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Pourquoi le New York Times raconte-t-il que les Russes offrent des primes aux Talibans pour tuer des Américains ?

Le New York Times invente un complot meurtrier russe

Par Patrick Martin
4 juillet 2020

Depuis que William Randolph Hearst a envoyé un câble à son correspondant à La Havane en 1898 avec le message «Vous fournissez les images et je fournirai la guerre», jamais ne pourrait-on identifier un journal aussi bien à une tentative de provoquer une guerre américaine que le New York Times cette semaine.

La différence - et c'est colossal - est que Hearst attisait les flammes pour la guerre hispano-américaine. C'était un conflit relativement mineur, la première entreprise de l'impérialisme américain pour s'emparer de territoires outre-mer, à Cuba, à Porto Rico et aux Philippines. Tandis que, le Times cherche aujourd'hui à attiser la fièvre de la guerre contre la Russie, une fièvre qui menace de déclencher une troisième guerre mondiale avec des armes nucléaires.

Aucune base factuelle n'existe pour la série d'articles et de commentaires publiés par le Times, à partir de samedi dernier. Ils affirment que le service de renseignement militaire russe, le GRU, a payé des primes aux guérilleros talibans pour les inciter à attaquer et à tuer des soldats américains en Afghanistan. Pas un seul des 31 soldats américains morts en Afghanistan en 2019-2020 n'a été désigné comme victime de ce prétendu stratagème. Le Times n'a produit aucun témoin. Aucune affirmation n'a été étayée avec des preuves.

Les articles publiés dans le Times ont été repris depuis par des articles similaires dans le Washington Post, le Wall Street Journal et l'Associated Press. Les informations diffusées sur les grandes chaînes de télévision n'ont pas apportées plus d'informations que le Times. Mais les seuls fondements de l'ensemble de ces rapports sont les déclarations non étayées et non corroborées de responsables des services de renseignement non nommés. Ces fonctionnaires ne donnent aucune preuve de leurs affirmations sur le fonctionnement du prétendu réseau d'agents du GRU. À savoir: comment l'argent est-il venu de Russie en Afghanistan; comment l'argent s'est-il distribué aux combattants talibans; quelles actions les combattants talibans ont-ils menées; quel impact ces actions ont-elles eu sur tout personnel militaire américain?

Pourtant, six jours après le début de cette campagne de presse, les médias bourgeois «traditionnels» n'ont pas reconnu que ce récit était douteux ou sans fondement. Au lieu de cela, leur objectif principal a été d'exiger que le gouvernement Trump s'explique: quand le président a-t-il appris la prétendue attaque russe et ce qu'il propose de faire à ce sujet.

Les reporters du Times qui mènent cette campagne ne sont pas des journalistes au sens propre du terme. Ce sont des intermédiaires qui transmettent les informations que des agents de haut niveau de la CIA et d'autres agences de renseignement leur fournissent, les remettent à la disposition du public et utilisent leur statut de «journalistes» pour donner plus de crédibilité qu'un communiqué de presse de Langley, en Virginie. En d'autres termes, la CIA a fourni la trame de l'intrigue et le journal crée le cadre narratif pour la vendre au peuple américain.

Le Times et des reporters individuels comme David Sanger et Eric Schmitt ont fait leurs preuves. Le journal a joué un rôle de premier plan en aidant le gouvernement Bush à monter son dossier pour la guerre contre l'Irak en 2002-2003. Il ne s'agissait pas seulement de la tristement célèbre Judith Miller, avec ses histoires de tubes en aluminium utilisés pour construire des centrifugeuses en vue de la fabrication d'une bombe atomique irakienne. Tout un chœur de falsifications s'est produit. Dans ce chœur, Schmitt (21 janvier 2001, «selon des responsables L'Irak a reconstruit des usines d'armement bombardées»); et Sanger (13 novembre 2002, «Les États-Unis se moquent de l'Irak qui prétend ne pas avoir d'armes de destruction massive»; et 6 décembre 2002, «Les États-Unis disent à l'Irak qu'il doit révéler les sites d'armement»); parmi de nombreux articles qui ont joué un rôle majeur.

Dans la campagne sur les «primes russes» de cette semaine, Schmitt et Sanger sont à nouveau à l'honneur. Un article publié jeudi en première page sous leur signature commune porte le titre «Le problème de la nouvelle Russie de Trump: renseignements non lus et stratégie manquante». Cet article vise à faire valoir que Trump aurait été négligent dans sa réaction aux allégations contre la Russie. Selon las auteurs cela ne peut être dû qu'à une des deux raisons : soit il était trop paresseux pour lire le briefing quotidien du président - un résumé des événements mondiaux et des rapports d'espionnage produits par la CIA ; soit il a choisi d'ignorer le rapport en raison de sa prétendue soumission au président russe Vladimir Poutine.

La ligne politique de l'article est fixée très tôt, lorsque les auteurs affirment que «Il n'est pas nécessaire d'obtenir une autorisation de haut niveau pour les informations les plus confidentielles du gouvernement. On peut facilement voir que la liste des agressions russes de ces dernières semaines rivalise avec certaines des pires journées de la guerre froide.» La liste est ridiculement mince. Elle inclut «des cyberattaques contre des Américains qui travaillent à domicile» (aucune preuve présentée); et «une inquiétude constante concernant de nouveaux stratagèmes pour les acteurs russes qui cherchent à influencer les élections de novembre»; (en réalité c'est d'une description de l'état d'esprit à la CIA, et non de mesures réelles prises par la Russie). L'objectif est de placer les allégations actuelles sur les primes russes dans le contexte d'un effort de longue date qui vise à dépeindre le président russe Vladimir Poutine comme le génie du mal et le marionnettiste de la politique mondiale.

Schmitt, dans un article co-écrit avec Michael Crowley, fait référence à «des rapports des services de renseignement ». Selon ces rapports, la Russie aurait versé des primes à des combattants affiliés aux Talibans pour tuer des soldats américains en Afghanistan», comme si c'était un fait établi. L'article cite divers «anciens fonctionnaires» non nommés des gouvernements Trump et Obama. Selon les auteurs, ces derniers affirment qu'une telle allégation se serait certainement fait porter à l'attention de Trump. Donc, le fait qu'il n'ait pas pris de mesures en réaction doit être considéré comme une négligence.

L'article suggère qu'il existe des «preuves à l'appui» des allégations de la CIA concernant un complot de prime russe, citant, entre autres, «les interrogatoires de détenus, la récupération d'environ 500.000 dollars sur une cible liée aux talibans et l'interception de communications électroniques qui montre des transferts financiers entre l'unité de renseignement militaire russe et des intermédiaires afghans». En fait, chaque élément de cette liste représente une affirmation de sources de renseignement non nommées. Il n'y avait ni preuve, ni détenus, ni d'argent liquide, ni d'interception électronique.

Un autre article de Schmitt, ainsi que de trois journalistes basés en Afghanistan, se concentre sur le rôle présumé d'un homme d'affaires afghan, Rahmatullah Azizi. Selon les auteurs, il s'agit d'un ancien trafiquant de drogue et un entrepreneur qui travaille avec gouvernement américain. Encore selon les auteurs, les enquêteurs ont trouvé à son domicile une réserve d'argent liquide d'un demi-million de dollars américains. Là encore, on cite des «rapports des services de renseignement américains», affirmant que Azizi était «un intermédiaire clé entre le G.R.U. et les militants liés aux talibans». Encore une fois, on ne cite aucune preuve réelle, et Azizi lui-même est introuvable. Quant à la prétendue thésaurisation de l'argent, elle suggère plus le produit du trafic de stupéfiants qu'autre chose, une entreprise dans laquelle Azizi était censé être engagé.

L'article affirme que le gouvernement russe a organisé le système de primes comme «remboursement» pour des décennies d'humiliation en Afghanistan devant des États-Unis. Bien que la façon dont le meurtre d'une poignée de soldats américains permettrait d'atteindre un tel objectif soit un mystère. De plus, le Times admet également, en citant un membre du Congrès non nommé qui a participé à un briefing de la Maison Blanche sur les allégations. Ce membre du Congrès a dit que le briefing des services de renseignement n'a pas «détaillé de lien avec des décès spécifiques des États-Unis ou de la coalition en Afghanistan». Il a ajouté que: «des lacunes subsistent dans la compréhension de la communauté du renseignement du programme global, y compris de son motif précis...»

En d'autres termes, le programme russe de «primes» n'a pas de victimes identifiables et aucun motif crédible. L'unanimité du chœur médiatique est donc d'autant plus accablante qu'il s'agit d'une auto-indication. Pourquoi n'y a-t-il pas un seul article ou commentaire dans les médias d'entreprise qui conteste les affirmations colportées par la CIA ? Ce n'est pas que ces affirmations soient particulièrement convaincantes en soi. Loin de là. C'est la source des affirmations qui est décisive: si l'appareil de renseignement américain le dit, les médias américains saluent docilement.

La véritable question à laquelle on doit répondre à propos de la dernière provocation anti-russe est la suivante: quelles considérations politiques sont le moteur de cet épisode de fabrication médiatique?

Ce n'est pas un hasard si l'histoire des «primes» à l'Afghanistan a fait surface juste au moment où le gouvernement Trump se trouve visiblement ébranlé par une double crise. Il s'agit de la pandémie de coronavirus et de la montée populaire contre la violence policière. La classe dirigeante américaine dans son ensemble s'est trouvée profondément ébranlée par les protestations indignées de larges foules interraciales, en particulier de jeunes, qui ont balayé pratiquement toutes les villes et localités américaines. L'aristocratie financière est bien consciente de la profonde opposition populaire à sa volonté de forcer les travailleurs à retourner au travail. Surtout, dans des conditions où chaque grande usine, entrepôt ou bureau est un épicentre potentiel pour la résurgence de la pandémie Covid-19.

La réponse des représentants politiques et médiatiques de l'élite au pouvoir à cette crise est double. Ils cherchent à diviser la classe ouvrière selon des critères raciaux et ils cherchent à détourner les tensions sociales internes vers une campagne contre les antagonistes étrangers, en particulier la Chine et la Russie.

Le New York Times agit comme un porte-parole politique du Parti démocrate, qui est déterminé à bloquer toute radicalisation massive des travailleurs et des jeunes. Si l'ancien vice-président Joe Biden est élu en novembre et prend ses fonctions en janvier 2021, une nouvelle administration démocrate mènera des politiques non moins réactionnaires que celles de Trump.

La campagne contre le prétendu «manquement au devoir» de Trump - une expression utilisée par Biden à trois reprises lors de sa conférence de presse de mardi. En réalité, ce n'est rien d'autre que la poursuite de la campagne des Démocrates pour attaquer Trump sur sa droite. Ainsi ils repprochent à Trump d'être trop «doux» envers la Russie et trop peu disposé à intervenir au Moyen-Orient. Cela a commencé avec la campagne contre la Russie déclenchant l'enquête Mueller qui a duré deux ans. Cela s'est poursuivi avec l'appel téléphonique de l'Ukraine qui a conduit à la mise en accusation de Trump. Cela se présente maintenant sous la forme de demandes de plus en plus véhémentes pour que le gouvernement américain «riposte» à un effort russe entièrement fabriqué pour tuer des soldats américains.

(Article paru d'abord en anglais 3 juillet 2020)

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