17/02/2021 tlaxcala-int.org  7 min #185711

Romain Gary ou la banalité du bien Un auteur à (re)découvrir

 Annamaria Rivera

À quelque chose malheur est bon. Le film médiocre d'Edoardo Ponti, dans lequel il a entraîné sa pauvre maman, une Sophia Loren de 87 ans, n'a pas grand-chose à voir avec le roman dont il se serait inspiré : La vie devant soi, d'Emile Ajar, le pseudonyme sous lequel Romain Gary avait choisi de le publier. Mais au moins, le film aura été l'occasion de (re)découvrir un écrivain dont l'œuvre apparait d'une pertinence remarquable aujourd'hui. Alors, oubliez la famille Ponti et profitez du confinement pour vous plonger dans les romans de ce grand écrivain, publiés en italien par  Neri Pozza et en français par  Gallimard, qui l'a fait entre dans la  Pléiade en 2019. Une présentation d'Annamaria Rivera. -FG, Tlaxcala

Je cultive une telle passion pour l'œuvre de Romain Gary (pseudonyme de Roman Kacew) que j'ai commencé à lire ses romans bien avant qu'ils ne soient traduits et publiés en Italie par Neri Pozza, à commencer par La promesse de l'aube (1960) et Éducation européenne (1945), tous deux parus en 2006. Au fur et à mesure que je les lisais, et que je parsemais mes essais anthropologiques de ses citations (mais aussi d'un de mes romans : Spelix. Storia di gatti, di stranieri e di un delitto [Spelix, Histoire de chats, d'étrangers et d'un crime], Dedalo 2010), je découvrais combien ce grand écrivain prolifique, aussi réalisateur et scénariste, était peu connu en Italie, sinon dans certains milieux intellectuels. Et pourtant, c'est surtout le public de gauche ayant une certaine culture qui aurait dû lire et apprécier un tel romancier. Et pas seulement pour la qualité de son écriture, mais aussi pour son non-conformisme et sa vie intense et extraordinaire : entre autres, pour avoir participé à la Résistance, s'être engagé dans l'aviation et avoir servi dans les Forces aériennes françaises libres, dirigées par de Gaulle, ainsi que pour avoir écrit Éducation européenne, un grand roman sur la Résistance polonaise (pendant l'hiver 1942-43), dont la première version, en anglais, a été publiée en Angleterre en 1944, pendant la guerre.

Il est appréciable, à mon avis, aussi pour son respect et sa grande considération du genre féminin ("Toutes les valeurs de la civilisation sont féminines", écrit-il dans La nuit sera calme), mais aussi pour son animalisme précoce et profond : une propension qui traverse toute son œuvre, notamment sous la forme du thème de l'amitié avec les non-humains (en son honneur, un de mes chats s'appelle Gary). C'est là une approche d'une grande importance, puisque - comme je l'ai déjà écrit dans  La città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira [La Cité des Chats. Anthropologie animaliste d'Essaouira] (Dedalo, 2016) - elle pourrait soustraire la pensée antispéciste au risque d'apories, d'abstractions théoriques, de durcissement idéologique, pour l'ancrer dans une philosophie de l'expérience, utile pour dépasser toute métaphysique de type anthropocentrique. Sans oublier son magnifique Chien blanc, une des rares œuvres littéraires où deux thèmes s'entrecroisent, celui du racisme et celui du spécisme.

Et pas seulement cela : ce qu'il écrit dans ses romans et ailleurs apparaît aujourd'hui, au moment de la pandémie de Covid-19, d'une pertinence extraordinaire. Dans un  Lettre à l'éléphant (D  ear Elephant, Sir :), parue dans Life Magazine en décembre 1967 et en français dans Le Figaro Littéraire en mars 1968, Gary fait valoir que si nous arrêtions d'exterminer les éléphants, ainsi que d'autres animaux, et si nous empêchions ainsi leur disparition, nous pourrions peut-être protéger notre propre espèce de notre propre extermination. Et il ajoute : « le sort de l'homme, et sa dignité, sont en jeu chaque fois que nos splendeurs naturelles, océans, forêts ou éléphants, sont menacées de destruction ».

C'est ce que plus d'un·e scientifique soutient aujourd'hui : les urgences épidémiques et pandémiques sont le résultat, entre autres, de la réduction progressive de la biodiversité et de la domination anormale de l'espèce humaine sur le reste des formes vivantes. En revanche, notre propre santé est un processus systémique qui inclut le bien-être de la nature, en général, et en particulier de tous les animaux non humains. Pour le dire de manière succincte, selon les propres termes de l'écrivain, « dans un monde entièrement fait pour l'homme, il se pourrait bien qu'il n'y eût pas non plus place pour l'homme ».

Rien que sa biographie singulière aurait dû attirer un grand nombre de lecteur·trices italien·nes. Pour l'illustrer très brièvement, il suffit de dire que le grand écrivain français, de famille juive, né en 1914 à Vilna, dans l'Empire russe (aujourd'hui Vilnius, en Lituanie), a entrepris à l'adolescence un long voyage d'aventure avec sa mère vers la France, où ils se sont installés à Nice. Et en France, après la Résistance, il commence en 1945 une brillante carrière diplomatique, qu'il décide ensuite d'abandonner en 1961. Il a également réalisé deux films : Les oiseaux vont mourir au Pérou (1968) et Kill (1972). Il faut ajouter qu'il est le seul écrivain à avoir remporté deux fois le prix Goncourt, ce qui est expressément interdit par les statuts du prix : la première fois, en 1956, sous le pseudonyme habituel de Romain Gary, pour Les racines du ciel ; la deuxième fois en 1975, sous le pseudonyme d'Émile Ajar, pour La vie devant soi.

Sa vie sentimentale a également été intense et spéciale, en particulier la liaison, couronnée par le mariage, avec l'actrice Jean Seberg, icône de la Nouvelle vague, dont il a eu un fils. Lorsqu'elle - qui, aux USA, avait rejoint la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) à l'âge de quatorze ans seulement - a intensifié depuis Paris son soutien, y compris financier, au Black Panther Party et à certains mouvements amérindiens, le FBI a commencé à la surveiller et à la menacer, à l'intimider, à la calomnier et à la persécuter de toutes les manières possibles, au point de lui causer une grave dépression. Elle disparaît mystérieusement le 30 août 1979 et est retrouvée morte neuf jours plus tard : elle avait quarante ans. Selon le rapport du médecin légal, elle s'était probablement suicidée.

Gary, qui l'avait toujours défendue - même après leur divorce - a affirmé, lors d'une conférence de presse tenue à Paris le 10 septembre 1979, que sa mort était en fait l'œuvre du FBI, qui avait délibérément tenté de la détruire, la poussant au suicide. Un peu plus d'un an plus tard, le 2 décembre 1980, il s'est suicidé par balle à l'âge de soixante-six ans, comme je l'ai expliqué plus en détail dans un autre article. Un message a été trouvé dans son appartement qui commençait par : « Aucune relation avec Jean Seberg... » Aujourd'hui, cette phrase nous apparaît comme une antiphrase....

Je me suis attardée sur sa biographie et ses œuvres pour montrer combien est superficielle l'actuelle redécouverte « de masse » italienne, tardive, de ce grand écrivain, qui fut aussi un personnage très singulier. Cette « redécouverte » a sans doute été rendue possible par un petit film, sorti en 2020, qui trahit sa particularité et sa grandeur : La vie devant soi, inspiré du roman du même nom, que Gary a écrit sous le pseudonyme d'Émile Ajar, est d'une médiocrité déconcertante ; il est aussi plat et banal que le roman est profond, tendre, palpitant.

C'est particulièrement vrai si on le compare à l'adaptation cinématographique française, réalisée par Moshe Mizrahi, avec Simone Signoret dans le rôle principal : un film si populaire qu'il a remporté en 1977 l'Oscar du meilleur film en langue étrangère, le César de la meilleure actrice, le David di Donatello de la meilleure actrice étrangère...

En revanche, la version italienne, dirigée par Edoardo Ponti, fils de Sofia Loren, qui joue le personnage principal, ne saisit que très peu l'esprit et le sens du roman, à commencer par le décor, la ville de Bari (avec quelques scènes tournées à Trani), qui a très peu à voir avec celui du roman : le quartier parisien de Belleville, multiculturel par excellence, habité comme il l'était et l'est, au moins depuis la fin de la première guerre mondiale, par un grand nombre d'immigrants venus des pays les plus divers.

Quoiqu'il en soit, c'est après la sortie du film de Ponti que la Rai-radio 3 a pris l'initiative de faire lire le roman dans son intégralité, en vingt épisodes - du 25 janvier au 19 février 2021 - par la voix de Fausto Paravidino, dans une réalisation de Riccardo Amorese. Enfin, ce que l'on peut espérer, c'est que la mode actuelle ne reste pas éphémère et superficielle, mais qu'elle se transforme en un véritable intérêt pour ce grand écrivain.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  tlaxcala-int.org
Publication date of original article: 17/02/2021

 tlaxcala-int.org

 Commenter

Se réfère à :

1 article