Éric Verhaeghe
Le Great Reset fait couler beaucoup d'encre, et nourrit beaucoup l'imagination. Loin des préjugés complotistes, nous entamons ici une série d'explications sur son contenu, en revenant au livre écrit par Schwab et Malleret. Cette série se prolongera durant plus d'une dizaine de chapitres. Ne manquez pas nos épisodes quotidiens pour comprendre quels changements sont en préparation sur notre petite planète, à l'instigation des élites internationales.
En juillet 2020, c'est-à-dire quelques semaines seulement après que de nombreux pays industrialisés ont décidé de confiner leur population pour limiter ou juguler la propagation de COVID 19, Klaus Schwab, fondateur historique du Forum de Davos et Thierry Malleret, l'un de ses proches, ont publié un ouvrage de 282 pages intitulé The Great Reset. Ce livre n'est officiellement pas disponible en format numérique, même s'il est possible de le trouver sous ce format sans payer les 11€ nécessaires à son acquisition.
Ces petits détails soulignent que l'entreprise du Great Reset, que l'on pourrait traduire en français par le Grand Recommencement (mais que Davos traduit par le néologisme Réinitialisation), n'a rien de secret. Ce n'est pas un complot ourdi dans l'ombre pour changer la face du monde. C'est un projet public, transparent, assumé, largement décliné par l'ensemble du Forum Economique Mondial créé par Schwab, relayé de multiples manières par le site du Forum, nourri par de nombreuses contributions publiées sur le site lui-même. Le Great Reset sera par ailleurs au centre de la grande réunion annuelle de Davos qui se tient en janvier 2021.
On le voit, on est loin, très loin du complot. Ce point est important à souligner car quelques esprits soumis croient encore utile de crier au complotisme dès que l'on interroge le contenu de ce projet. Il est de bon ton d'insinuer, voire d'accuser frontalement tous ceux qui se demandent quelles sont les finalités de ce Great Reset de propager des rumeurs fantasmatiques sur la volonté qui animerait quelques grands de ce monde. Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux et de lire l'impressionnante littérature publiée sur le sujet par ces grands eux-mêmes pour comprendre qu'ils ont décidé de prendre le destin en main et de l'orienter dans une direction conforme à leurs volontés et leurs intérêts.
L'objet de cet ouvrage est d'en décrire les grandes lignes et de les resituer dans leur sens global, en laissant chacun se forger sa propre opinion sur ce sujet.
Quinze secondes pour comprendre le Great Reset
Le Great Reset part d'une idée simple : la pandémie de coronavirus produit un tel choc sur le monde sur l'ensemble du monde (et pas seulement sur son économie) qu'elle donne l'occasion la plus inespérée d'accélérer des réformes ou des changements sous-jacents depuis de nombreuses années. Ces changements de fond concernent tous les domaines de la vie humaine : l'économie bien sûr, mais aussi le rôle de l'Etat, le bien-être personnel, les relations entre les gens, les technologies à leur disposition, jusqu'à l'écologie et la géopolitique.
En près de 300 pages, les deux auteurs exposent leurs vues et leurs visions sur ce que devrait être le monde de demain, et ils entreprennent de partager cette vision avec l'ensemble de l'élite mondiale.
Bien entendu, il s'agit de la vision produite par l'élite mondiale, qui engage les intentions et les intérêts de l'élite mondiale. C'est pour cette raison que la compréhension du Great Reset est importante : si elle est discutée par les élites, elle concerne tout le monde et devrait dans les années à venir modifier la vie de tous les humains. Elle propose en effet des changements radicaux dans l'organisation des sociétés, et d'abord des sociétés industrialisées, grâce à ce qu'on appelle le "soft power", c'est-à-dire le pouvoir d'influence.
Ici, pas de vote, pas de campagne électorale, pas de délibération encadrée par des textes. On trouvera seulement des idées agitées dans des colloques, des réunions, des discussions entre happy few où seront invités quelques journalistes influents. Tout ce petit monde va propager ensuite les mots-clés qu'il a entendus durant ces moments. Les uns vont les répéter sous toutes les formes possibles dans des articles distillés quotidiennement dans la presse. Les autres vont les distiller dans des dîners en ville, dans des réunions syndicales ou dans des cénacles qui attendent la bonne parole.
C'est cela le pouvoir d'influence : il consiste non à imposer des normes, mais plutôt à percoler des idées comme on percole le café.
Quelques mots sur Schwab
Certains pourraient être sceptiques sur l'efficacité de cette méthode qui ne repose pas sur le pouvoir contraignant des Etats, mais qui s'appuie sur ce que le marxiste Gramsci appelait la domination culturelle. Elle consiste à dompter les esprits sans recourir à la force de la loi, mais en cherchant à persuader, à obtenir le consentement des esprits.
Dans ce domaine, le Forum de Davos inventé par Klaus Schwab constitue une sorte de modèle abouti qu'il n'est pas inutile de décrire.
Parlons de Klaus Schwab d'abord. Finalement, on sait assez peu de choses personnelles du bonhomme qui a créé Davos, si ce n'est qu'il est né en Allemagne en 1938. Il a fait ses études en Suisse, et à Harvard après la guerre. Il obtient un doctorat d'économie à Fribourg, un doctorat de génie mécanique à Zurich. Il suit les cours d'administration publique d'Harvard.
On le retrouve enseignant à l'université de Genève de 1972 à 2003. Sa spécialité sont les affaires politiques. Dès 1971, il crée le forum européen du management, qui devient, en 1987, le World Economic Forum, plus couramment appelé le Forum de Davos. Progressivement, ce rassemblement annuel a mué en think tank permanent qui prétend diffuser une image novatrice et philanthrophique du capitalisme. Il est, en quelque sorte, la grand-messe de l'élite mondiale, où les prêtres du profit prononcent des homélies pour l'ensemble de l'année.
Pour certains, Davos est l'assemblée annuelle du néo-libéralisme. C'est en réalité assez inexact, car Klaus Schwab présente une particularité qu'il tient peut-être de son éducation reçue dans l'Allemagne nazie : il n'a pas d'aversion pour les régimes autoritaires, et il n'idéalise pas la démocratie. En 2018, il a par exemple reçu la médaille de l'amitié de la République Chinoise. Cette petite récompense saluait la réception à Davos, en 2016, de Xi Jinping, qui était venu faire l'éloge du multilatéralisme devant le Gotha du capitalisme. Elle valut à Schwab une remarque acerbe de George Soros, qui rappela fort utilement (Soros n'est pas toujours dans l'erreur !) que la Chine était le principal danger pour la démocratie dans le monde.
Ce rapide survol amène à se poser une question : Schwab serait-il un adepte de cette vision historiquement typée où une élite conduit le monde sans vraiment se préoccuper de démocratie et de liberté ?
Quelques mots sur Thierry Malleret
Aux côtés de Klaus Schwab dans la rédaction du Great Reset, on trouve Thierry Malleret, un Français qui a obtenu un doctorat d'économie à Oxford. Le personnage est lui aussi très discret sur sa vie et appartient à cette nébuleuse d'influenceurs qui cultivent leur carnet d'adresses comme un jardin secret.
Avant d'entamer une vie d'influenceur, Malleret fut conseiller de Michel Rocard à Matignon. Cette circonstance est intéressante parce qu'elle montre les liens pour ainsi dire organiques qui existent entre la deuxième gauche française (celle qui a refusé le marxisme) et le multilatéralisme mondialiste. Dans de nombreux parcours personnels, on s'aperçoit qu'il n'y a souvent qu'un pas entre la sphère publique et l'intérêt privé, et surtout entre le sens (parfois très relatif ou très personnel) de l'intérêt général et le fantasme d'un monde où les décisions sont prises en petit comité, par quelques experts mandatés par leur pays pour conduire les affaires de la planète par-dessus les processus démocratiques.
C'est un peu la particularité de Davos : on y trouve plus de "sociaux-démocrates" convaincus que le capital et l'Etat doivent collaborer, que de libéraux partisans d'un laissez-faire manchestérien. On pourrait même dire sans risque que le libéralisme est allergique à cette régulation du marché qu'adorent les think tanks composés d'autant de fonctionnaires (notamment des "économistes" qui enseignent la vie de l'entreprise sans y avoir jamais mis les pieds) que de chefs d'entreprise.
Après son passage à Matignon, Malleret a vécu la vie de tous les influenceurs : passage en banque d'investissement, participation à de nombreux think tanks, création du Monthly Barometer, qui lui permet de diffuser ses idées à travers l'élite mondiale. On retiendra que ce parcours l'a conduit à Londres, mais aussi à Moscou. On rentre ici dans les couches épaisses de l'influence globalisée : elle touche à tout, pose finalement assez peu d'interdits géopolitiques, et concerne autant Joe Biden, Bill Gates ou Emmanuel Macron que Vladimir Poutine ou Xi Jinping.
Autrement dit, l'influence de Davos se projette par-delà les frontières de l'ancien monde, par-delà les distinctions entre capitalisme, communisme, socialisme, et autres noms en "isme" qui permettent de cliver à bon compte les opinions publiques. Elle touche toute la planète, ou, en tout cas, toutes les élites de la planète, quelle que soit leur couleur politique. Exception faite de ce que les acteurs de la diplomatie américaine appellent les "rogue states", au rang desquels l'Iran, la Corée du Nord et la Syrie tiennent les rôles principaux. Et pour parvenir à cette globalité, Davos s'appuie sur des hommes de l'ombre, des "influenceurs" comme Thierry Malleret qui ont l'habitude de traîner leurs guêtres dans les allées du pouvoir, quel qu'en soit le détenteur.
En quoi Davos a un impact sur la vie des gens
Sur le fond, il faut se poser la question de l'impact réel de ce soft power exercé par le World Economic Forum. Après tout, le Great Reset pourrait n'être qu'un livre parmi d'autres, un livre qui ne compte pas plus que les autres, et qui ne changera pas plus la face du monde qu'un ouvrage publié par une youtubeuse ou un chanteur des années 70.
Se pose ici la question de l'influence réelle d'un Forum controversé.
Certains soutiennent que cette influence est par nature limitée, quoique Klaus Schwab tente de faire croire le contraire (notamment pour augmenter les profits qu'il en tire). On trouvera un partisan de cette thèse dans la personne par exemple de Jean-Christophe Graz, professeur à Lausanne, qui a décortiqué l'influence réelle de Davos dans un article publié en 2003 dans la revue A contrario1. Pour être franc, l'analyse de l'intéressé nous a paru plutôt verbeuse et manquant un peu de tranchant.
Inversement, le pouvoir caché de Davos nourrit de nombreux fantasmes complotistes, qui manifestent tous leur incompréhension de ce qu'est le soft power. Dans cet univers de l'ombre, certains imaginent qu'il existerait une sorte de gouvernement en coulisses qui arbitrerait des décisions qui s'imposeraient uniformément dans la vraie vie, comme si une hiérarchie cachée dominait le monde et ses institutions.
Ces divergences d'interprétation s'expliquent par la nature liquide, informelle, du soft power. Personne ne peut en mesurer exactement l'étendue ni l'effet réel. Autant une loi votée par un Parlement élu en bonne et due forme est mesurable immédiatement : elle est promulguée, et tout le monde obéit, ou est supposé obéir. Autant une ligne générale dégagée par un soft power est imprécise, parfois invisible, et son application se révèle très variable et difficile à mesurer.
On peut présumer que le Great Reset n'échappera pas à cette ambiguïté et à cette incertitude. Il n'aura pas l'efficacité claire et contraignante d'une loi qui serait adoptée par un gouvernement. Mais s'il comptait pour du beurre, il n'occuperait pas tant de gens sérieux répartis un peu partout sur la planète. Son résultat se situera donc "entre les deux" : il influencera incontestablement une partie importante de l'élite économique et politique mondiale. Il inspirera sans doute des réformes, notamment dans les institutions multilatérales, qui sont par nature les plus perméables aux influences des think tanks et autres relais d'opinion. Il décidera probablement un certain nombre d'entreprises à modifier leurs stratégies ou leurs projets.
Mais il est impossible de savoir avec quelle intensité cette influence s'exercera. Le pouvoir de Davos s'arrête là. D'autres souligneront surtout que c'est ici qu'il commence...