15/02/2021 tlaxcala-int.org  8min #185633

Affaires Assange et Corbyn : comment la gauche donne des verges aux manipulateurs pour se faire fouetter

 Jonathan Cook جونثان كوك

Mercredi soir 6 janvier, il y a eu une discussion en ligne fascinante sur l'affaire Julian Assange que je recommande à tout le monde de regarder.

Parmi toutes les contributions remarquables, je tiens à souligner un point très important soulevé par Yanis Varoufakis, qui a une signification particulièrement importante pour comprendre les événements actuels, et ce bien au-delà de l'affaire Assange.

Varoufakis est un universitaire qui a été mis en pièces par les institutions politiques et médiatiques occidentales lorsqu'il était ministre des Finances de la Grèce. En 2015, un gouvernement grec populaire de gauche tentait de s'opposer à l'imposition de conditions de prêt sévères à la Grèce par des institutions financières européennes et internationales qui risquaient de faire basculer l'économie grecque dans une faillite plus profonde et semblaient principalement destinées à renverser son programme socialiste. Le gouvernement que Varoufakis servait a été effectivement écrasé jusqu'à l'obéissance par une campagne d'intimidation économique menée par ces mêmes institutions.

Varoufakis décrit ici la manière dont les dissidents de gauche qui défient ou perturbent les récits du système occidental -que ce soit lui-même, Assange ou Jeremy Corbyn- finissent non seulement par être soumis à l'assassinat de leur personnage, comme cela a toujours été le cas, mais se retrouvent aujourd'hui manipulés jusqu'à être les complices involontaires de leur propre « assassinat ».

Voici une courte transcription des commentaires beaucoup plus longs de Varoufakis -environ 48 minutes- soulignant son point sur la collaboration forcée à ce hara-kiri auprès de l'opinion :

L'establishment, l'État profond, appelez cela comme vous voulez, l'oligarchie, ils sont devenus bien meilleurs dans ce domaine [l'assassinat de personnage] qu'auparavant. Parce que dans les années 60 et 70, vous savez, ils vous accusaient d'être communiste. Ils m'auraient accusé d'être marxiste. Eh bien, je suis marxiste. Je ne vais vraiment pas beaucoup souffrir si vous m'accusez d'être de gauche. Je suis de gauche !

Aujourd'hui, ce qu'ils font est bien pire. Ils vous accusent de quelque chose qui vous fait vraiment mal. Traiter quelqu'un comme nous de raciste, d'intolérant, d'antisémite, de violeur. C'est ce qui fait vraiment mal parce que si quelqu'un m'accuse d'être un violeur aujourd'hui, d'accord, même si c'est complètement ridicule, en tant que féministe, je sens que j'ai le besoin de donner à la femme, impliquée d'une manière ou d'une autre dans cette accusation, l'occasion de s'exprimer contre moi. Parce que c'est ce que nous faisons, nous les gens de gauche.

L'argument de Varoufakis est que lorsque Assange a été accusé d'être un violeur, comme il l'était avant que les États-Unis ne clarifient le procès réel qu'ils intentaient contre lui -en essayant de l'extrader du Royaume-Uni pour avoir révélé leurs crimes de guerre en Irak et en Afghanistan-, il ne pouvait pas se défendre sans s'aliéner une importante circonscription de ses partisans naturels, ceux de gauche qui s'identifient comme féministes. Et c'est exactement ce qui s'est passé.

De même, comme le note Varoufakis à partir de conversations précédentes avec Assange, le fondateur de Wikileaks n'était pas en mesure de se défendre correctement contre les accusations selon lesquelles il aurait été de connivence avec la Russie et Donald Trump pour aider le candidat républicain à remporter l'élection présidentielle américaine de 2016 contre Hillary Clinton et les Démocrates.

À l'époque, les partisans d'Assange ont pu souligner que les courriels divulgués étaient authentiques et qu'ils étaient dans l'intérêt public car ils démontraient la profonde corruption de l'establishment du Parti Démocrate. Mais ces arguments ont été étouffés par un récit confus par les médias américains et les instances de sécurité (CIA, etc.) selon lequel la publication des courriels par Wikileaks était une ingérence politique étrangère, parce que les courriels auraient censément été piratés par la Russie pour influencer le résultat des élections. lecridespeuples.fr

Parce qu'Assange était absolument attaché au principe de non-divulgation des sources, il a refusé de se défendre en public en confirmant que les courriels lui avaient été divulgués par un initié du Parti Démocrate, et non par les « Russes ». Son silence a permis à sa diffamation de rester largement incontestée. Ayant déjà été privé du soutien d'une grande partie de la gauche féministe, en particulier en Europe, Assange avait maintenant aussi perdu le soutien d'une partie importante de la gauche aux États-Unis.

Dans de tels cas, celui qui est accusé doit se défendre avec une main attachée dans le dos. Il ne peut pas riposter sans contrarier davantage une partie substantielle de ses partisans, approfondissant les divisions au sein des rangs de la gauche. La victime de ce genre d'assassinat de personnage est prise dans l'équivalent des fameux sables mouvants. Plus elle se débat, plus elle s'enfonce.

C'est bien sûr exactement ce qui est arrivé à l'ancien dirigeant travailliste britannique Jeremy Corbyn quand il a été accusé d'être raciste. Si lui ou ses partisans tentaient de contester l'affirmation selon laquelle le Parti Travailliste était devenu antisémite du jour au lendemain sous sa direction -ne serait-ce qu'en citant des statistiques montrant que ce n'était pas vrai-, ils étaient immédiatement dénoncés pour un prétendu « déni de l'antisémitisme », posé comme l'équivalent de la négation de l'Holocauste.

On remarque que Ken Loach, qui faisait également partie du panel, hoche la tête pendant que Varoufakis parle. Parce que Loach, le célèbre cinéaste antiraciste de gauche qui est venu à la défense de Corbyn face à la campagne médiatique fabriquée de toutes pièces pour le dénigrer comme un antisémite, s'est rapidement retrouvé accusé de la même manière.

Jonathan Freedland, chroniqueur principal au Guardian libéral, faisait partie de ceux qui utilisaient précisément la tactique décrite par Varoufakis. Il a tenté de discréditer Loach en  l'accusant de refuser aux Juifs le droit de définir leur propre expérience de l'antisémitisme.

« Le déni de l'antisémitisme des travaillistes au sein de leurs rangs laisse le parti dans une situation sombre. » Par Jonathan Freedland. « Dans aucun autre cas de discrimination minoritaire, trois voix extérieures ne seraient autorisées à dire 'rien à voir ici'. Len [McCluskey], Ken [Loach] et Ken [Livingstone] sont sur un terrain douteux. » Article du  Guardian, septembre 2017

Freedland a cherché à  manipuler les références antiracistes de Loach contre lui. Soit vous convenez avec nous que Corbyn est un antisémite, et que la plupart de ses partisans le sont aussi, soit vous êtes un hypocrite, reniant vos propres principes antiracistes -et uniquement dans le cas de l'antisémitisme. Et cela, CQFD, prouverait que vous aussi êtes motivé par l'antisémitisme.

Loach s'est retrouvé avec un terrible choix binaire : soit il se mettait au pas derrière Freedland et les médias corporatifs pour dénigrer Corbyn, un allié politique de longue date, soit il devenait le complice forcé de son propre dénigrement en tant qu'antisémite.

C'est une tactique profondément odieuse, profondément illibérale, profondément manipulatrice et profondément malhonnête. Mais c'est aussi brillamment efficace. C'est pourquoi de nos jours, les gens de droite et les centristes l'utilisent à chaque occasion. La gauche, compte tenu de ses principes, recourt rarement à ce genre de manipulation. Ce qui veut dire qu'elle ne peut amener qu'une pétoire à un duel d'armes à feu.

Tel est le dilemme de la gauche. C'est pourquoi nous luttons pour gagner le débat dans un environnement médiatique mainstream qui non seulement nous refuse une audition, mais fait également la promotion des voix de ceux comme Freedland qui essayent de nous détruire depuis le centre, et de ceux prétendument à gauche comme George Monbiot et Owen Jones qui  nous détruisent trop souvent de l'intérieur.

Comme le dit également Varoufakis, la gauche doit de toute urgence passer à l'offensive.

Nous devons trouver des moyens de renverser la situation contre les criminels de guerre qui nous ont abusés mentalement en exigeant qu'Assange, qui a révélé leurs crimes, soit celui qui doit être enfermé.

Nous devons faire en sorte qu'il soit clair que ce sont ceux qui sont si prêts à salir les antiracistes en les présentant comme des antisémites -comme le successeur de Corbyn, Sir Keir Starmer, l'a fait à de nombreux membres du Parti Travailliste- qui sont les vrais racistes.

Et nous devons démasquer en tant que faucons de guerre ceux qui accusent la gauche anti-guerre de servir d'apologistes aux dictateurs lorsque nous essayons d'empêcher les États occidentaux de mener plus de guerres illégales et de pillage de ressources, avec des résultats aussi dévastateurs pour les populations locales.

Nous devons devenir beaucoup plus sophistiqués dans notre réflexion et nos stratégies. Il n'y a pas de temps à perdre.

Courtesy of  Le Cri des Pauples/Tlaxcala
Source:  jonathan-cook.net
Publication date of original article: 08/01/2021

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