Derrière l'accusation d'« islamo-gauchisme », les classes dirigeantes veulent cacher leur propre responsabilité dans le terrorisme islamique, lourde du fait de leurs liens avec les pétro-monarchies et leur radicalisation néo-libérale. Ce qui émerge, en fait, c'est un « capitalo-fascisme », qui abandonne les idéaux républicains de liberté, d'égalité et de fraternité pour maintenir un ordre inégal, destructeur de la biosphère, et écrasant les libertés publiques.
Les chiens sont lâchés. Meute hurlante, babines retroussées, bave en gueule, crocs brandis, ils ont couru, sitôt l'abominable meurtre de Samuel Paty perpétré, sus au prétendu responsable de l'attentat, l'« islamo-gauchisme ». Pendant que les trolls droitistes se déchaînaient sur les réseaux sociaux, le ministre Blanquer accusait nommément le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, tout comme un ex-Premier ministre PS, Manuel Valls, tandis que d'anonymes imbéciles taguaient « collabo » sur le siège du Parti communiste et que d'autres mettaient en cause des élus d'EELV.
Il ne devrait y avoir au sein du mouvement émancipateur et écologiste aucune crainte devant un tel déferlement de haine, sinon de l'effroi devant tant de capacité à mentir. Car ce que veulent cacher ces lanceurs de fatwa, c'est leur propre responsabilité, eux dont le camp est au pouvoir depuis 2002 : leur incapacité en tant que responsables de la police à cibler les islamistes, malgré la régression constante des libertés publiques qu'ils ont promu au nom de « la lutte contre le terrorisme », leur amitié constante et financièrement intéressée avec les régimes d'Arabie saoudite et du Qatar, régimes qui ont soutenu politiquement et économiquement l'islamisme radical, leur vindicte constante et anxiogène contre les musulmans, qui ne peut que pousser les esprits les plus faibles de cette religion à tomber dans la haine en retour, leurs complicités douteuses - des proches de Marine Le Pen manifestant en 2009 avec Abdelhakim Sefrioui, mis en examen dans l'enquête sur l'attentat de Conflans, ou le directeur du Point - dont un fonds de commerce est la dénonciation de l'islam -, Franz-Olivier Giesbert, présentant en 2014 Tariq Ramadan comme « un grand philosophe international ».
Mais il faut, pour comprendre ce qui se passe et surmonter ces tombereaux de fiel, prendre du champ. Comme je l'ai expliqué dans Tout est prêt pour que tout empire (Seuil, 2017), l'islamisme radical est intimement entremêlé avec l'évolution du capitalisme des quarante dernières années : pour faire pièce à l'invasion soviétique dans les années 1980, les États-Unis ont, par l'intermédiaire de l'Arabie saoudite, armé les factions musulmanes les plus radicales, les aidant à prendre de l'envergure. De surcroît, nonobstant le tournant rigoriste pris par l'Arabie saoudite après l'occupation de La Mecque par des extrémistes musulmans en 1980, les pays occidentaux ont maintenu les meilleurs liens avec ce pays et les autres pétro-monarchies, en raison de leurs fournitures de pétrole, alors qu'ils savaient que ces pays soutenaient le développement d'un islamisme radical. L'invasion criminelle de l'Irak en 2003 par les États-Unis et leurs alliés a encore contribué à jeter de l'huile sur le feu du terrorisme international. Autrement dit, le refus de s'affranchir de la dépendance pétrolière et de mener une vraie politique climatique a conduit les dirigeants occidentaux à fermer les yeux sur ce qui allait devenir, à partir du 11 septembre 2001, un cauchemar.
Il faut cibler les causes du phénomène, à savoir ces alliances coupables et notre dépendance au pétrole qui en est le ressort
Tout ceci n'implique pas qu'il faille minorer la menace que fait peser l'islamisme radical sur la société - et d'autant moins quand les apprentis sorciers qui l'ont aidé à se développer attisent en retour les ferments de la division et de la haine. Mais cela signifie qu'il faut cibler les causes et les responsables du phénomène, à savoir ces alliances coupables et notre dépendance au pétrole qui en est le ressort. Et que, plutôt que de se livrer à l'incantation des « valeurs républicaines » dans une société devenue profondément inégalitaire et oligarchique (le contraire de ce que l'on entend usuellement en France par « républicain »), il faut redire que l'enjeu essentiel pour refaire société est de faire reculer l'inégalité et de renforcer les outils intégrateurs que sont l'école, la santé, et l'accès à l'emploi.
Il faut aussi affirmer avec force que l'islamisme radical, malgré les crimes abominables qu'il peut susciter, est un péril secondaire par rapport à la catastrophe écologique planétaire en cours, et dont les chiens hurlants du moment négligent si opportunément l'existence. Car en fait, leur hargne si bruyante ne vise qu'à couvrir la radicalisation de la politique des capitalistes. Ceux-ci, tout en stimulant le désastre écologique, poursuivent le projet néo-libéral de privatisation généralisée et veulent un déploiement illimité des techniques numériques. Comme ce projet est de plus en plus inacceptable, les classes dirigeantes ont choisi d'aller vers des formes de gouvernement toujours plus autoritaires. Elles reprennent aussi sans barguigner les thèmes d'islamisme, de sécurité, d'immigration, pour détourner vers ces boucs émissaires la colère populaire. Le but de la manœuvre est de refouler toute idée de se tourner vers une gauche revigorée qui voudrait s'attaquer à la réforme de la fiscalité des riches, à l'évasion fiscale des multinationales, et entreprendre une politique écologique.
Ce qui se fait ainsi jour est un capitalo-fascisme, qui abandonne les idéaux républicains de liberté, d'égalité et de fraternité pour maintenir un ordre inégal, destructeur de la biosphère, et écrasant les libertés publiques. Plutôt que de se défendre d'un « islamo-gauchisme » sans substance réelle, le mouvement émancipateur et écologiste doit faire front dans l'unité, et attaquer sans broncher les politiques désastreuses menées par les capitalistes et par leurs laquais.
Source : Hervé Kempf pour Reporterre
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chapô : Manuel Valls, alors Premier ministre, et le prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed bin Salman bin Abdul Aziz, alors ministre de la Défense, à Riyad, la capitale saoudienne, en octobre 2015. © Kenzo Tribouillard/AFP