27/05/2020 entelekheia.fr  9 min #174529

Une médecine plus humaine pourrait radicalement transformer la pratique médicale

Par Jacob Stegenga
Paru sur  Aeon sous le titre Gentle medicine could radically transform medical practice

De nombreuses critiques de la science médicale ont été formulées ces dernières années. Certains critiques soutiennent que des fausses catégories de maladies ont été inventées et que les catégories de maladies existantes ont été élargies dans un but de profit. D'autres affirment que les bienfaits de la plupart des nouveaux médicaments sont minimes et généralement exagérés par la recherche clinique, et que les inconvénients de ces médicaments sont importants et généralement sous-estimés par la recherche clinique. D'autres encore soulignent les problèmes liés aux méthodes de recherche elles-mêmes, en faisant valoir que celles qui étaient considérées comme des normes d'excellence en matière de recherche clinique - essais randomisés et méta-analyses - sont en fait malléables et ont été biaisées pour servir les intérêts de l'industrie plutôt que ceux des patients. Voici comment la revue médicale The Lancet a résumé ces critiques en 2015 :

Affligée par des études sur des échantillons de petite taille, à effets minuscules, d'analyses exploratoires non valables et de conflits d'intérêts flagrants, ainsi que d'une obsession de poursuivre des tendances à la mode d'importance douteuse, la science a pris un virage vers l'obscurantisme.

Ces problèmes sont dus à quelques caractéristiques structurelles de la médecine. L'une des plus importantes est la motivation du profit. L'industrie pharmaceutique est extrêmement rentable, et les gains financiers fantastiques que l'on peut tirer de la vente de médicaments incitent à s'engager dans certaines des pratiques ci-dessus. Une autre caractéristique importante de la médecine est l'espoir et l'attente des patients dans l'aide que la médecine peut leur apporter, associés à la formation des médecins à intervenir activement, par le dépistage, la prescription, l'envoi vers des spécialistes, etc. Une autre caractéristique est la base causale extrêmement complexe de nombreuses maladies, qui entrave l'efficacité des interventions sur ces maladies - prendre des antibiotiques pour une simple infection bactérienne est une chose, mais prendre des antidépresseurs pour une dépression en est une autre. Dans mon livre « Medical Nihilism » (« Nihilisme médical », 2018), j'ai rassemblé tous ces arguments pour en conclure que l'état actuel de la médecine est en effet en train de se dégrader.

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Comment la médecine doit-elle faire face à ces problèmes ? J'ai inventé le terme « médecine humaine » pour décrire un certain nombre de changements que la médecine pourrait mettre en œuvre, dans l'espoir qu'ils contribueraient à atténuer ces problèmes. Certains aspects de la médecine humaine pourraient impliquer de petites modifications de la pratique courante et de la politique actuelle, tandis que d'autres aspects pourraient être plus profondément revus et corrigés.

Commençons par la pratique clinique. Les médecins pourraient être moins interventionnistes qu'ils ne le sont actuellement. Bien sûr, de nombreux médecins et chirurgiens sont déjà prudents dans leur approche thérapeutique, et je pense que cette prudence thérapeutique devrait être plus répandue. De même, les espoirs et les attentes des patients devraient être soigneusement contrôlés, comme le conseillait le médecin canadien William Osler (1849-1919) : « L'une des premières tâches du médecin est d'éduquer les masses à ne pas prendre de médicaments ». Le traitement devrait, en général, être moins agressif et plus doux, lorsque cela est possible.

Un autre aspect d'une médecine humaine est la manière dont les objectifs de la recherche médicale seraient déterminés. La plupart des ressources de recherche en médecine appartiennent à l'industrie pharmaceutique, et sa motivation de profit contribue à cette « obsession de poursuivre des tendances à la mode d'importance douteuse ». Il serait formidable d'avoir davantage d'antibiotiques expérimentaux dans le pipeline de la recherche, et il serait bon de disposer de preuves de haute qualité sur l'efficacité de divers facteurs liés aux modes de vie pour moduler la dépression (par exemple). De même, il serait bon de disposer d'un vaccin contre la malaria et de traitements pour ce que l'on appelle parfois les « maladies tropicales négligées » dont la charge de morbidité est énorme.

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La pandémie actuelle de coronavirus a montré à quel point nous en savons peu sur certaines questions de base extrêmement importantes, comme la dynamique de transmission des virus, l'influence des masques sur le contrôle de la transmission des maladies et les types de politiques sociales qui peuvent effectivement aplanir les courbes épidémiques. Mais la poursuite de ces programmes de recherche n'est guère profitable à l'industrie.

L'ONG bruxelloise Corporate Observatory Europe accuse Big Pharma d'avoir siphonné des fonds européens pour développer des médicaments rentables, au détriment de l'intérêt public et de la préparation aux épidémies. Rapport. 👇

(Tweet ajouté par la traduction)

Au contraire, de grands profits peuvent être réalisés en développant des médicaments « me-too » (« moi aussi ») - un nouveau rejeton d'une classe de médicaments pour lesquels il existe déjà plusieurs rejetons. Un nouvel inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS) [dont le célèbre Prozac est le premier exemple, donc le chef de file, NdT] pourrait générer des profits importants pour une entreprise, mais il n'apporterait que peu de bénéfices aux patients, étant donné qu'il existe déjà de nombreux ISRS sur le marché (et, en tout cas, leur effet démontré est extrêmement modeste, comme je l'ai soutenu dans un  récent essai d'Aeon) [Le Prozac et ses molécules apparentées, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine « me-too » tels que  le Zoloft et autres ont été accusés à maintes reprises, au fil des années, de n'être que  de simples placebos, NdT]

Un changement au niveau politique, que certains préconisent maintenant, consiste à réduire ou à éliminer la protection de la propriété intellectuelle des interventions médicales. Cela aurait plusieurs conséquences. Il est évident que cela atténuerait les incitations financières qui semblent corrompre la science médicale. Cela signifierait probablement aussi que les nouveaux médicaments seraient moins chers. Il est certain que les manœuvres de personnes comme Martin Shkreli seraient impossibles [ Shkreli, un dirigeant de fonds spéculatif, était PDG de deux firmes, l'une de biotechnologie et l'autre pharmaceutique. Il avait acheté les droits d'un médicament, le Daraprim, pour en multiplier le prix par 56. Il est aujourd'hui en prison pour fraudes, NdT]. Cela signifierait-il également qu'il y aurait moins de recherche et de développement médical innovant ? C'est un argument rebattu, souvent évoqué pour défendre les lois sur la propriété intellectuelle.

Cependant, il pose de sérieux problèmes. L'histoire des sciences montre que les grandes révolutions scientifiques se produisent généralement sans de telles incitations - pensez à Nicolas Copernic, Isaac Newton, Charles Darwin et Albert Einstein. Les percées en médecine ne sont pas différentes. Les plus importantes percées dans le domaine des interventions médicales - antibiotiques, insuline, vaccin contre la polio - ont été développées dans des contextes sociaux et financiers qui étaient complètement différents du contexte de profit pharmaceutique actuel. Ces percées ont en outre été radicalement efficaces, contrairement à la plupart des superproductions actuelles.

Un autre changement au niveau politique consisterait à retirer les essais de nouveaux produits pharmaceutiques des mains de ceux qui pourraient tirer profit de leur vente. Un certain nombre de commentateurs ont fait valoir qu'il devrait y avoir une indépendance entre l'organisation qui teste une nouvelle intervention médicale et celle qui fabrique et vend cette intervention. Cela pourrait contribuer à élever les normes de preuve auxquelles nous soumettons les interventions médicales, afin que nous puissions mieux connaître leurs véritables avantages et inconvénients.

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Pour en revenir à la question des objectifs de recherche, nous devons également disposer de preuves plus rigoureuses sur la médecine humaine elle-même. Nous disposons d'une montagne de preuves sur les avantages et les inconvénients du lancement d'une thérapie - c'est le but de la grande majorité des essais randomisés aujourd'hui. Cependant, nous n'avons guère de preuves rigoureuses sur les effets de l'arrêt d'une thérapie médicamenteuse. Comme une partie de la médecine humaine est un appel à être plus prudents sur le plan thérapeutique, nous devrions disposer de plus de données sur les effets de l'arrêt des traitements médicamenteux.

Par exemple, en 2010, des chercheurs en Israël ont  appliqué un programme d'arrêt des médicaments à un groupe de patients âgés qui prenaient en moyenne 7,7 traitements. En suivant strictement les protocoles de traitement, les chercheurs ont retiré une moyenne de 4,4 médicaments par patient. Parmi ceux-ci, seuls six médicaments (2 %) ont été ré-administrés en raison du retour des symptômes. Aucun effet néfaste n'a été observé lors de l'arrêt des médicaments, et 88 % des patients ont déclaré se sentir en meilleure santé. Nous avons besoin de beaucoup plus de tests comme celui-ci, et de meilleure qualité.

Une médecine humaine ne signifie pas une médecine simple. Nous pourrions apprendre que l'exercice régulier et une alimentation saine sont plus efficaces que de nombreux produits pharmaceutiques pour un large éventail de maladies, mais l'exercice régulier et une alimentation saine ne sont pas faciles. L'intervention la plus importante pour préserver la santé pendant la pandémie actuelle de coronavirus est peut-être la « distanciation sociale », qui est totalement non-médicale (dans la mesure où elle n'implique pas de professionnels de la santé ou de traitements médicaux), bien que la distanciation sociale exige des coûts personnels et sociaux importants.

En bref, en réponse aux nombreux problèmes de la médecine actuelle, la médecine humaine suggère des changements dans la pratique clinique, les programmes de recherches médicales et les politiques relatives à la réglementation et à la propriété intellectuelle.

Jacob Stegenga est conférencier en philosophie des sciences à l'université de Cambridge. Avant de rejoindre Cambridge, il a enseigné aux États-Unis et au Canada, et il a obtenu son doctorat à l'université de Californie à San Diego. Son domaine de recherche est la philosophie des sciences, y compris les problèmes méthodologiques de la recherche médicale, les questions conceptuelles en biologie et les sujets fondamentaux du raisonnement et de la rationalité. Il est l'auteur de  Medical Nihilism (2018) et de  Care and Cure : An Introduction to Philosophy of Medicine (2018).

Traduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo Public Domain Pictures / Pixabay

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