pour disperser les gens dans les rues, afin de faire observer la «distanciation sociale».

L'indifférence totale à l'égard de la sécurité et de la vie des travailleurs a pris des formes particulièrement brutales en ce qui concerne le personnel soignant. En avril et mai il y eut un flot ininterrompu de nouvelles sur leurs conditions de travail: le manque d'équipement de protection individuelle (EPI) est énorme et les travailleurs sont massivement sous-payés. Il y a également eu de grosses erreurs dans les efforts visant à réorganiser rapidement les hôpitaux pour traiter les malades du COVID-19, ce qui a entraîné dans de nombreux cas un mélange des patients infectés avec ceux qui ne l'étaient pas.

Des décennies de coupes dévastatrices dans les dépenses de soins de santé, ont créé des conditions où les hôpitaux sont devenus les principaux foyers d'infections du pays. Le 13 mai, le ministre de la Santé Mikhail Murashko a déclaré devant la Douma d'État qu'il y avait 400 foyers du virus dans les hôpitaux, ce qui effrayait les patients qui ne s'y rendaient plus. Le nombre de personnels de santé décédés du COVID-19 en Russie est l'un des plus élevés au monde. Au 17 mai, une page commémorative pour les personnels de santé décédés répertoriait 222 noms.

Dans ces conditions, la déclaration de Poutine dans son discours du 11 mai - «Nous avons choisi la voie pour sauver la vie et la santé des gens, et ensemble nous avons déjà accompli beaucoup, fait beaucoup et surmonté beaucoup» - ne peut être comprise que comme une parodie délibérée et cynique de la vérité.

La politique de négligence malveillante du gouvernement a provoqué une première montée d'opposition de la part de la classe ouvrière. Plus important encore, les  travailleurs de Gazprom dans le champ de condensats de pétrole et de gaz de Chayanda en Yakoutie, dans le nord-est de la Russie, ont protesté contre leurs conditions de travail épouvantables au milieu de la propagation du virus, fin avril. Sur les 10 500 travailleurs du champ pétrolifère, environ un tiers ont été infectés par le virus. Il a fallu des protestations ouvertes pour forcer la direction à commencer à évacuer le site.

La réémergence de la lutte des classes au niveau international et en Russie même est la première étape dans le développement d'une lutte internationale unifiée des travailleurs de tous les pays contre le système de profit. La lutte pour les droits, la santé et la vie de la classe ouvrière au milieu de la pandémie est indissolublement liée à la lutte contre le système capitaliste. Cependant, cette lutte soulève des questions fondamentales de perspective politique et historique.

L'impact social et sanitaire catastrophique de la pandémie est le résultat direct de la restauration du capitalisme à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Si les respirateurs explosent et que les hôpitaux s'effondrent littéralement, c'est le résultat non pas tant du virus, mais de la dissolution de l'URSS par la bureaucratie stalinienne et des décennies d'austérité qui ont suivi sous la nouvelle oligarchie.

L'oligarchie russe ne craint rien plus qu'une opposition naissante de la classe ouvrière russe et internationale qui soit pénétrée du programme politique de l'internationalisme socialiste et reposant sur les leçons de la lutte du mouvement trotskyste contre le stalinisme. C'est pourquoi elle a lancé une grande campagne d'État pour calomnier Léon Trotsky, dirigeant avec Vladimir Lénine de la révolution d'Octobre et principal opposant de Staline, et qu'elle réprime tous les efforts de recherche des crimes du stalinisme. Nous encourageons vivement nos lecteurs en Russie et dans l'ancienne Union soviétique à nous contacter pour discuter de ces questions, et acheter et étudier le livre  Défense de Léon Trotsky.

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(Article paru en anglais le 19 mai 2020)

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