17/02/2021 tlaxcala-int.org  11 min #185731

Le pilote automatique et le chaos, ou l'Italie draghifiée

 Franco 'Bifo' Berardi

Depuis que le chaos viral fit son irruption dans l'ordre du monde, déjà bouleversé par la convulsion de l'automne 2019, les personnes à l'ouïe fine commencèrent à percevoir, là dessous, là derrière, le bruit d'une désintégration inexorable, le grondement souterrain du démontage de tous les ordres : économique, géopolitique, et, le plus important de tous, l'ordre psychique.

Viral paintings, par  Marc Quinn, 2020

Aucun de ces ordres n'avait jamais été ordonné, c'est vrai. Mais les gonds tenaient tant bien que mal. Entre souffrances extrêmes, violences intolérables et effondrements soudains, les gonds tenaient : la loi, l'argent, la messe chantée extrêmement dissonante du paysage médiatique maintenaient un semblant d'unité dans un monde vieillissant et désespéré. Lorsque les invisibles particules se mirent à proliférer et que la contagion se manifesta, lorsque la proximité des corps fut interdite, nous pressentîmes alors que les gonds ne tiendraient pas.

Dès les premiers jours, nous lançâmes l'alerte : la syndémie, enchaînement d'effondrements distincts (effondrement de l'environnement, de la géopolitique, de la société et du cerveau collectif), est destinée à agir comme une apocalypse. Si nous savons en tirer les leçons, si nous sommes capables de transformer le mode de production et, avant tout, les attentes de consommation, l'humain pourra peut-être connaître des temps nouveaux. Si nous prétendons en revanche remettre en route la machine de la normalité, si nous visons à réactiver la croissance économique à travers l'extraction de ressources en vue de l'accumulation, alors il faut nous préparer : l'apocalypse prépare l'extinction.

Laissons faire le traumatisme, l'élaboration du traumatisme sera très longue car, à ce traumatisme d'autres succéderont, liés au premier (la pandémie produit de la récession, la récession du chômage, le chômage des migrations, les migrations le nationalisme, le nationalisme la guerre, et ainsi de suite).

Nous concernant, nous ne pouvons rien faire d'autre qu'assister au dénouement du drame, et construire de minuscules mécanismes de vie égalitaire frugale et centrée sur l'utile plutôt que sur l'argent.

Les gardiens de l'accumulation accoururent avec diligence. Abandonnant les jérémiades austéritaires passées qui, dix ans auparavant, provoquèrent l'étranglement des sociétés européennes, l'appauvrissement et la précarisation, ils promirent des avalanches d'argent.

Comment donc ? Le remboursement de la dette n'était-il pas une nécessité naturelle, un divin commandement qu'on ne peut transgresser si l'on ne veut pas finir comme les perfides grecs auxquels fut infligée la peine de l'humiliation, de la flagellation publique et, pour finir, de la réduction à l'état de misère ? Plus maintenant : le virus nous a appris qu'il n'y a pas de vérités naturelles, mais seulement des rapports de force (Voir également  Il debito è un rapporto sociale, ndr). En 2015, le visage austère de la troïka, en 2020 les cordons de la bourse qui se relâchent pour laisser s'écouler un immense fleuve d'argent.

Comment donc ? N'avait-on pas dit que la dette ne doit plus augmenter car sinon, que le ciel s'ouvre, et nos petits-enfants et arrière-petits enfants souffriront des conséquences de notre prodigalité ? Mais le virus nous a appris que l'argent est un pur flatus vocis, l'énonciation linguistique qui rencontre (quand il la rencontre) la confiance de la société. Parfois cela ne se produit pas : la confiance s'effondre, la demande stagne, et la dépression se propage.

La machine continue sa course

Les charnières de la machine globale commencèrent visiblement à se démanteler, mais bien que la machine globale soit détraquée, elle continue sa course, au moins tant qu'elle le peut.

Etant donné que la politique est l'exercice de la volonté qui gouverne le processus social, elle a perdu sa puissance lorsque le virus est apparu : la politique ne peut rien contre l'infiniment petit, l'infiniment grand, et l'irréductiblement complexe. La prolifération des microplastiques, de la radioactivité nucléaire, ou du virus contagieux échappent à l'action de la politique parce qu'elles échappent avant tout à sa compréhension. Ainsi, échappe à la politique la fonte des glaciers, l'extension des incendies et la hausse du niveau des océans, échappent à la politique car cette dernière ne peut rien contre l'irréversible.

Les politiques se divisèrent alors en deux partis : les assassins professionnels auxquels la maladie et la mort importent peu pourvu que le business ne soit pas interrompu, et ceux qui, terrifiés par l'ingouvernable, se mirent rapidement en retrait, cédant la place à la discipline sanitaire au risque d'interrompre le commerce quotidien de la reproduction et de l'accumulation. La discipline sanitaire prit la place du choix politique. Même ceux qui ont consacré toute une vie à équilibrer les comptes, spécialisés dans la transformation du résultat concret du travail et du savoir dans les figures abstraites du capital, se trouvèrent contraints de sortir de leur réserve naturelle et prirent la place des politiques dont l'art a perdu de son efficacité.

C'est ce qui est arrivé en Italie selon les stylèmes spécifiques de la Commedia dell'Arte où des questions dramatiques sont mises en scène par des figures comiques : le vantard ignorant et violent, qui veut noyer tous les immigrés, le ministre des affaires étrangères qui ne sait pas dans quel pays eut lieu le coup d'état de Pinochet, le Florentin spirituel [Matteo Renzi] qui a appris l'histoire de l'art sur un dépliant de l'office de tourisme de la Place de la Seigneurie, et en arrière-plan, le vieux mammasantissima un peu terni, mais toujours très attentif aux destins de ses entreprises.

La finance globale avait besoin de s'assurer le contrôle de l'énorme masse d'argent que l'Union européenne a destiné à l'Italie pour que le pays ne sombre pas, entrainant avec lui l'économie du continent. On ne pouvait laisser tout cet argent aux mains des cinq étoiles, qui ont appris l'année dernière la manière dont il faut se comporter, mais on ne sait jamais. C'est alors que le spirituel florentin vient tout casser.

La finance globale peut lui faire confiance : au cours d'une rencontre récente avec un illustre démocrate arabe, protecteur de l'art et écorcheur de journalistes, il a prononcé une phrase qui le rend sympathique à Confindustria, au Fonds monétaire et à Goldman Sachs. Avec le petit sourire crétin du laquais surpris en train de lécher un cul bien fétide, il a déclaré que son rêve est un coût du travail aussi faible que celui que l'Arabie, phare de la civilisation, paie à ses esclaves pakistanais, coréens et palestiniens. L'esclavagisme n'est absolument pas une douloureuse survivance du passé. Dans l'agriculture du sud de l'Italie et de l'Espagne, dans la logistique de toute l'Europe, et dans des secteurs plus vastes du travail précaire, l'esclavagisme tend à devenir la forme dominante du travail post-pandémique.

A moins que tout ne s'effondre, nous allons en reparler ensuite.

Mais pour le moment, rien ne s'effondre, car le spirituel a ouvert la voie à Draghi, qui remplace la vivacité charlatanesque par le cynisme ironique.

La mission de monsieur Mario Draghi

Qui est Draghi ? Draghi est une personne cultivée qui a étudié les principes avec Federico Caffè et l'application de ces principes avec Goldman Sachs (Bruno Amoroso, un autre élève et ami de Caffè, le racontait sur Comune, il y a quelques années :  I cattivi allievi e i draghi ribelli).

Il est probablement conscient de l'indignité morale de sa mission qui consiste à plier la vie sociale à la règle mathématique. Mais il est convaincu qu'il n'y a pas d'alternative à la règle du profit privé. Pourquoi la pandémie a-t-elle frappé aussi profondément la vie sociale ? Car pendant quarante ans, la santé publique a été définancée, la recherche privatisée. L'intérêt privé, la compétition économique comme critère ultime de vérité, comme critère épistémique qui ajuste les savoirs sociaux. C'est là le cancer qui a appauvri la société en l'exposant aux tempêtes virales.

Le déploiement du vaccin repropose aujourd'hui ce sujet : si la règle qui gouverne est celle du profit, le sud du monde devra attendre de nombreuses années avant de vacciner ses populations. Pour le moment, seul 5% du vaccin a été destiné aux pays du sud du monde comme l'Inde, un des pays les plus touchées, et qui produit le vaccin sur son territoire mais ne peut l'utiliser parce qu'il appartient aux sociétés américaines. Seule la violation systématique de la règle privée pourrait rendre publics les licences et brevets, pourrait permettre aux pays pauvres de produire directement leur propre vaccin.

Mais cette règle ne peut être transgressée.

Draghi a été acclamé par un chœur de courtisans aussi ridicule qu'hétérogène, qu'il méprise intimement à mon avis : il a la culture du Grand Cynique, capable d'accepter la dissonance cognitive de celui qui sert consciemment le mal parce qu'il reconnaît que le monde n'est rien d'autre que le lieu du mal. Il n'a peut-être pas étudié à l'école des Jésuites, il n'est peut-être pas un adepte d'Ignace de Loyola dont la théologie nous conseille de nous laisser guider par le principe Supérieur perinde ac cadaver?

«...que chacun de ceux qui vivent sous l'obéissance se persuade qu'il doit se laisser mener et diriger par la divine providence au moyen des Supérieurs, comme s'il était un cadavre (perinde ac cadaver) qui se laisse remuer et traiter comme on veut ».

C'est également à Loyola, du reste, qu'un autre grand Mario, le Bergoglio, aimé de tous, doit sa formation. L'Italie est protégée par Dieu, et par son pilote automatique.

Le pilote automatique

En 2011, nombreux étaient ceux qui protestaient contre l'austérité financière réduisant les ressources de l'école, de la santé publique, des salaires et des retraites, au nom du Principe Supérieur de l'équilibre budgétaire et du remboursement de la dette, et Draghi de commenter, avec le sourire du Grand Cynique, qu'il n'y avait aucune raison de se préoccuper de ces turbulences, car l'économie financière est de toute manière guidée par le pilote automatique.

Le pilote automatique est une déclinaison post-moderne du principe supérieur que le fondateur de la Compagnie de Jésus invite à suivre perinde ac cadaver. La théologie financière est une chose sérieuse : tout comme la théologie jésuite reconnaît que le monde est un lieu dominé par le mal et que le mal a sa logique propre et impénétrable à laquelle nous devons nous plier pour parvenir au bien.

Pour Draghi, la parabole de Mario Monti ne devrait pas se répéter, lui qui s'installa à la présidence du Conseil après un coup d'état pacifique guidé par Napolitano pour le compte du système financier qui voulait se libérer de l'encombrant Berlusconi. Monti, pauvre homme, devait serrer les cordons de la bourse, réduire les retraites, comprimer les budgets de l'école et de la santé avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui. Draghi a pour mission de distribuer la providence européenne, et il peut le faire mais avec une certaine modération. Nous verrons rapidement la manière dont il s'y prend pour les questions comme le revenu de citoyenneté, le blocage des licenciements et ainsi de suite. Mais je crois qu'il aura la main légère et qu'il tiendra compte du poids parlementaire de ses nouveaux adorateurs à cinq étoiles. Sa mission est stratégique, et ne peut être jugée sur les six mois prochains.

La mission de Draghi est de redonner au pilote automatique (le régime du profit financier) la maîtrise de la situation, et d'empêcher que du chaos ne germent de nouvelles formes de solidarité sociale qui rendent possible la redistribution de la richesse et l'instauration de la primauté de l'utile sur l'argent. A court-moyen terme, il y arrivera.

Et si la cause de l'appauvrissement social a été la privatisation systématique des ressources, Draghi (qui a été l'un des acteurs les plus éminents de la privatisation de la période néolibérale) s'assurera que l'intérêt collectif reste soumis à l'intérêt privé.

-Allez, on le fait ce gouvernement d'union nationale, aussi avec les xénophobes, les racistes, les nationalistes, les murs, l'indifférence...
- En somme, un "plan de relance" ?
Dessin de Mauro Biani

Donc les jeux sont faits ? Pas vraiment. Il y a une autre force sur le terrain, outre le pilote automatique, et cette force est le chaos.

L'apocalypse de la pandémie a inauguré un processus de désintégration qu'aucune intervention financière ne peut arrêter. Nous pensons sans doute que l'argent du Fonds de reprise sera investi pour assurer un revenu à tous, pour déprivatiser les biens communs comme l'eau et les transports, l'école et la santé ?

Draghi est là pour empêcher que cela ne se produire, pour relancer la croissance "quoi qu'il en coûte".

Le chaos peut contenir des formes d'une vie meilleure

L'intervention financière servira peut-être à relancer le profit d'entreprise et à construire des infrastructures pour l'extraction et l'exploitation, mais elle ne pourra stopper la diffusion du virus, ni soigner l'épidémie de dépression, ni arrêter la vague migratoire, le déclin démographique et la rage impuissante. Elle n'arrêtera pas le chaos.

Le chaos est un ennemi, mais il peut être un allié. Il est dévastateur mais il peut contenir de manière magmatique les formes d'une vie meilleure. Du chaos peut naître, doit naître, une subjectivité capable de modifier les attentes mondiales, les besoins, les formes d'habitat, les directions de la recherche. La subjectivité sociale est pour le moment dans une situation de paralysie de l'imagination, me semble-t-il. Elle doit élaborer un traumatisme dont nous ne connaissons pas l'évolution.

Le pilote automatique essaiera de remettre en route la machine sociale selon la vieille règle de l'accumulation et de l'inégalité. Il y arrivera un moment, mais pas sur le long terme, car le chaos l'empêchera de remettre en place les charnières qui ont été arrachées.

Il faudra alors se mettre à l'écoute du chaos, sans se faire distraire par la lutte des courtisans, ni le sourire sévère du pilote automatique.

Le gouvernement de "techniciens" de Draghi : "Je peux faire ministre de la Citoyenneté ?"
Dessin de Mauro Biani

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  comune-info.net
Publication date of original article: 08/02/2021

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