16/10/2020 tlaxcala-int.org  8 min #180483

Mexico, 16 octobre 1968 : deux poings noirs levés

 Annamaria Rivera

« J'ai enfilé le gant noir sur ma main droite et Carlos a enfilé le gant gauche. "Mon poing levé signifiait le pouvoir de l'Amérique noire. Celui de Carlos, l'unité de l'Amérique noire. Ensemble, nous avions formé un arc symbolique d'unité et de force »
Tommie Smith

En revoyant cette image maintenant, je comprends la raison de mon émotion. Je ne la comprends que maintenant, quarante ans plus tard : j'étais presque amoureuse de Tommie. Il y a encore quelques années, j'emportais le poster de cette scène mémorable de maison en maison, de ville en ville. Puis il a disparu, perdu lors de l'un de mes derniers déménagements.

J'ai comme un nœud dans la gorge en contemplant cette photo. Je suis encore émue par son poing droit ganté de noir, tourné vers le ciel, son long bras svelte et musclé, sa belle tête penchée, presque en prière. Je suis toujours impressionnée par sa silhouette imposante mais douce, par ses proportions parfaites, toute tendue dans ce geste aussi ostentatoire qu'intense : un corps exprimant défi et fierté, mais aussi recueilli, comme en méditation. Et surtout, ses pieds nus m'ont toujours frappée. Non seulement par leur message, excessivement explicite et éloquent, mais aussi parce qu'ils exprimaient une humilité franciscaine inconsciente et presque touchante.

Seulement maintenant, quarante ans après, cette image m'évoque aussi une sorte de crucifixion symbolique : Tommie Smith, au centre du podium, est le Christ noir qui s'élève au-dessus des deux voleurs debout près de lui. Le bon larron afro-américain, John Carlos, reflète son geste du poing gauche et porte un collier fait de petites pierres, presque des grains de chapelet, dont chacune fait allusion à un homme noir lynché ou tué juste parce qu'il revendiquait ses droits. Le second larron, Peter Norman, les bras pendant le long de son corps presque muet, n'est pas non plus sans importance ; il semble simplement un peu moins impliqué. Bien sûr, il est partie prenante et complice, mais, bien qu'il se soit battu pour les droits des aborigènes australiens, il n'est pas le principal auteur de ce message subversif.

Néanmoins, il porte lui aussi l'insigne de l'Olympic Project for Human Rights (Projet olympique pour les droits humains), un mouvement qui rassemble les meilleurs athlètes afro-américains et revendique l'égalité, la justice, le respect, non seulement dans le sport, mais aussi dans tous les autres domaines : économique, social, civique, politique... Il faut dire, en passant, que beaucoup d'autres athlètes appartenant au même mouvement avaient décidé de ne pas participer du tout aux Jeux Olympiques de Mexico, en guise de protestation contre l'assassinat de Martin Luther King, survenu le 4 avril 1968, qui serait suivi le 5 juin de cette même année par celui de Robert F. Kennedy.

Si j'étais presque amoureuse de Tommie, c'est parce qu'il faisait de son corps séduisant un message politique. Parce que c'était un message politique qui se faisait corps érotique. À l'époque, lors de la mythique année 1968, j'avais à peine commencé à bredouiller ce genre de messages. Je sentais qu'ils étaient justes, mais trop nombreux et trop criards. J'avais peur que leur vérité ne se perde dans l'écho des slogans criés et répétés.

Je savais que nos corps étaient trop domestiqués pour s'exprimer sans paroles. Pas assez libres- comment peuvent l'être les corps de ceux qui gardent en eux la mémoire de l'esclavage -pour être aussi érotiquement subversif : notre éros, que nous venions à peine de découvrir, était encore emprisonné dans des étreintes privées, aussi multiples fussent-elles.

Carlos et Smith, 50 ans plus tard

Une protestation pacifique et subversive

Jusque là c'est ce que j'écrivais, pour moi-même, le 16 octobre 2008, quarante ans après cette mémorable protestation, aussi puissamment symbolique que sobre et silencieuse, organisée par Tommie Smith, dit the Jet, et John Carlos, avec la complicité de l'Australien blanc Peter Norman, lors de la cérémonie des récompenses des Jeux olympiques de Mexico : dans la ville même où, quelques jours plus tôt, le 2 octobre, dans le quartier de Tlatelolco, sur la place des Trois-Cultures, avait eu lieu le massacre d'État de centaines de personnes, pour la plupart des étudiant·es et des personnes engagées dans le mouvement.

Lorsque, dans le stade, les notes de The Star-Spangled Banner, l'hymne national des USA, ont commencé à retentir, Smith et Carlos ont baissé la tête et levé leur poing fermé ganté de noir, en un geste puissamment subversif. Et leur défi était d'autant plus courageux qu'à eux trois, dans les 200 derniers mètres, ils gagnaient : à la première place Smith qui, en 19″83, était le premier au monde à passer sous la barre des 20″ ; à la deuxième place Norman, en 20″06, et à la troisième Carlos (20″10).

Ils auraient pu dès lors tirer profit de leurs brillantes performances en se lançant dans une carrière sportive lumineuse. Mais au contraire, dès qu'ils eurent quitté le podium, celle-ci sera brisée et leur vie deviendra un enfer. Leur protestation a eu, bien sûr, une résonance et un succès immédiats, au point de devenir presque légendaire, grâce aussi à l'écho engendré par la diffusion du mouvement de 1968 dans une très grande partie du monde. Néanmoins, Smith et Carlos seront contraints de quitter le Mexique dans les 48 heures, puis marginalisés, contraints d'exercer les travaux les plus humbles, insultés, menacés, persécutés à un point tel que la femme de ce dernier finira par se suicider.

Même Norman, une fois de retour dans son pays, sera traité comme un paria et ne courra plus jamais pour les Jeux Olympiques, bien qu'il fût le plus grand sprinter australien qu'on ait jamais vu jusqu'alors. À sa mort le 3 octobre 2006 d'un infarctus foudroyant, Tommie et John accoururent à Melbourne pour assister à ses funérailles : ce furent eux qui portèrent son cercueil.

 Ralph Lazar

I can't breathe : l'actuelle révolte généralisée contre les violence policières et l'infériorisation sociale

On pourrait se demander si le geste légendaire de protestation du 16 octobre 1968 garde encore aujourd'hui un sens et une valeur symboliques et politiques.

On pense à la révolte, pas toujours pacifique, qui a éclaté à Minneapolis et s'est immédiatement répandue, suite à l'assassinat policier atroce et totalement arbitraire de George Floyd, un Afro-Américain sans défense, étouffé par le genou d'un policier qui l'a cloué au sol, sans qu'il n'oppose aucune résistance. Celui-ci sera suivi de nombreux autres meurtres racistes, également commis par la police, sur l'instigation brutale de Donald Trump, qui a menacé d'utiliser l'armée contre les « rebelles ». Tout cela contribue à démontrer quel est le degré de férocité qu'a atteint aux États-Unis le racisme structurel, institutionnel ou pas, non seulement à l'encontre des Afro-Américains, mais aussi des personnes d'origine hispanique.

À tel point que Barack Obama lui-même a récemment déclaré que « pour des millions d'Américains, être traités différemment à cause de leur « race » est maintenant une norme tragique, douloureuse et exaspérante, que ce soit dans le cadre du système de santé, dans leurs rapports avec la justice, qu'ils soient en train de faire du jogging dans la rue ou simplement d'observer les oiseaux dans le parc ».

Une telle férocité et une telle gravité hors normes de la répression policière, au point même de normaliser et de banaliser le meurtre, ont fait qu'un nombre non négligeable de blancs ont également rejoint et participé à la révolte ; et même une partie de la police qui, dans le New Jersey et ailleurs, est descendue dans la rue pour protester aux côtés des manifestants. On se doit d'ajouter que l'approche des autorités locales a également été en grande partie empreinte de compréhension et de volonté de dialogue avec les manifestants.

Tout cela sans parler de l'urgence sanitaire qui a fait que les plus touchés par la pandémie de Covid19 ont été les Afro-Américains, avec un taux de mortalité trois fois plus élevé que celui des « blancs ». La pandémie a également entraîné un taux de chômage très élevé : au moins 40 millions de personnes ont perdu leur emploi. Parmi ceux-ci, le pourcentage d'Afro-Américains et d'Hispaniques, hommes et femmes, est énorme.

En bref, la cause d'un soulèvement aussi étendu et généralisé n'est pas seulement la brutalité policière insensée et systématique, c'est aussi l'augmentation progressive des inégalités et la croissance dramatique du chômage et de l'exclusion sociale. Ce n'est pas un hasard si la révolte est influencée par le mouvement Black Lives Matter qui, dès sa naissance en 2014, a affirmé une vision politique capable de combiner l'antiracisme avec la lutte des classes et l'antisexisme.

Après tout, une telle dialectique pourrait être représentée, même aujourd'hui, par la symbolique de cette lointaine journée du 16 octobre 1968 : le poing noir levé, les pieds nus, le collier de petites pierres symbolisant les Afro-Américains lynchés.

National Museum of African American History and Culture, Washington, D.C.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  comune-info.net
Publication date of original article: 15/10/2020

 tlaxcala-int.org

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