28/08/2020 les-crises.fr  24 min #178530

Le Mur : un paysage de rêve autoritaire au nouveau Far West

Remplacement de la clôture de la frontière en Californie en 2019 près du poste d'entrée de Tecate. (Douanes et protection des frontières des États-Unis)

Reconstitution de la fusillade à O.K. Corral, Tombstone, Arizona, 2006. (James G. Howes, Wikimedia Commons)

Le président Donald Trump examine de nouveaux prototypes de murs frontaliers à San Diego, en mars 2018. (Wikimedia Commons)

Hay Hollow Ponds, San Bernardino National Wildlife Refuge, Arizona. (C. Lohrengel/USFWS, Wikimedia Commons)

La grenouille léopard Chiricahua, une espèce menacée de la forêt nationale de Coconino, Arizona. (Jim Rorabaugh/USFWS, CC BY 2.0, Wikimedia Commons)

Yaqui topminnow. (W. Radke/USFWS, Wikimedia Commons)

Zone de la frontière entre les États-Unis et le Mexique qui peut se déplacer de haut en bas avec le mouvement des dunes de sable. (US Border Patrol via Wikimedia Commons)

Rassemblement « construire le mur » (« Build the Wall ») à The Villages, en Floride, en janvier 2019. (Whoisjohngalt, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Source :  Consortium News, William deBuys

William deBuys fait un bilan de la catastrophe humanitaire et environnementale du mur frontalier de Trump.

Remplacement de la clôture de la frontière en Californie en 2019 près du poste d'entrée de Tecate. (Douanes et protection des frontières des États-Unis)

Un nouveau Far West a pris racine non loin de Tombstone, en Arizona, connu par beaucoup pour ses reconstitutions faussement historiques du vieil Ouest. Il s'agit d'un long et étroit territoire - un patchwork géographique - qui s'étend vers l'est à travers le Nouveau Mexique et descend le Rio Grande texan jusqu'au Golfe du Mexique. Il s'étend également vers l'ouest à travers des centaines de kilomètres de désert jusqu'en Californie et l'océan Pacifique. Comme l'ancien Far West, celui-ci est sans loi, excepté la loi des armes. Mais ce vieil Ouest était sans loi, faute de gouvernement. Celui-ci est sans loi à cause de lui.

Le département de la sécurité intérieure, sous l'autorité conférée par le Congrès, a déclaré plus de 50 lois fédérales inopérantes le long de certaines sections de la frontière américaine avec le Mexique, pour mieux construire le mur frontalier que Donald Trump a promis à sa « base ». D'innombrables lois étatiques et ordonnances locales ont également été balayées. Comme on pouvait s'y attendre, la loi sur les espèces menacées d'extinction fait partie de celles qui sont tombées. Il en va de même pour le National Historic Preservation Act, le Wilderness Act, les lois limitant la pollution de l'air et de l'eau, et les mesures de protection de la faune, des paysages, des sites sacrés amérindiens, et même des grottes et des fossiles.

Le nouvel Ouest sauvage du mur frontalier est un paysage de rêve autoritaire où le patron n'est confronté à aucune limite et à aucune obligation. C'est comme si le Marshall Wyatt Earp, était réincarné en un Européen aux cheveux orange ne connaissant pas l'Ouest, et revenait aux commandes décidant qui est dedans et qui est dehors, ce qui doit partir et ce qui doit rester. [Wyatt Earp (19 mars 1848 - 13 janvier 1929) est un chasseur de bisons, officier américain et marshall à Dodge City puis à Tombstone. Il est connu principalement pour sa participation à la fusillade de O.K. Corral avec Doc Holliday, Virgil Earp, et Morgan Earp. NdT]

Reconstitution de la fusillade à O.K. Corral, Tombstone, Arizona, 2006. (James G. Howes, Wikimedia Commons)

La loi de 1970 sur la politique environnementale nationale, ou NEPA, qui, jusqu'à récemment, était la conscience de la nation en matière de principe de précaution, figure en bonne place sur la liste des lois suspendues. Les analyses environnementales et les études d'impact exigées par la NEPA pourraient ne pas forcer le gouvernement à évaluer si une palissade de poteaux métalliques de dix mètres de haut - des bornes dans la terminologie des murs frontaliers - était vraiment un meilleur moyen de contrôler la contrebande de drogue que l'amélioration des installations d'inspection aux points d'entrée, où, selon tous les témoignages,  la grande majorité des substances illégales entrent dans le pays. Il faudrait cependant que ces constructeurs de murs résolvent à l'avance toute une série d'autres questions délicates comme celles-là : Comment la faune sera-t-elle affectée par une barrière que rien de plus grand qu'un rat kangourou ne peut franchir ? Et quel sera l'effet du pompage d'une eau rare dans les nappes phréatiques locales peu fournies du désert pour couler le béton nécessaire ?

Les questions importantes s'accumulent rapidement. Une question qui peut sembler facile mais qui ne l'est pas concerne les crues soudaines qui ruissellent sur les étendues désertiques. Les montants du mur frontalier ne doivent être espacés que de dix centimètres, ce qui signifie qu'ils vont retenir les débris de l'inondation comme une passoire retient les spaghettis.

Soyons précis. Le  San Bernardino National Wildlife Refuge jouxte la frontière dans l'extrême sud-est de l'Arizona. Black Draw, un ravin qui traverse le milieu de la réserve, est normalement aussi sec qu'un trottoir chaud. Cependant, lorsque des orages éclatent sur la vaste vallée du San Bernardino, les eaux de crue peuvent atteindre plus de 6 mètres de haut. Imaginez un mur d'eau chocolatée balayant les troncs d'arbres, les buissons déracinés, les vaches mortes occasionnelles et les piquets de clôture emmêlés dans les fils de fer. Imaginez ce qui se passe lorsque ce torrent rencontre une barrière construite comme une passoire. Les débris s'accrochent et créent un barrage. L'eau refoule et la pression augmente. Si le mur était construit comme le barrage Hoover, il pourrait tenir, mais il ne le fera pas, il ne tiendra pas.

En 2014, une inondation à Black Draw a balayé les barrières d'arrêt des véhicules, éparpillant des morceaux en aval. Des éleveurs locaux m'ont montré les photos. On peut dire que le désert a fait comprendre à quel point il pouvait être humide. En fait, il n'y a pas de mystère sur ce qui se passera quand une telle inondation frappera une énorme palissade. Si un document de la NEPA [National Environmental Policy Act, NdT] devait évaluer le mur frontalier, le passage qui évoque cette éventualité pourrait exiger de son auteur qu'il invente un terme pour désigner ce que devient un mur lorsqu'il est couché sur le sol.

D'un autre côté, si vous laissez des espaces pour le passage des inondations, alors les contrebandiers et - pour Donald Trump et sa base - les personnes de couleur inacceptablement foncée pourraient passer de l'autre côté. Ce qui n'est pas forcément le cas. Comme l'attestent les habitants de la région à qui j'ai parlé, les patrouilles actives, la télédétection et l'amélioration de la coordination entre les forces de l'ordre ont réduit à presque zéro les passages illégaux dans la vallée de San Bernardino, ce que les responsables gouvernementaux actuels ne mentionnent pas, mais qu'un document de la NEPA permet de souligner.

En ignorant la NEPA, les responsables n'ont plus qu'à prétendre qu'ils trouveront une solution plus tard et, quand « plus tard » viendra, peut-être auront-ils commodément changé d'emploi.

Le président Donald Trump examine de nouveaux prototypes de murs frontaliers à San Diego, en mars 2018. (Wikimedia Commons)

Pittsburgh à la frontière

En attendant, il y a une autre question qu'il ne sera pas nécessaire de traiter : Quelle quantité d'eau faudra-t-il pour la construction du mur ? La réponse est importante dans une région où l'eau est rare. Là encore, le National Wildlife Refuge de San Bernardino offre un point de vue utile pour répondre à cette question. [Les National Wildlife Refuges (littéralement en français : Réserves fauniques nationaux) ou Federal Wildlife Refuges (Réserves fauniques fédérales) forment un réseau de plus de 500 aires protégées aux États-Unis, gérées par le United States Fish and Wildlife Service et vouées à la protection des habitats naturels, de leur faune et de leur flore. NdT]

Pour se rendre à la réserve, il faut aller vers l'est depuis la ville de Douglas en suivant le Geronimo Trail, une route de campagne non goudronnée à deux voies qui a mérité son nom en toute honnêteté. Geronimo, chef apache du XIXe siècle, s'est rendu à l'armée américaine dans les montagnes à l'horizon, juste devant vous. Peu avant d'atteindre la réserve, vous êtes au sommet d'une petite colline surplombant ce que l'évaluateur local a d'abord pris pour un nouveau parc industriel. C'était comme si une partie de Pittsburgh ou de Youngstown avait soudainement surgi du désert, avec suffisamment de buissons de mesquite [sorte d'arbuste, NdT] et d'arbres à créosote arrachés pour accueillir une usine de béton, des bureaux mobiles, une immense zone de transit et un parc de machines. [Larrea tridentata (« créosotier » ou « arbre à créosote », creosote bush en anglais) est une espèce de plantes à fleurs de la famille des Zygophyllaceae. NdT]

Les piles de poteaux en acier sont plus hautes que les maisons, occupant l'espace d'un quartier. Une grille de rails en acier pour la pose de ces poteaux et leur soudage en panneaux muraux préfabriquées occupent encore un ou deux hectares supplémentaires, au-delà desquels les piles des panneaux achevés couvrent encore plus d'hectares. Devant ces piles, quelques éléments de mur se dressent verticalement mais de manière disjointe, comme des sanctuaires à un dieu de métal - probablement pour s'exercer à l'érection, si vous me permettez l'expression. Des chariots élévateurs à fourche, des niveleuses, des chargeuses, des bulldozers, des pelles, des camionnettes, des plates-formes et des grues sont éparpillés sur le site. Des générateurs et des projecteurs sur des plates-formes roulantes sont stationnés aux abords du site, prêts à éclairer les équipes de travail 24 heures sur 24. Près de la tour de chargement, qui peut rivaliser avec l'hôtel Gadsden à Douglas en tant que plus haute structure du comté de Cochise, les camions de ciment se regroupent comme une portée de chiots.

Hay Hollow Ponds, San Bernardino National Wildlife Refuge, Arizona. (C. Lohrengel/USFWS, Wikimedia Commons)

Et l'acier continue d'arriver. Un nuage de poussière qui s'approche sur la piste de Geronimo signale l'arrivée d'une file de semi-remorques chargés d'encore plus de poteaux. Ils passent devant des panneaux nouvellement affichés qui disent : « Soyez vigilants : L'équipement a la priorité » et « Ceux qui prennent des risques sont les auteurs d'accidents. »

Ces détails ne sont toutefois qu'un prélude à l'événement principal. Si vous regardez vers le Mexique, un mur de huit cent mètres est déjà en place, ondulant avec les collines. Pensez-y comme à un Steelhenge sombre et linéaire, [Rocher érigé à East Steel Farm dans les années 1980, près du village de Bardon Mill Northumberland, NdT] un monolithe surplombant les montagnes Sonoran chatoyantes au sud. Vous pouvez voir où les prochaines sections seront élevées. La construction a déjà atteint la réserve.

Où le cerf et l'antilope n'ont pas intérêt à batifoler

Les flux d'eaux de surface et souterrains de presque toute la vallée du San Bernardino convergent vers la réserve, créant ainsi une oasis au cœur du désert. Si c'était le Sahara, les caravanes se seraient arrêtées près de ses étendues vertes pendant des milliers d'années. Les Apaches, les Yaquis, les Tohono O'odham et leurs prédécesseurs utilisent ses eaux depuis des temps immémoriaux, tout comme les Espagnols, les Mexicains et les Américains qui se sont ensuite empressés de leur confisquer la terre et de se l'approprier mutuellement. Les étangs sont à moitié cachés au milieu des jungles de roseaux.

La réserve nationale de la faune de San Bernardino est modeste à l'échelle des réserves - seulement 950 hectares - mais elle faisait autrefois partie du vaste  ranch Slaughter de 29 000 hectares, dont les deux tiers se trouvaient au Mexique. À côté de la réserve, le siège du ranch, devenu un site historique, possède son propre grand étang. De cet étang ou de n'importe quel autre de la réserve, un joueur de la ligue professionnelle pourrait envoyer une balle de base-ball hors du pays.

Les entrepreneurs qui construisent le mur ont foré trois puits le long de la frontière et en ont loué un quatrième. Des camions-citernes font constamment la navette entre les puits et l'usine à béton. Personne ne dit combien la construction du mur consommera d'eau. La fondation du mur sera de - quoi ? Un mètre de large sur deux de profondeur ? Trois mètres de profondeur ? Désolé, c'est une information confidentielle, et pas destinée au public.

Quoi qu'il en soit, la fondation située dans cette zone s'étendra sur des dizaines de kilomètres, à perte de vue, et consommera assez de béton pour construire une petite ville - et le béton nécessite de l'eau. Beaucoup d'eau.

Dans quelle mesure le pompage va-t-il épuiser les nappes aquifères locales ? Personne ne le sait car, en l'absence de la NEPA, personne ne l'a calculé. Il n'y a pas eu de modélisation, pas de tests sérieux, pas de calculs fiables. Pourtant, les éleveurs locaux aimeraient connaître la réponse. Ils dépendent de puits et de réserves d'eau disséminés dans les broussailles du désert où boit leur bétail.

Bonne chance à eux. Et bonne chance aussi aux  espèces pour lesquelles la réserve est censée fournir... et bien... un refuge.

La grenouille léopard Chiricahua, une espèce menacée de la forêt nationale de Coconino, Arizona. (Jim Rorabaugh/USFWS, CC BY 2.0, Wikimedia Commons)

Je pourrais publier une liste des poissons, grenouilles, escargots, serpents et autres espèces vivantes peu communes que l'on trouve ici et presque nulle part ailleurs sur Terre, sans parler des plantes rares, des mammifères de passage (certains également rares) et des centaines d'espèces d'oiseaux qui fréquentent cet endroit. Dans le désert, l'eau disponible est une sorte de miracle qui attire et engendre d'autres miracles.

On pourrait dire que le refuge national de San Bernardino est une accumulation de miracles. Ils sont trop nombreux pour être énumérés. Et une longue liste de noms bizarres prendrait beaucoup de place et sonnerait faux. Je me soucie beaucoup de ces créatures, mais je ne veux pas trop le montrer.

Pour être honnête, j'ai presque peur d'apprendre le nom de certaines créatures de la réserve, car cela ne ferait qu'aggraver leur souffrance s'ils déclinent vers l'extinction. Le mur va certainement entraîner, ou peut-être pousser, beaucoup d'entre elles dans cette direction. Néanmoins, je dois en mentionner deux. Leurs noms suggèrent une sorte de poésie zoologique, une musique de la nature. Ils ne sont pas nécessairement les plus rares, mais ils sonnent le mieux : le poisson Yaqui topminnow. Chiricahua, la grenouille léopard. Les mots chantent à nos oreilles comme des mélodies, évoquant le mystère de la vie délicate dans une terre rude. En tant que membres d'une espèce, vous et moi sommes aussi communs que le charbon. Dans le grand schéma biologique des espèces, les créatures comme celles-ci sont des rubis et des saphirs.

Oubliez la politique, suivez la métaphore

Il est impossible de comprendre le mur, du moins dans la vallée du San Bernardino, en termes de politique. Comme me l'a dit un éleveur en prenant un café à l'hôtel Gadsden, « Ce [mur] est peut-être nécessaire quelque part, mais pas ici. »

Si le mur de Trump était vraiment une question de politique, ses avantages et ses inconvénients seraient mis en balance avec d'autres stratégies nécessitant différents types d'investissement. Mais il s'agit du nouveau Far West, où le jugement rationnel, les lois et les procédures ne font qu'entraver le processus.

La vérité du mur réside dans la métaphore. Si la grenouille léopard Chiricahua transmet une sorte de résonance poétique à des gens comme moi, alors pour des millions d'autres personnes, scander « Construisez le mur ! » est comme frapper une grosse caisse. Tout le monde comprend le mot « mur » ! Même si la structure ne fonctionne pas vraiment dans l'espace réel, elle fonctionne dans votre esprit. Elle se tient entre vous et tout ce que vous pouvez imaginer de mauvais. La vérité fondamentale qui unit Trump et ses partisans est qu'il déteste ceux que nous détestons - et le mur frontalier est là pour empêcher ces gens indésirables et tout ce qu'ils représentent d'entrer.

Yaqui topminnow. (W. Radke/USFWS, Wikimedia Commons)

C'est pourquoi le mur ne peut pas coexister avec la NEPA. Les études d'impact ne font pas recette. Si vous voulez vraiment sévir contre le trafic de drogue, par exemple, vous devez concentrer vos efforts sur les points d'entrée connus, où des milliards de dollars de marchandises et des millions de personnes passent d'un pays à l'autre chaque jour. La majeure partie du fentanyl, de la cocaïne, de l'héroïne et d'autres drogues dures qui entrent aux États-Unis serait dissimulée parmi les importations légitimes dans des wagons de chemin de fer et des camions de toutes sortes. Ou bien elles sont dissimulées dans des compartiments secrets dans des bus, des fourgonnettes, des voitures et des camionnettes. (Le courrier américain est  un autre canal important). Actuellement, on estime qu'il faudrait plus de 4 milliards de dollars en nouveaux scanners, en moyens d'inspection et en personnel. Faire cet investissement aurait infiniment plus d'impact sur la circulation des drogues que d'utiliser le même argent pour installer des barrières là où elles ne sont pas nécessaires et ne dureront pas. Il y a aussi de meilleures façons de gérer les gens, mais ne nous laissons pas distraire par la réalité.

Zone de la frontière entre les États-Unis et le Mexique qui peut se déplacer de haut en bas avec le mouvement des dunes de sable. (US Border Patrol via Wikimedia Commons)

Les dépenses consacrées à la construction du mur au cours de l'exercice 2019 se sont élevées à  environ 10 milliards de dollars. Seul un tiers de ce montant a été effectivement affecté par le Congrès aux structures de sécurité des frontières. Le reste de l'argent a nécessité un détournement magistral des dispositions constitutionnelles.

En voici un : chaque année, le Congrès alloue ce que l'on appelle les 2808 fonds au ministère de la défense pour des projets de construction sur des bases militaires, notamment des écoles, des cliniques, des routes et d'autres infrastructures. Ces dépenses sont réservées aux biens militaires et la frontière internationale avec le Mexique n'est pas - ou n'était pas - une base militaire. Pour les Trumpistes, cependant, ce n'est pas un problème.

En 1907, le président Teddy Roosevelt a réservé une servitude de 20 mètres du domaine public le long de la frontière sud pour la maintenir « libre de toute obstruction afin de la protéger contre la contrebande de marchandises entre les États-Unis et le Mexique ». Depuis lors, la « servitude Roosevelt » est administrée par le Bureau de l'aménagement du territoire, mais l'année dernière, l'administration Trump a transféré la servitude au ministère de la Défense, qui l'a obligeamment cédée comme actif immobilier à Fort Bliss, au Texas.

Voilà ! Aujourd'hui, la servitude Roosevelt fait partie d'une base militaire et une partie de Fort Bliss s'étend officiellement en Arizona, au Nouveau-Mexique et en Californie, mais pas au Texas. (L'État de Lone Star s'est réservé ses terres publiques lorsqu'il est entré dans l'union, donc pas de servitude Roosevelt là-bas). Techniquement, la construction d'un mur frontalier à l'intérieur de la servitude constitue désormais une amélioration de Fort Bliss, renforçant la prévention militaire, etc. Il y a plus que cela, y compris la déclaration officielle d'urgence nationale du président en février dernier, qui a permis de prendre certaines autres mesures, mais vous comprenez l'idée. Là où il y a une volonté, il y a une méthode impériale.

Rassemblement « construire le mur » (« Build the Wall ») à The Villages, en Floride, en janvier 2019. (Whoisjohngalt, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Mais il se trouve que l'argent du Pentagone pour financer la construction d'un mur au pied de la réserve San Bernardino lui-même provient d'une autre source :  les fonds « 284 », destinés à la lutte antidrogue. Le détournement de 2,5 milliards de dollars de ces fonds vers le mur frontalier était pour le moins exagéré, de sorte qu'une coalition de groupes humanitaires et environnementaux a intenté un procès. Un tribunal de district leur a donné raison et a émis une injonction, mettant fin à l'utilisation de ces fonds pour la construction. Une rapide série d'appels a été adressée à la Cour suprême et les Suprêmes ont déclaré : Hmmm, question intéressante, qui prendra du temps à être résolue par les tribunaux inférieurs ; en attendant, l'injonction  est levée. Et c'est ainsi que les fonds ont à nouveau coulé comme une marée éclair. Si les tribunaux décident finalement que le transfert de fonds n'est vraiment pas autorisé, il se pourrait que le mur soit déjà construit. Merci, Messieurs les Présidents.

Dollars et absurdités

J'ai oublié de mentionner quelque chose : en plus de suspendre plus de 50 lois protégeant les terres, la faune et l'intérêt public, le gouvernement a également renoncé à de nombreuses lois sur les marchés publics et a également enterré beaucoup d'informations sur les contrats. Cela signifie que vous et moi aurons du mal à savoir ce que coûte réellement chaque chose, même si c'est payé avec nos impôts.

Exemple : la barrière qui sera construite en bordure de la réserve San Bernardino, isolant sa faune terrestre de la moitié mexicaine de son territoire et drainant très probablement les étangs où survivent certaines des créatures les plus rares de la planète, fait partie d'un contrat portant sur un mur frontalier de 100 km attribué à Southwest Valley Constructors (SWVC), une filiale de  Kiewit, une entreprise du Fortune 500 dont le chiffre d'affaires annuel s'élève à 9 milliards de dollars.

Le contrat initial de mai 2019 avait attribué 646 millions de dollars à SWVC, ce qui fait du mur de la réserve un véritable hold-up de 6,4 millions de dollars par km. Mais il faudrait connaître quelqu'un qui puisse se connecter à la base de données gouvernementale concernée pour découvrir que la cinquième modification du contrat original, signée le 29 août, a ajouté 653 millions de dollars supplémentaires à la cagnotte. Maintenant, ces 100 km vont coûter 1,3 milliard de dollars, soit 13 millions de dollars par kilomètre.

Et au fait, ai-je mentionné que la construction comprendra une ligne électrique et des projecteurs sur des mâts de 20 mètres pour éclairer le mur toute la nuit, chaque nuit de l'année ? J'ai des amis dans la vallée du San Bernardino qui se plaignent - et ce ne sont pas des pleurnichards - lorsqu'ils pensent aux lumières de ce mur qui flamboient dans ce qui était autrefois l'immense et sainte obscurité de leur terre autrefois intacte.

Je peux avoir moi-même la gorge vraiment serrée à ce sujet, mais vous pouvez être sûr que cela n'affectera pas les contrebandiers. C'est là que les choses deviennent vraiment bizarres : croyez-le ou non, l'obscurité est l'alliée de la Customs and Border Patrol (CBP) américaine. Ses membres portent des lunettes de vision nocturne et ses drones et autres capteurs sont équipés de détecteurs infrarouges. Ils n'ont pas besoin de lumière. Inondez la frontière de lumière et, contre-intuitivement, la CBP est aveuglée, perdant ainsi un avantage. Qui a eu cette idée ? Personne ne le dit, mais il semble qu'elle vienne du plus haut niveau. Heureusement que la NEPA ne s'applique pas.

Allons un peu plus loin dans la bizarrerie : dans l'ouest de l'Arizona, près de la limite de la Californie, on arrive à la Barry M. Goldwater Range (BMGR) [Le Barry M. Goldwater Air Force Range ou Barry M. Goldwater Range (BMGR), est un terrain de bombardement NdT]. Ici, les jeunes pilotes de l'armée de l'air et de la marine apprennent à mitrailler et à bombarder. On sait que des migrants traversent la frontière internationale au niveau du BMGR mais, selon  les dossiers des tribunaux, au cours des cinq dernières années, les migrants n'ont gêné que 195 des 255 732 sorties aériennes, soit moins de 0,1 %.

Une barrière pour piétons déjà existante le long d'une grande partie de la limite du champ de tir contribue peut-être à ce faible niveau d'intrusion - et les bombes et les balles peuvent aussi y contribuer. Mais le facteur décisif est sans aucun doute la chaleur et l'aridité spectaculaires du champ de tir et les longues distances qu'un migrant doit parcourir à pied pour atteindre un éventuel point de ramassage ou de rendez-vous. Néanmoins, un deuxième mur, qui vient en renfort du premier, doit être construit sur le BMGR, avec une route prise en sandwich entre les deux murs, sur laquelle les patrouilles du CBP vont courir comme des hamsters sur une roue aplatie. [CBP Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis1 (en anglais U.S. Customs and Border Protection) NdT]

Reconnaissons simplement, comme l'a fait l'ancien chef d'état-major interarmées, le général Joseph Dunford Jr., dans un  mémorandum adressé à Patrick Shanahan, alors secrétaire à la défense par intérim, que la construction d'un double mur au BMGR n'a aucun sens en termes de politique. En termes de métaphore, cependant, la double paroi d'une frontière où quasiment personne ne va est parfaitement logique. Si l'objectif est de construire des kilomètres de mur, sans tenir compte des coûts et des bénéfices, autant les construire là où il n'y a personne. Construisez le mur !

Et c'est ainsi qu'il s'est effectivement construit, au prix de la  violation non seulement du San Bernardino National Wildlife Refuge, mais aussi de Cabeza Prieta National Wildlife Refuge, du Organ Pipe National Monument, du Lower Rio Grande National Wildlife Refuge, du Santa Ana National Wildlife Refuge, du centre historique de la ville de Roma, au Texas, et d'autres lieux sublimes et exceptionnels. On pourrait se demander pourquoi tant d'unicité et de rareté se trouvent le long de notre frontière sud. Une brève réponse est que les régions frontalières sont le lieu de rencontre des communautés biologiques et des cultures. Comme le dit l'artiste Chicano Guillermo Gómez-Peña, « La frontière est le point de rencontre, pas le rebord ».

Mais un rebord, c'est exactement ce que ferait le mur du président Trump. La construction d'un mur était et reste sa principale promesse de campagne :  800 km de mur d'ici novembre 2020, ou 725 km, peu importe. La présidente du Parlement, Nancy Pelosi, le  Washington Post et d'autres ont tenté de faire taire les fanfaronnades du président en affirmant qu'il n'a en fait construit aucun nouveau mur et que ses promesses sont vides.

Dans leurs calculs, la substitution d'une paroi de 10 mètres de haut aux barrières pour véhicules n'est qu'un « remplacement » et ne constitue donc pas une « nouvelle » construction. C'est comme si le fait d'amarrer un porte-avions là où se trouvait une barque ne changeait rien, car il n'y a toujours qu'un seul bateau dans le port. De telles joutes sémantiques ne font que camoufler les dommages déjà considérables causés aux personnes et à la région frontalière - et il n'y a pas de fin en vue. L'accord budgétaire du Congrès conclu en décembre 2019 prévoit  1,375 milliard de dollars supplémentaires pour la construction de ce mur pour l'année fiscale 2020, tout en supprimant les obstacles à de nouveaux transferts de fonds du Pentagone. Et M. Trump n'a pas peur de ces transferts. Il prévoit manifestement de détourner  7,2 milliards de dollars supplémentaires des projets légitimes du Pentagone pour la construction de ce mur cette année.

Les cartels internationaux de la drogue devraient nous remercier. Le mur ne freinera pas leur principale activité, la contrebande, et les nouvelles politiques d'immigration de l'administration Trump ont transformé ce qui était auparavant une activité secondaire mineure - l'enlèvement de personnes contre rançon - en une industrie en pleine croissance. Des dizaines de milliers de demandeurs d'asile auxquels les États-Unis ont refusé l'entrée sont maintenant entassés dans des bidonvilles en carton dans les villes frontalières du Mexique, vulnérables aux prédateurs humains. Leurs proches aux États-Unis - les personnes qu'ils essayaient d'atteindre - vont mendier, emprunter ou voler pour  payer les rançons que réclament les ravisseurs de plus en plus actifs (et brutaux) au Mexique.

Mais ce n'est là qu'un dommage collatéral dans le pays de la liberté. Bien sûr, nous traitons les demandeurs d'asile comme s'ils étaient une espèce inférieure d'être humain. Ils parlent bizarrement. Ils ne sont pas comme nous. Et nous traitons les régions frontalières et leurs créatures avec la même loyauté que celle dont nous avons fait preuve envers les Kurdes. Après tout, nous sommes l'Amérique. Derrière notre mur, nous sommes à nouveau grands.

William deBuys,  un habitué du TomDispatch, est l'auteur de neuf livres, dont  « The Last Unicorn : A search for One of Earth's Rarest Creatures » et « A Great Aridness : Climate Change and the Future of the American Southwest ».

Source :  Consortium News, William deBuys

Traduit par les lecteurs du site  les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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