22/02/2021 entelekheia.fr  8 min #185898

Un peu de bruit et un peu de fureur qui ne signifient rien

En France, on se propose de  réécrire Molière pour en « simplifier » la compréhension par nos chères têtes blondes (ou brunes), qui au passage, n'ont rien demandé de tel et ne se sont jamais plaintes de ne pas le comprendre. C'est tout simplement d'une énième offensive contre la culture qu'il s'agit - non pas la « culture blanche », mais bien la culture tout court : il s'agit de démolir tout ce qui n'est pas immédiatement utilitaire. Et cette volonté de faire table rase de l'histoire, de l'art, de la littérature, de la poésie (bref, de tout ce qui n'est pas finance, commerce et business) nous vient directement des USA.

Allons-nous accepter encore longtemps  la baisse de niveau de nos écoles et universités, donc la crétinisation délibérée de nos jeunes, y compris des « mieux éduqués », qui même s'ils n'en ont pas conscience, s'appauvrissent intellectuellement au même rythme que leurs congénères moins privilégiés - car comme nous le verrons dans l'article, personne n'échappe aux effets d'une dégradation culturelle générale ?

Par E.J. Hutchinson
Paru sur  The American Conservative sous le titre Some Sound and Some Fury

Un monologue sur une référence à Shakespeare non comprise dans le cadre d'une culture appauvrie

Personne n'a été aussi omniprésent dans le monde anglophone que Shakespeare. Il y a la fantaisie dystopique de 1932 Brave New World (Le Meilleur des mondes) d'Aldous Huxley (titre tiré de The Tempest) ; il y a la comédie noire To Be or Not to Be de 1942 d'Ernst Lubitsch (titre tiré de Hamlet) ; à partir de 1991, il y a Star Trek VI : The Undiscovered Country (encore Hamlet) ; il y a le film What Dreams May Come de 1998 (encore Hamlet). Et, si l'on met de côté les titres, pendant que nous sommes sur le sujet de l'ombre portée d'Hamlet, on pourrait mentionner le rôle important joué par Ophélie dans « Desolation Row » de Bob Dylan, et son retour peut-être une décennie plus tard dans la chanson éponyme du Band. (Cela peut toutefois se discuter).

Mais, comme dans la vieille théorie sur le bruit de l'arbre qui tombe dans la forêt, [1] que se passe-t-il si vous faites une référence et que personne ne la comprend ? Le système séculaire d'échange culturel, l'économie érudite de la res publica litterarum, dans laquelle le barde Shakespeare est une monnaie d'échange courante, devient mort, défunt, kaput. Mettez un costume de deuil ; le reste est silence. [2]

Imaginez ça. Il y aura encore des mots, des mots, des mots [3] - mais avec de moins en moins de niveaux de signification. Des prises de parole ineptes, pourrait-on dire.

Nous avons beaucoup œuvré à oublier ce que nous avons appris, et nous sommes maintenant dans une période d'amnésie culturelle grave. Bien que le pronostic d'une culture si malade semble bien indiquer qu'elle a des chances d'en être à son stade terminal, nous pouvons nous consoler, dans la galère, en faisant de l'humour noir. Après tout, si rien d'autre n'est permanent, la charpente de la galère survit à mille locataires. [4]

Il n'y a pas si longtemps, au cours des mornes processus quotidiens de notre morne Bureau des divertissements (je veux dire Twitter, bien sûr), il y a eu un morne incident tragi-comique qui illustrait notre triste état. Il s'agissait d'une prise de bec causée par une allusion du sénateur Ted Cruz à Macbeth lors de la procédure de destitution de Donald Trump au Congrès. Selon Cruz, le procès avait été « plein de bruit et de fureur, qui ne signifient rien ». Des prises de parole ineptes s'ensuivirent.

Tout d'abord, est arrivée Andrea Mitchell, de NBC. Croyant qu'elle était comme un aigle entré en trombe dans un colombier, et prête à faire voler en éclats les Républicains de Cruz, elle a  tweeté :

« Le  @SenTedCruz dit que le #ProcesDestitution est comme du Shakespeare, plein de bruit et de fureur qui ne signifient rien. Non, c'est de Faulkner. »

Il semble qu'elle avait confondu deux William. A son crédit, elle a rapidement  reconnu son erreur.

Mais elle n'était pas la seule. Jennifer Rubin, avec son habituel cœur intrépide trop grand pour elle, s'est mordue triomphalement le pouce [5] et a ajouté : « et cela en dit long sur son manque d'âme. C'est N'importe Quelle Personne Pensante ».

J'avoue n'avoir aucune idée de ce que la citation de Shakespeare dit sur l'âme du sénateur Cruz, ni de ce que signifie la dernière partie du tweet de Jennifer Rubin, ni pourquoi elle l'a écrit avec des majuscules trumpiennes. Je n'arrive pas à démêler cette question. [6] Mais laissons cela.

Pendant un bref instant, tout le monde a ri. Mais la plaisanterie s'est retournée contre eux - et contre nous tous.

Et quelle est la vraie plaisanterie ? Le QI culturel des États-Unis, et tout notre édifice éducatif en plein effondrement. E.D. Hirsch avait relevé le problème lorsqu'il a publié pour la première fois son  Dictionnaire de l'alphabétisation culturelle, il y a plus de trois décennies. Mitchell et Rubin, les deux personnes qui n'avaient pas compris l'allusion à Shakespeare, ont toutes deux fréquenté des universités d'élite : Penn et Berkeley, respectivement. (La première a également formé Donald Trump). Et c'était à l'époque. Depuis, les choses ont encore empiré. À l'heure actuelle, de nombreuses personnes détentrices d'un diplôme universitaire sont aussi peu susceptibles de connaître Faulkner que Shakespeare.

Une étude du paysage devrait amener toute notre république à froncer ensemble des sourcils désolés. [7] Notre ignorance frappe des légions de citoyens, et ses causes sont multiples, qu'elles soient technocratiques (l'éducation n'est plus qu'une formation professionnelle conçue pour aider le client à trouver un emploi et à entrer dans la « force de travail ») ou idéologiques (les croisés progressistes veulent démanteler toute la civilisation occidentale, y compris l'expression « civilisation occidentale », qu'ils traitent d'escroquerie « suprémaciste blanche ». Son principal objectif, dans les institutions les plus compétitives, est de fournir une accréditation et de soutenir le statut des membres du circuit de Washington. L'état lamentable de l'éducation américaine se combine avec une médiocrité existentielle générale parmi les commentateurs des médias, et produit en conséquence des experts éminents dont le cadre de référence culturel ne va pas plus loin que Harry Potter et La Servante écarlate. [8]

Que faire ? (...) Il est grand temps que le peuple américain cesse de considérer l'enseignement supérieur comme un camp de rééducation d'été pour ceux qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas apprendre un métier utilitaire. C'est injuste pour les étudiants, et c'est dangereux pour la société. Malgré toutes les pierres que les gros bonnets de l'enseignement officiel jettent aux options alternatives comme les charter schools [écoles privées gratuites non assujetties au programme éducatif national, NdT], ce sont les secteurs dans lesquels nous pouvons trouver un soulagement à notre conformisme ignare et abrutissant. Tout indique que le système s'effondrera de toute façon sous son propre poids au cours des prochaines décennies ; mais il doit y avoir quelque chose à mettre à sa place lorsqu'il le fera. C'est d'ailleurs pour cela que les pierres sont jetées : les alternatives vont drainer des foules d'écoliers, et les gros bonnets seront au chômage.

Le compte Twitter de Jennifer Rubin dit que « L'Amérique est de retour ». C'est peut-être vrai (j'ai des doutes), mais une chose est sûre : La culture américaine ne l'est pas. Pour ceux qui voudraient voir son retour, il est temps de planifier - et de travailler - sur l'après. Le passé n'est qu'un prologue, [9] et tout ça. Nous avons bien dormi. Il est temps de se réveiller.

Sinon, ce ne sera que demain, et demain, et demain, vers une mort poudreuse [10] de la culture. Mais qu'on se rassure : tout cela sera tweeté en direct.

E.J. Hutchinson est professeur agrégé de lettres classiques et directeur du Collegiate Scholars Program au Hillsdale College. Ses recherches portent sur la perception de la littérature classique à la fin de l'Antiquité et au début de la modernité.

Traduction et note d'introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Illustration : enregistrement du son d'un aspirateur

Notes de la traduction :

[1] Si un arbre tombe dans une forêt et que personne ne l'entend, a-t-il fait du bruit ? [2] Dernière phrase d'Hamlet. [3] Hamlet, Acte II, Scène 2.

[4] Hamlet, Acte V, Scène 1.

[5] Roméo et Juliette, Acte I, Scène 1. [6] Hamlet, Acte III, Scène 4. [7] Hamlet, Acte 1, Scène 2. [8] La Servante écarlate est un roman de science-fiction dystopique féministe de Margaret Atwood publié en 1985. Il fait l'objet d'une série télévisée depuis 2017. [9] La Tempête, Acte 2, Scène 1. [10] Macbeth, acte V, scène 5.

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