Le général Lloyd Austin, membre du Conseil d'administration de Raytheon, autre candidat de Joe Biden à un poste de haut niveau, illustre une fois de plus le jeu des « chaises musicales » entre le gouvernement US et les grandes entreprises, un trafic d'influence légalisé dans la capitale fédérale.
Le général Lloyd Austin III, alors commandant de l' United States Central Command (CENTCOM), organise un point de presse sur l'opération Inherent Resolve, l'opération militaire internationale menée contre le groupe État islamique, le 17 octobre 2014, au Pentagone. Photo PAUL J. RICHARDS/AFP via Getty Images
Le choix de Joe Biden pour le poste de Secrétaire à la Défense, rapporté par la presse lundi soir, s'est porté sur le général Lloyd J. Austin, III. Le choix du Général Austin érode encore davantage une norme autrefois sacrée aux USA, selon laquelle il est interdit à d'anciens responsables des forces armées de diriger le Pentagone jusqu'à ce qu'assez de temps se soit écoulé après la cessation de leurs fonctions dans le service actif.
Pour que la nomination du général Austin puisse être confirmée, Biden aura besoin d'une dérogation spéciale du Congrès à la loi de 1947 sur la Sécurité nationale. Cette loi, pierre angulaire de la sécurité nationale après la Seconde Guerre mondiale, prévoit qu '« une personne qui a été en service actif pendant dix ans en tant qu'officier responsable dans un élément régulier des forces armées ne peut être nommée Secrétaire à la Défense. » Selon le service de recherches du Congrès, il était impératif de promulguer cette loi après la [Seconde] guerre [mondiale] pour « préserver le principe du contrôle civil des forces armées alors que les USA renonçaient à une tradition remontant à un siècle et demi de n'entretenir qu'une petite armée permanente. » Une loi de 2008 a réduit cette période d'attente à sept ans, mais le général Austin, qui n'a quitté l'armée qu'en 2016, est toujours concerné par cette interdiction.
Le choix par Biden du Général Austin a quelque chose de surprenant, dans la mesure où beaucoup s'attendaient à ce qu'il fasse plutôt appel à Michèle Flournoy, employée de longue date du Pentagone, qui aurait marqué l'histoire en tant que première femme à diriger le Département de la Défense après avoir été sous-secrétaire à la politique de Défense d'Obama, poste le plus élevé jamais occupé par une femme au Pentagone.
Mais la nomination de Flournoy s'est heurtéE à un écueil après que le New York Times a écrit la semaine dernière que sa nomination constituerait un « test de transparence et d'éthique », étant donnée sa forte implication, pendant les années Trump, dans un cabinet de conseil, Westexec Advisors, et un fonds d'investissement, Pine Island Capital Partners. Cette perméabilité entre gouvernement et entreprises privées est classique à Washington. Ces sociétés exploitent la liberté d'accès et l'influence qu'ont leurs dirigeants, d'anciens hauts responsables de la sécurité nationale, au Pentagone et dans d'autres agences gouvernementales, pour utiliser cette influence au sein des agences qu'ils dirigeaient autrefois afin de conclure des achats d'armes lucratifs et des contrats gouvernementaux similaires pour leurs clients commerciaux non divulgués. Ces problèmes ne relèvent pas seulement d'une éthique du passé ; comme l'a noté le Times, les fonctionnaires qui ont fait cela « nous interrogent sur la question de savoir s'ils pourraient favoriser ou donner un accès privilégié aux entreprises pour lesquelles ils ont travaillé dans le secteur privé. »
Cependant, il est difficile de croire que le choix par Biden du général Austin ait été motivé par ce genre de préoccupations éthiques à propos de Flournoy. Après tout, le trafic d'influence, sordide mais légal, exercé par la firme qui emploie Flournoy, est connu depuis longtemps, du moins depuis que le journaliste d'investigation Lee Fang en a révélé de nombreux détails en 2018 (l'article du Times de la semaine dernière a ajouté de nouveaux faits troublants). De plus, bon nombre des principales personnes nommées à la sécurité nationale par Biden étaient des fondateurs de WestExec au même titre que Flournoy, y compris son choix pour le poste de Secrétaire d'État, Antony J. Blinken, et sa Directrice du renseignement national, Avril Hines.
Pourquoi le fait que Flournoy ait travaillé pour ces entreprises la disqualifierait, elle, alors que d'autres personnalités choisies par Biden - Blinken, Hines, la future porte-parole de la Maison Blanche Jennifer Psaki - effectuaient un travail identique? De plus, les choix de Biden pour les postes les plus élevés de l'administration en général sont des personnes qui ont passé des années profondément enracinées dans le monde d'entreprises et de lobbyistes qui contrôle le gouvernement usaméricain.
Et le général Austin, hormis le grave problème « civilo-militaire » de la Loi sur la sécurité nationale, est lui-même solidement ancré dans ce marais. Depuis qu'il a quitté l'armée, ce général quatre étoiles est devenu, comme l'a noté le journaliste du New York Times Ken Vogel, « membre d'un fonds d'investissement privé » (Pine Island Acquisition Corp.) qui « investit dans des entreprises de défense et se flatte que « les accès, le réseau et l'expertise » de ses membres l'avantagent sur les marchés gouvernementaux.»
L'homme choisi par Biden pour diriger le Pentagone est aussi, à l'heure actuelle, membre du Conseil d'administration de Raytheon Technologies, la troisième entreprise mondiale d'armements. Cela signifie qu'après la confirmation d'Austin, Raytheon aura un très bon ami en charge des 750 milliards de dollars de l'énorme budget annuel de de la défense des USA.
Si les considérations éthiques n'ont pas été déterminantes, cela laisse la question de savoir pourquoi Biden a pris le risque d'une controverse à propos du contrôle militaire du Pentagone en rejetant Flournoy en faveur du Général Austin. Selon Politico, le facteur ethnique a été déterminant : « Ces dernières semaines, Biden subissait des pressions croissantes pour nommer une personne noire au poste de secrétaire à la Défense. » Politico a vait d éjà r ap port é que « les membres du Caucus noir du Congrès exhort[ai]ent [Biden] à choisir un Noir comme secrétaire à la Défense, douchant les espoirs que Biden choisirait Flournoy pour le poste, ce qui aurait fait d'elle la première femme à devenir chef du Pentagone.»
Étant donné que 30% des hommes enrôlés dans le service actif de l'armée usaméricaine sont Afro-Américains, ainsi que 17% des femmes en service actif, c'est un objectif raisonnable de choisir le premier USAméricain noir de l'histoire à diriger le Pentagone. Mais, comme on a beaucoup parlé ces quatre dernières années du caractère sacré des « normes », cette usure profonde du principe du contrôle civil sur le gouvernement et sur les militaires rend ce choix très inquiétant.
L'une des raisons pour lesquelles Trump a été accusé à plusieurs reprises de violer les « normes » était qu'il faisait trop confiance aux militaires pour gérer les secteurs du gouvernement normalement réservés aux civils, y compris le Pentagone. La critique selon laquelle Trump « militarisait » le gouvernement a pris une telle ampleur que la plate-forme 2020 des Démocrates l'a abordée, promettant, sous le slogan « Réaffirmer le Leadership Américain », de rétablir "des relations saines entre civils et militaires » :
Relations Civils-Militaires
Les Démocrates croient que des relations saines entre civils et militaires sont essentielles à notre démocratie et à la force et l'efficacité de notre armée. Nous mettrons fin à la politisation des forces armées instaurée par l'administration Trump et à la distorsion des rôles des civils et des militaires dans la prise de décision.
Pourtant, avant même de choisir un général récemment retraité pour diriger le Pentagone, « l'équipe de transition de Biden a[vait] recruté au moins quatre généraux ou amiraux à la retraite et un ancien « Marine » de haut rang », a not é Politico. De plus, lors des élections de 2020, la campagne Biden/Harris s'est vanté hardiment du grand nombre de responsables militaires retraités qui se sont unis pour soutenir le « ticket » Démocrate ; le spécialiste des relations civilo-militaires Peter Feaver de l'Université Duke a dénoncé cette pratique à Politico au motif qu'ils « exploitent le statut apolitique de l'institution militaire pour apporter ce soutien » - en d'autres termes, ils pratiquent cette même « politisation des forces armées » à laquelle la plate-forme des Démocrates a promis de mettre fin.
Tout en se plaignant de ce que Trump violait cette norme du contrôle civil, les démocrates et les experts libéraux eux-mêmes se félicitaient de son choix de nommer des généraux en retraite à des postes clés parce qu'ils pensaient que ces hauts gradés - le général James Mattis, secrétaire à la Défense, le général John Kelly, chef d'état- major de la Maison Blanche, le général H. R. McMaster, conseiller à la sécurité nationale - avaient un meilleur jugement que Trump et, en tant qu '« adult dans la pièce », pourraient réfréner les pires impulsions de Trump.
Pire encore, de nombreux membres des médias et de la classe politique de Washington ont applaudi le sabotage pur et simple des décisions politiques du Président élu de la part des militaires et de la communauté du renseignement - y compris en cachant à Trump des informations classifiées, en exécutant ses ordres « au ralenti » et en le trompant sur la position des troupes pour l'empêcher de quitter la Syrie. En d'autres termes, tout en feignant de s'inquiéter des « normes », y compris de celle qui exige un contrôle civil, l'establishment libéral applaudissait le sabotage par les milit aires et les services de renseignement des politiques du Président. (La subversion par l'armée de dirigeants démocratiquement élus qui lui semblent mener une politique imprudente est un élément de définition de l'État profond, qui, selon les partisans de cette subversion, n'existe pas aux USA, ceux-là mêmes qui la pratiquent affirmant que seuls des conspirationnistes dérangés pouvaient y croire.)
Mais malgré le soutien de l'establishment à l'action clandestine et inappropriée des services de renseignement et des autorités militaires, le choix par Trump en 2017 du général Mattis pour diriger le Pentagone quelques années seulement après sa retraite a suscité de sérieuses inquiétudes, car c'était la première fois depuis 1950 qu'une dérogation à la Loi sur la sécurité nationale serait nécessaire. La sénatrice Kirsten Gillibrand (Démocrate de New York) a dit que, quel que soit son respect pour Mattis, les dangers d'une telle dérogation étaient trop grands.
Mais le Congrès a finalement accordé cette dérogation et a confirmé Mattis, en grande partie parce que l'influent sénateur démocrate Jack Reed du Rhode Island, lui-même capitaine en retraite, a plaidé en sa faveur. Mais dans le même temps, le sénateur Reed a émis un souhait :
« Déroger à la loi ne devrait pas se produire plus d'une fois par génération. Par conséquent, je ne soutiendrai pas une dérogation pour les candidats futurs. Je ne soutiendrai pas non plus les efforts visant à édulcorer ou à abroger la loi à l'avenir. »
Le sénateur Angus King (Indépendant du Maine), qui a aussi voté pour confirmer la nomination de Mattis, a également lancé un avertissement : « Je veux être sûr que c'est une dérogation à usage unique et pas pour l'éternité. » Et des avertissements similaires ont été émis lorsque Trump a installé le général Kelly en tant que chef d'état-major de la Maison Blanche. « En mettant le général John Kelly aux commandes, le président Trump militarise la Maison Blanche, » a fait valoir la députée Barbara Lee de Californie.
Peut-on imaginer que les membres démocrates du Congrès vont tenir la promesse vertueuse qu'ils ont faite lors des audiences pour la confirmation de Mattis, non seulement en rejetant l'une des plus importantes nominations gouvernementales de Biden, mais aussi en refusant au tout premier Afro-Américain la nomination au poste de secrétaire à la Défense? C'est difficile à imaginer.
Mais tout cela souligne pourquoi les valeurs et les méthodes adoptées par les Démocrates et leurs alliés au nom de l'opposition à Trump étaient souvent au moins aussi dangereuses, sinon plus, que les pires excès de la présidence Trump elle-même. Ceux qui ont mis en garde contre les dangers pour la démocratie d'autoriser la CIA et l'armée à agir comme un rempart contre Trump au n om de la #R é sistance, et de faire à nouveau croire la légende des agences de renseignement nobles instruments pour protéger les valeurs de la démocratie, plutôt que ce qu'elles sont en réalité (l'une des plus grandes menaces pour les valeurs démocratiques), ont souvent été accusés d'être des partisans de Trump.
Cette accusation propagandiste, qui a toujours eu pour but de tromper les gens, et d'ostraciser ceux qui critiquaient #Resistance en les faisant passer pour des partisans de Trump et, plus important encore, de dissimuler le fait que ceux qui vantaient hypocritement la nécessité de préserver les « normes » étaient souvent les plus farouches adversaires de ces mêmes normes. Alors que c'est Trump qui a nommé de nombreux généraux à des postes clés de l'administration, ce sont ses adversaires qui ont applaudi et encouragé leur prise de fonctions et, pire, ont applaudi les actes subversifs et antidémocratiques de la communauté du renseignement visant en secret à saper le président élu.
Au cours de ces quatre dernières années, les Démocrates et les libéraux de l'establishment se sont « militarisés » et sont devenus beaucoup plus cocardiers dans leur discours et beaucoup plus respectueux des hautes sphères de l'armée et du renseignement, allant jusqu'à remplir leurs services de presse d'anciens agents du Pentagone, du FBI et de la CIA.
Pour cette raison, il n'est pas surprenant de voir Biden s'appuyer au moins aussi fort sur les généraux et les responsables du renseignement que le faisait Trump, y compris en faisant exactement ce que les Démocrates avaient promis en 2017 de ne plus tolérer : choisir un général depuis peu à la retraite - et en plus membre du conseil d'administration de Raytheon- pour diriger le Pentagone. Mais, pour attendue qu'elle soit, cette attitude ne doit pas occulter les graves menaces que font peser pour la démocratie de telles pratiques. xxx
Courtesy of Tlaxcala
Source: greenwald.substack.com
Publication date of original article: 08/12/2020