01/07/2020 wsws.org  7 min #176195

Un commentaire révélateur d'un directeur de la finance

Par Nick Beams
1 juillet 2020

L'opérateur financier de longue date Henry Kaufman, ancien cadre supérieur de Salomon Brothers et aujourd'hui président de sa propre entreprise, a écrit un commentaire dans le Financial Times dans lequel il déplore la transformation du capitalisme.

«Le capitalisme américain est en train de disparaître rapidement», écrit-il. «Sa disparition est en cours depuis un certain temps et la dévastation économique causée par la pandémie de COVID-19 est le dernier coup porté à notre économie politique».

Il soutient que le capitalisme est remplacé par l'étatisme, «une forme d'économie politique dans laquelle l'État exerce un contrôle centralisé important sur les affaires sociales et économiques».

En faisant son évaluation, Kaufman se réfère aux doctrines élaborées par Adam Smith en 1776 dans son livre La Richesse des nations, dans lequel il soutient que «les humains s'efforcent de façon innée d'atteindre le progrès matériel et que le meilleur moyen d'y parvenir est la concurrence sans entrave, la division du travail et le libre-échange».

Kaufman écrit que ce type de capitalisme a été brisé. Les traités de libre-échange sont abrogés. La libre circulation des travailleurs est entravée par des murs et des décrets. La concentration des sociétés non financières est en forte augmentation.

«Sur les marchés financiers, la concentration est encore plus flagrante», note-t-il. «Aujourd'hui, un nombre décroissant de conglomérats financiers contrôle étroitement la gestion des investissements ainsi que la souscription et la négociation des titres. Les énormes conflits d'intérêts sous-jacents sont tolérés par les autorités».

L'évaluation de Kaufman a clairement été influencée par l'intervention massive et illimitée de la Réserve fédérale sur les marchés financiers en réponse à la pandémie de coronavirus.

«Elle achète non seulement des obligations d'État mais aussi des obligations d'entreprises, y compris des émissions de faible qualité, des obligations hypothécaires, des obligations municipales et des fonds négociés en bourse», écrit-il. Il note que depuis le début de l'année, le bilan de la Fed a gonflé de 3.000 milliards de dollars pour atteindre 7.000 milliards de dollars, et que «les marchés financiers en sont venus à attendre de la Fed qu'elle intervienne en réponse à toute baisse brutale des cours des actions».

En tant que représentant éminent de l'aristocratie financière américaine, Kaufman est motivé par deux préoccupations: la crainte que l'inégalité sociale toujours croissante aux États-Unis alimente une recrudescence des luttes sociales et de classe, et que l'étatisme ne sape l'idéologie centrale de la classe dirigeante américaine.

Après avoir invoqué le parrain du capitalisme de libre marché, il note que Smith a «mis en garde» contre «une division de classes marquée qui pourrait laisser des riches inactifs et des travailleurs exploités». Il cite un passage de La Richesse des nations: «Aucune société ne peut manifestement être florissante et heureuse dont la majeure partie des membres sont pauvres et misérables.»

La représentation de Smith d'un capitalisme compétitif opérant via le marché libre - un véritable Éden des droits innés de l'homme, comme l'a dit Marx, où tous travaillent ensemble selon une harmonie préétablie ou sous les auspices d'une providence omnisciente travaillant ensemble pour le bien commun - n'a jamais vraiment existé.

Les ressources initiales du développement capitaliste en Angleterre, son pays natal, ne proviennent pas d'individus entreprenants qui économisent leur argent et l'appliquent ensuite à la production, mais du pillage et de la spoliation à l'échelle internationale, des fortunes héritées, et du dépouillement de la masse de la population de l'accès aux moyens de production et de leur transformation en une classe sans propriété n'ayant rien à vendre sauf leur force de travail.

Et le cours du développement capitaliste a rapidement balayé l'entrepreneur indépendant. Cela s'est fait à travers deux processus: d'une part, la logique inexorable de la concurrence, qui n'est pas de perpétuer la lutte concurrentielle, mais plutôt d'obliger chaque producteur à chasser ses rivaux, dans le but de devenir un monopole; d'autre part, l'élargissement de l'échelle de production, qui a fait qu'elle ne pouvait plus être organisée par des entrepreneurs individuels, mais nécessitait la mobilisation de capitaux par des sociétés reposant sur une vaste structure de crédit.

Quelle que soit la manière dont sa représentation de la société capitaliste de marché est passée dans l'histoire, par le développement même de l'économie capitaliste, Smith a été continuellement utilisé pour fournir les justifications idéologiques de l'ordre actuel.

Celles-ci sont fondées sur des affirmations telles que:

 La société de marché offre des possibilités d'initiative; le profit, que ce soit dans le domaine de la production ou de la finance, est la récompense du risque.

 L'inégalité sociale n'est pas le résultat de la logique inexorable du système lui-même mais découle de l'incapacité inhérente des individus à profiter des opportunités que ce monde meilleur que tous les autres offre.

 Le capitalisme est la seule forme possible d'organisation socio-économique.

Au cours de la période écoulée, et plus particulièrement depuis la crise financière de 2008, ces formules ont été brisées, les agences des États capitalistes - les gouvernements et les banques centrales - ayant fourni des billions de dollars aux banques, aux fonds spéculatifs et aux entreprises, un processus qui a maintenant atteint de nouveaux sommets.

Cette transformation du capitalisme en ce qu'il appelle «l'étatisme» inquiète Kaufman car elle révèle trop clairement la nature réelle des relations sociales et économiques et représente un «grand écart par rapport à la vision des pères fondateurs».

Bien que l'attention de Kaufman se porte sur des questions idéologiques, la tendance croissante à l'étatisme a également une signification économique objective. La crise sanitaire provoquée par la pandémie et la crise économique qui en résulte ont toutes deux révélé la faillite totale du système de marché et la nécessité objective d'un contrôle et d'une organisation de l'État pour assurer le fonctionnement même de la société moderne.

En même temps, la crise a mis en évidence la contradiction maligne entre, d'une part, le caractère mondial de la vie économique et la nécessité d'une réponse à la pandémie planifiée et coordonnée au niveau international et, d'autre part, les antagonismes nationaux virulents et la désorganisation résultant du système d'États-nations sur lequel repose le capitalisme.

La question cruciale est de savoir entre quelles mains le pouvoir de l'État doit reposer et dans quels intérêts il doit être exercé.

Ce n'est pas la première fois que nous assistons à une étatisation de la finance. Pendant la Première Guerre mondiale, les gouvernements capitalistes ont émis des quantités massives de papier-monnaie et de dettes pour financer leurs opérations militaires. Dans une analyse des conséquences de ce processus, incluse dans le manifeste qu'il a rédigé pour le premier congrès de l'Internationale communiste en 1919, Léon Trotsky a écrit:

«L'étatisation de la vie économique, contre laquelle protestait tant le libéralisme capitaliste, est un fait accompli. Revenir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes, est désormais impossible. La question est uniquement de savoir quel sera désormais celui qui sera responsable de la production étatisée: l'État impérialiste ou l'État du prolétariat victorieux?»

En des termes qui ont acquis une pertinence encore plus grande pour aujourd'hui, alors que l'économie mondiale entre dans la récession la plus profonde depuis la Grande Dépression, Trotsky a ajouté que la tâche de la classe ouvrière était de «prendre en main l'économie perturbée et ruinée pour assurer sa régénération sur des principes socialistes», par l'établissement d'États ouvriers qui ne regardent pas en arrière et ne respectent ni les privilèges hérités ni les droits de propriété, mais mobilisent toutes les ressources de la société pour répondre aux besoins des masses.

(Article paru en anglais le 30 juin 2020)

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