Source : Michel Collon - Planète malade - Investig'action
Michel Collon publie un nouvel ouvrage d'enquête et d'entretiens intitulé « Planète malade : 7 leçons du Covid. L'urgence de repenser le système » (Investig'action). Nous vous en proposons aujourd'hui un extrait : l'entretien avec le grand mathématicien Laurent Lafforgue.
« Combien de morts à cause de nos gouvernements ? »
Entretien avec Laurent Lafforgue - 23 juin 2020
LAURENT LAFFORGUE. Mathématicien. Professeur à l'Institut des hautes études scientifiques.Membre de l'Académie des sciences. A reçu la médaille Fields en 2002 pour avoir démontré une partie des conjectures de Langlands. Co-auteur de La Débâcle de l'école.
Hier, le président Macron a déclaré : « Nous n'avons pas à rougir, mes chers compatriotes, de notre bilan. Des dizaines de milliers de vies ont été sauvées par nos choix, par nos actions. » Laurent, êtes-vous d'accord avec votre Président ?
Non, je ne suis pas d'accord. La France a officiellement plus de 30 000 morts. Elle en aurait certes eu encore beaucoup plus si, par exemple, le confinement avait été décidé quelques jours plus tard. Mais elle
en aurait eu beaucoup moins s'il avait été décidé quelques jours plus tôt.
Personnellement, j'ai beaucoup insisté sur la question des masques, des tests, du confinement, etc. Vous dites qu'il y a quelque chose d'encore plus important : la vitesse de réaction ?
Je pense même que c'est le facteur principal. Il explique en grande partie les différences importantes entre les pays. Certains, principalement les pays d'Extrême-Orient, ont été très efficaces et d'autres pas du tout.
Le contraste entre le succès de la réaction chinoise à l'épidémie et la gestion catastrophique de la crise par les pays occidentaux est criant. D'autant plus que la Chine, ayant été frappée la première, a été surprise par l'épidémie, alors que les autres pays ont reçu de la Chine toutes les informations essentielles avant d'être frappés eux-mêmes : la nouvelle de l'apparition d'une nouvelle maladie respiratoire, sa nature virale, le séquençage génétique du virus, son caractère très contagieux, sa létalité non négligeable et l'exemple d'une politique efficace de lutte contre l'épidémie.
Une différence concernant le nombre de morts...
Selon les statistiques officielles, certainement un peu incomplètes, la Belgique détient le triste record en Europe avec plus de 800 morts par million d'habitants, la France est à plus de 450, l'Espagne est au-dessus de 600, l'Italie un peu au-dessous, le Royaume-Uni à presque 700, les États-Unis approchent de 500. La Suède, qui a longtemps été citée en exemple pour n'avoir pas imposé de confinement, a vu son nombre de morts par million d'habitants augmenter régulièrement et rattraper peu à peu tous les pays.
Elle a dépassé la France et s'approche de l'Italie. En comparaison, les pays d'Extrême-Orient ont des nombres de morts par million d'habitants environ cent fois inférieurs : la Chine en a trois par million, le Japon huit, la Corée du Sud en compte six et pour Taïwan, c'est trois morts pour dix millions d'habitants. Le Vietnam, pays assez pauvre (même s'il connaît une croissance économique très forte), densément peuplé (cent millions d'habitants sur une superficie représentant les trois cinquièmes de celle de la France) et qui possède 1300 km de frontière commune avec la Chine, mérite d'être particulièrement cité en exemple.
En effet, selon les chiffres officiels, il a seulement une poignée de décès liés au coronavirus et environ 600 cas identifiés : principalement des voyageurs arrivés de l'étranger au Vietnam. Par exemple, l'ambassadeur de France au Vietnam a contracté le coronavirus en France avant de revenir au Vietnam.
Oui, le contraste des chiffres est très fort. Un ami en contact avec ce pays m'a remis une note... Dès le 23 janvier 2020, alors que le Vietnam avait seulement deux cas identifiés, il a reconnu le virus comme une épidémie et a décrété l'état d'urgence nationale. Les écoles ont été fermées et le Vice-Premier ministre est devenu responsable de toute la crise.
Il a mis en place un système d'alerte et une distance de sécurité. Tous les passagers venant de l'étranger ont été contrôlés. L'OMS a déclaré que la détection précoce au Vietnam a permis d'arrêter la propagation de la maladie en sauvant des milliers, voire des dizaines de milliers de vies. Pourquoi des pays civilisés très riches comme la France, la Belgique, n'ont pas été capables de faire ce qu'ont fait des pays parfois pauvres en Asie ?
Oui, le Vietnam a réagi très tôt en prenant les mesures qu'il fallait pour empêcher une diffusion générale du virus dans la population. Cela explique qu'il ait seulement 600 cas à ce jour.
Pourquoi ce facteur de vitesse de réaction se compte-t-il en jours ?
Le facteur essentiel est la rapidité. Même si l'on n'est pas scientifique, ou que l'on est réfractaire aux chiffres, on sait que lorsqu'un incendie se déclare, il faut agir le plus vite possible. Le feu démarre par une toute petite flamme qu'on peut éteindre facilement. Mais si on laisse le feu se propager, l'incendie prend de l'ampleur et devient extrêmement destructeur. Comme pour Notre-Dame de Paris l'an dernier : pour différentes raisons, l'intervention a été trop tardive et le résultat est la destruction de l'ensemble des toits et de la charpente.
J'aimerais que vous nous expliquiez la croissance exponentielle...
Commençons par une image qualitative : l'analogie entre le développement des incendies et la propagation des épidémies. « Exponentiel » est l'adjectif qui les rapproche. Quand on parle d'une croissance exponentielle, cela veut dire, dans le langage courant, une croissance extrêmement rapide.
Mais ce mot a aussi un sens précis en mathématiques, celui d'une progression qui croît multiplicativement : si l'on divise le temps en intervalles de longueur fixe (par exemple en semaines), chaque passage d'un nouvel intervalle de temps a pour effet de multiplier la grandeur considérée par un facteur constant.
Les physiciens et les ingénieurs se servent tous les jours des exponentielles, car de nombreux phénomènes naturels obéissent à des lois de progression exponentielle. En particulier, les épidémies suivent des progressions à peu près exponentielles dans la première phase de leur développement.
Or, les progressions exponentielles sont extrêmement rapides, et c'est bien pourquoi on peut perdre très rapidement le contrôle d'une épidémie. Pour juger si une épidémie est plus ou moins dangereuse, l'information la plus importante n'est pas le nombre de contaminés ou le nombre de morts à un moment donné, mais le coefficient par lequel ces nombres sont multipliés quand on passe d'un intervalle de temps au suivant. Ce n'est pas du tout comme si les épidémies suivaient une progression arithmétique.
La progression arithmétique, c'est...
1, 2, 3, 4... Ou bien 3, 5, 7, 9... À chaque étape, on ajoute la même quantité. Par contre, dans les progressions géométriques comme 2, 4, 8, 16, 32..., on multiplie à chaque étape par une même quantité. Les progressions géométriques croissent donc incomparablement plus vite que les progressions arithmétiques.
Dans une progression arithmétique, en partant de 1, si vous ajoutez par exemple la quantité 5 dix fois de suite, vous vous retrouvez avec un résultat de 51. Mais dans une progression exponentielle, en partant de 1, si vous multipliez par 2 dix fois de suite à chaque étape, vous vous retrouvez avec un résultat de 1024. Cette comparaison est d'autant plus intéressante que 2 est plus petit que 5 et que le point de départ était le même : nous sommes partis de 1 dans les deux cas.
Ce qui importe, ce n'est donc pas tant le nombre de contaminés au départ, mais la vitesse à laquelle ils vont contaminer d'autres personnes.
Oui, c'est la dynamique de progression des épidémies, au moins dans la première phase de leur progression. Elles sont de type exponentiel et pas du tout de type arithmétique. La raison est simple : dans chaque intervalle de temps, le nombre de nouvelles personnes contaminées sera grosso modo proportionnel au nombre de personnes contagieuses à ce moment-là.
Par exemple, pour le coronavirus,en l'absence de masques et de distanciation sociale, on estime que chaque personne contaminée en contaminera trois autres, en moyenne, au bout de cinq jours. Donc, dans chaque intervalle de temps de cinq jours, le nombre de nouvelles personnes contaminées sera environ égal au nombre de personnes qui sont contagieuses à ce moment-là, multiplié par trois.
À ce rythme-là, si on ne fait rien (si on ne confine pas), les hôpitaux seront débordés, ils ne pourront traiter tous ces cas...
Les hôpitaux ont en effet été débordés. Les facteurs essentiels sont d'une part, le nombre de personnes que chaque personne infectée va contaminer à son tour en moyenne et, d'autre part, le temps nécessaire pour que
cela se passe. Si l'on compare avec une autre épidémie comme le sida, qui se transmet par des fluides et non par l'air, le temps nécessaire pour devenir contagieux est très long. En l'absence de traitement, le sida est pratiquement toujours mortel, mais il met longtemps à rendre les personnes contagieuses et à les tuer.
C'est pourquoi l'épidémie de sida s'est développée lentement. Elle a finalement tué plusieurs dizaines de millions de personnes, mais il lui a fallu des décennies pour cela. Par contre, le coronavirus est beaucoup plus rapide : une personne contaminée deviendra contagieuse en moyenne au bout de quatre ou cinq jours, et non d'un an ou deux comme dans le cas du sida. Si vous combinez les deux : 1. le temps court qu'il faut pour devenir contagieux et 2. le nombre de personnes qu'en moyenne chaque personne infectée va contaminer, l'épidémie croît très vite.
En France, un bilan officiel récent fait état de 187 000 contaminations « confirmées » et environ 30 000 décès...
Première critique sur ces chiffres : dans la plupart des pays, les cas confirmés ne représentent qu'une toute petite fraction des cas réels. La raison en est simple : la plupart des personnes qui attrapent le coronavirus ont des symptômes légers, voire pas de symptômes du tout. Ces personnes ne vont finalement pas à l'hôpital et ne sont pas testées.
Elles n'entrent pas dans les statistiques. Par exemple, en France, on a procédé en mai à des tests aux anticorps du coronavirus dans des portions aléatoires de la population pour estimer la proportion de ceux qui avaient attrapé le coronavirus. On s'est aperçu que cette proportion était un peu inférieure à 5 %. Soit environ trois millions de personnes. Donc, le nombre réel de personnes ayant attrapé le coronavirus en France n'était pas de l'ordre de 150 000 comme donnait alors le comptage officiel, mais de trois millions. Vingt fois plus.
À quels chiffres se fier alors ?
Les statistiques du nombre de morts dus au coronavirus sont évidemment beaucoup plus proches de la réalité. Certes, elles ne représentent pas toute la réalité, car certaines personnes sont mortes chez elles, sans avoir été emmenées à l'hôpital. Ce fut le cas dans tous les pays. En France, un syndicat de médecins a demandé en mai à chacun de ses membres s'il avait connaissance parmi ses patients de cas de personnes mortes chez elles dans les derniers mois, probablement du coronavirus et sans avoir pour autant été testées.
Le syndicat a reçu beaucoup de réponses qui ont permis d'évaluer le nombre de ces personnes à environ 9000. Le nombre officiel des morts du coronavirus est donc sous-estimé, mais, au moins, dans les pays ayant un système sanitaire performant, il a le même ordre de grandeur que le nombre réel des victimes.
Sur cette question du nombre de jours pour réagir, pouvez-vous analyser la politique du gouvernement et du président français ? Le 13 mars, Macron décide des mesures radicales à partir du 17. Mais le 10 mars encore, il recommandait de fréquenter les terrasses et les théâtres. Et il a maintenu les élections municipales du 15 mars... Si la France avait appliqué les mesures de confinement dix jours plus tôt, combien de morts en moins il y aurait eu ?
Pour en avoir une idée, il faut connaître la vitesse de propagation de l'épidémie avant qu'on ne prenne ces mesures. La vitesse de propagation est une vitesse multiplicative. C'est le coefficient de multiplication de l'épidémie dans chaque intervalle de temps. Il suffit donc de regarder les statistiques du nombre de morts dans les différents pays. La vitesse de propagation variait suivant les pays, en fonction des différentes habitudes sociales et de l'intensité des contacts rapprochés, mais on observe que partout, il y avait multiplication au moins par dix tous les dix jours.
Les nombres de contaminés et de morts étaient multipliés au moins par dix tous les dix jours. Dans certains pays, c'était encore plus rapide : l'Espagne avait un facteur multiplicatif par quinze ou vingt tous les dix jours. Cela provient sans doute du fait que le mode social espagnol est très convivial. De même, dans l'État de New York, qui est urbain et densément peuplé, la vitesse de multiplication était extrêmement rapide. Dans une grande ville, vous avez beaucoup de transports en commun, des activités et des interactions sociales très intenses. La vitesse de propagation n'a donc pas été la même dans les différents pays ou les différentes régions, mais elle était de toute façon très rapide partout.
Donc, si Macron avait pris dix jours plus tôt les mesures demandées par les experts à l'instar des autres pays ?
Eh bien, le bilan que nous avons aujourd'hui aurait été divisé environ par dix. Le bilan officiel dans le cas de la France est d'environ 30 000 morts, bien que l'épidémie ne soit pas du tout terminée, contrairement à ce que pensent beaucoup. Le confinement a permis d'abaisser fortement le niveau de contamination. Mais comme les gens sont de moins en moins prudents et qu'on ne cesse de supprimer des mesures de protection, je crains une reprise de l'épidémie à la fois en France et dans les autres pays.
On peut en conclure que si Macron avait pris les mesures dix jours plus tôt, au lieu de 30 000 morts on aurait eu un chiffre beaucoup plus près de 3000 morts, en tenant compte des facteurs variables. Le contraire de son bilan, dont il est si « fier » ?
Si la France, au lieu de démarrer le confinement le 17 mars, avait décrété les mêmes mesures le 7 mars, nous pouvons affirmer en analysant la vitessede propagation de l'épidémie avant le confinement, qu'au lieu d'avoir 30 000 ou 40 0000 morts, on en aurait seulement quelques milliers. Cela veut dire que plus de 25 000 personnes qui sont mortes aujourd'hui seraient encore en vie si Macron avait décidé le confinement le 7 mars.
Et si on avait pris les mêmes mesures disons trois jours plus tôt ?
Une multiplication par dix tous les dix jours, c'est à peu près la même chose qu'une multiplication par deux tous les trois jours. Donc, si on avait pris les mêmes mesures trois jours plus tôt, on aurait environ deux fois moins de morts. Au lieu de 30 000 ou 40 000, on en aurait eu 15 000 ou 20 000. C'est absolument sidérant.
Quand vous avez vu les informations données par les politiques et les médias en février ou début mars, qu'avez-vous ressenti ?
J'étais extrêmement surpris. Pour moi, comme pour tous les scientifiques, qu'ils soient mathématiciens, physiciens, chimistes ou ingénieurs, il était absolument évident qu'une épidémie croît selon une progression de type exponentiel. La rapidité de réaction est donc essentielle. Il m'a fallu quelques semaines pour réaliser que les décideurs et la plupart des journalistes ne comprenaient pas cela. Ou alors qu'ils ne prenaient pas au sérieux ces notions mathématiques de base.
À ce jour, je ne comprends toujours pas comment une telle ignorance ou une telle irresponsabilité sont possibles. Ce n'est pas un phénomène uniquement français, c'est un phénomène occidental. Partout en Occident, on a réagi en retard, alors que chaque jour qui passait allait nécessairement démultiplier le bilan final. On le voit bien si on compare avec les pays d'Extrême-Orient. C'est ce retard qui explique, pour la plus grande part, les différences observées entre les pays. Par exemple, la Chine a aujourd'hui presque dix fois moins de morts que la France principalement parce que, relativement au calendrier de l'épidémie sur chaque territoire, elle a réagi dix jours plus tôt. Une différence de trois jours aurait permis de diviser environ par deux le nombre des victimes que nous avons aujourd'hui, une différence d'une semaine aurait permis de le diviser environ par cinq.
La Chine a été la première à affronter un virus inconnu à l'époque. Elle reconnaît avoir commis des erreurs au début en traînant un peu. Mais ensuite sa réaction a été rapide et radicale. Beaucoup d'experts et de scientifiques ont dit qu'elle avait appliqué la bonne méthode. Pourquoi Macron en France, mais aussi le gouvernement belge et d'autres n'ont-ils pas fait la même chose que les Chinois et d'autres pays, socialistes ou pas ? Est-ce de l'arrogance ? Du mépris par rapport aux Asiatiques ? Fallait-il absolument continuer la production coûte que coûte ? Ou bien n'ont-ils pas étudié les mathématiques ? D'un banquier, on s'attend à ce qu'il connaisse les chiffres !
Je ne vois pas d'autres explications que la bêtise pure et simple. Même si le but était de préserver l'économie quelques jours de plus, c'était en définitive complètement idiot. En attendant encore quelques jours, on a fortement aggravé l'épidémie si bien que, non seulement on a eu beaucoup plus de morts, mais aussi on a plus fortement hypothéqué l'avenir : on a dû maintenir le confinement plus longtemps, justement parce que l'épidémie avait pris trop d'ampleur. Et on est sortis du confinement avec un niveau résiduel de contamination non négligeable qui empêche de retrouver une vie sociale et économique normale et qui fait planer en permanence la menace d'une deuxième vague destructrice.
Donc, même du point de vue froidement économique, refuser d'abord le confinement n'était pas une bonne stratégie ?
Ces retards ont non seulement coûté des vies par dizaines ou centaines de milliers sur les continents européen et américains, mais même sur le plan économique, c'était un très mauvais calcul. Comparons avec la Chine qui a réagi très tôt. Résultat : dès le mois de mars, il n'y avait quasiment plus de cas en Chine, l'épidémie avait été éradiquée de son territoire et elle n'avait plus qu'à rester vigilante pour repérer le plus tôt possible et éteindre aussitôt les nouveaux départs de feu qui peuvent se produire par réimportation de cas depuis l'étranger.
De ce fait, la population chinoise a pu retrouver une vie normale et l'économie a pu être remise en route très rapidement. Je me souviens d'avoir vu une statistique qui surprenait les Chinois eux-mêmes : dès le mois d'avril, la production industrielle chinoise était en hausse de 4 % et les exportations en hausse de 8 % en comparaison de la même période un an plus tôt. Sur le plan de la production industrielle, la crise était donc derrière eux. De même, les écoles et les lycées ont rouvert dans des conditions normales partout en Chine en avril. Les universités ont repris normalement en mai. Nous sommes loin de tout ça. Simplement parce que nous avons tardé à réagir.
Pourquoi ?
À mon avis, la seule explication est que c'est un problème d'éducation des élites et des classes dirigeantes responsables, mais aussi des faiseurs d'opinions. Au moment du confinement ou dans les jours précédents, j'ai entendu beaucoup de journalistes se focaliser sur les chiffres absolus et s'interroger sur le bien-fondé d'un confinement alors qu'on ne dénombrait que quelques centaines de morts. Mais comme nous venons de le voir, l'important n'était pas le chiffre absolu, c'était la dynamique, la vitesse de propagation.
Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale The Lancet vient d'accuser « l'arrogance des gouvernants occidentaux » (envers les Chinois et les Asiatiques) d'avoir provoqué effectivement des dizaines de milliers de morts. Ne pensez-vous pas à un phénomène de mentalité coloniale ?
Je vais illustrer la rapidité de la réaction chinoise : au moment où la Chine décide de mettre en confinement et en quarantaine la ville de Wuhan ainsi que deux autres villes, soit vingt millions d'habitants, son bilan est de dix-sept morts. Par contre, quand la France décide le confinement, son bilan est de 175 morts. Dix fois plus. Ce facteur 10, nous le retrouvons dans le bilan final : en Chine, le bilan officiel est de 4600 morts ; en France, le bilan réel est d'au moins 30 000 morts, plus probablement 40 000.
Plus on traîne au début, plus on paye à la fin.
Il y a une quasi-proportionnalité entre les deux. Pourquoi la Chine a-t-elle décidé de confiner à partir de dix-sept morts ? Qu'est-ce que dix-sept morts à l'échelle de la Chine ? Rien du tout. Cela signifie que les responsables chinois avaient compris que ce n'était pas le faible nombre de morts à ce moment-là qui importait, mais bien la vitesse multiplicative de progression, la dynamique de type exponentiel. Dans les premiers jours de janvier, les premiers morts sont survenus et leur nombre croissait vite.
Cela a permis d'évaluer la vitesse de progression qui se révélait très rapide. Dès que les dirigeants chinois ont compris cela, ils ont procédé au confinement de la ville de Wuhan et de la province de Hubei et ont pris des mesures drastiques de distanciation sociale et d'arrêt de beaucoup d'activités dans tout le pays. C'est pourquoi le bilan final de la Chine, rapporté à la population du pays, est cent fois moindre que le nôtre. Et encore, 85 % des morts de la Chine sont concentrées dans la ville de Wuhan, et 97 % dans la province de Hubei. Cela signifie que la réaction chinoise a été assez rapide pour limiter à presque rien l'épidémie en dehors de Wuhan et de sa province.
Un commentaire sur Facebook : « Le confinement est une mauvaise stratégie ». Qu'en pensez-vous ?
Certains pays, en particulier les voisins de la Chine, ont réagi assez vite pour éviter un confinement général. La Chine a confiné de manière extrêmement stricte dans la province de Hubei, mais elle a procédé différemment dans d'autres régions, en adaptant de manière très souple sa politique à chaque situation locale et à son évolution au cours du temps. Les interactions sociales ont été réduites, on a demandé à tous de porter des masques, on a pris des mesures très strictes de traçage des personnes contaminées et de leurs contacts, on a fait des tests de dépistage massifs. Mais pas de confinement général.
Pourquoi cette différence ? Le confinement devient nécessaire simplement quand vous avez trop de cas et que vous ne pouvez plus les identifier et les suivre. Quand il y a trop de cas, trop de porteurs du virus ne sont pas connus et il n'est pas possible de retrouver les personnes qui auraient pu être contaminées par un porteur du virus et de leur demander de s'isoler.
Pour éviter que l'épidémie s'emballe encore et la réduire, il n'y a pas d'autre solution que de demander à toute la population de réduire drastiquement les contacts rapprochés. Si la population est très disciplinée et animée par un sentiment aigu de responsabilité collective, cela peut être obtenu sans coercition. Sinon, il faut décréter un confinement.
Quand on a échoué à prendre les bonnes mesures, on doit confiner...
En Chine, la ville de Wuhan et la province de Hubei ont été surprises, si bien que, vers le 20 janvier, la contamination était déjà à un niveau trop élevé. Il n'était plus possible de combattre le virus de manière ciblée. Il fallait demander aux gens de réduire leurs contacts au minimum possible. C'est pour cela que le confinement a été décidé. En France, le confinement général était inévitable parce que le niveau de contamination était déjà bien trop élevé.
Il s'y ajoutait les circonstances aggravantes qu'à cause des négligences des mois précédents et d'années d'imprévoyance, nous n'avions pas de masques ni de tests en quantité suffisante. Mais comme nous avons vu, si nous avions fait non pas un confinement plus strict ou plus long, mais exactement le même confinement simplement avancé de dix jours, nous aurions eu environ dix fois moins de morts et serions sortis de ce confinement avec un niveau résiduel de contamination environ dix fois moindre, donc dans de bien meilleures conditions pour pouvoir éradiquer complètement l'épidémie du territoire et reprendre à terme une vie économique et sociale normale.
Et si on l'avait fait encore plus tard ?
Il y aurait eu en France des centaines de milliers de morts ! En Italie par exemple, la province de Bergame (1,1 million d'habitants), qui a été la plus touchée, a connu un taux de mortalité par le Covid d'environ 0,58 % de la population. À l'échelle de la France, le même taux de contamination aurait signifié 400 000 morts.
Cela peut aller très vite ?
Oui, pour passer de 40 000 à 400 000 morts, il suffit de dix jours de décalage dans la réaction.
Vous avez parlé du risque d'une deuxième vague à prendre très au sérieux. Le virus n'est pas du tout éradiqué et il faut adopter une bonne stratégie. Il y a quelques jours, on a fait état d'une centaine de contaminations à Pékin, probablement liées à une importation de saumon. Les Chinois ont dépêché des experts pour analyser ce marché, des milliers de tests ont été effectués dans tous les environs. Leur conclusion est que les marchés humides avec des animaux et des poissons, notamment sur de la glace, étaient probablement un milieu très favorable à la dispersion du virus. Il fallait donc faire attention à cela.
J'ai été choqué par des articles absolument dégoûtants dans la presse occidentale. Ainsi le quotidien belge Le Soir du 18 juin titrait : « Le retour du coronavirus plombe le moral des Pékinois ». Soulignant avec insistance que « le discours officiel fondé sur la supériorité du régime communiste face aux démocraties occidentales en prend un coup » ! Là, nous sommes vraiment en pleine propagande. Quelque soit le jugement qu'on porte sur le système chinois, beaucoup de scientifiques disent que leur expérience sur le virus était intéressante et à prendre au sérieux. Interviewé dans Michel Midi, un économiste chinois, Ding Yifang, m'a confirmé que son pays prenait l'éventualité d'une deuxième vague très au sérieux. « Dès les premiers signes, nous allons beaucoup tester », disait-il.
Donc, lorsque les Chinois testent vite et en masse, ce qui est la bonne méthode pour comprendre comment le virus fonctionne et voir s'il faut de nouveau prendre des mesures, comment se fait-il qu'en Europe, on ne fasse rien de tout ça ? Toujours pas de traçage vraiment sérieux à grande échelle ! Je voudrais m'adresser aux médias belges et français : allez vous continuer cette guerre de propagande absolument puérile ?
Asséner que tout ce qui se fait en Chine est mal pour prouver que c'est un mauvais régime (car nous avons de bons régimes) ! Allez-vous passer à une étape adulte ? C'est-à-dire une coopération face au danger qui nous menace tous en commençant par écouter chaque pays, voir ce qu'il a fait de bien et apprendre des erreurs qui ont été commises. Les Chinois disent eux-mêmes qu'ils en ont commis.
Ceci me semble d'autant plus urgent que nous recevonsactuellement un courrier très abondant de « coronasceptiques ». Ils prétendent que la crise est exagérée, que c'est du bidon et que tout ça s'éteint, qu'il n'y aura pas de deuxième vague, etc. Or, en Allemagne, on vient de découvrir 400 cas de travailleurs contaminés dans une usine de viande. Le taux de contamination en Allemagne vient ces jours-ci de remonter de 1 (ce qui est déjà trop) à 2,88.
Hier, un responsable de l'OMS a alerté sur le fait que la pandémie ne reculait pas, mais continuait de s'accélérer au niveau mondial. Il a dit qu'il a fallu plus de trois mois pour que le premier million de cas soient signalés, mais que le nouveau million de cas a été signalé en seulement huit jours. C'est une application directe de vos explications sur les progressions géométriques ou exponentielles. Donc, il faut vraiment prendre la chose au sérieux.
Les leçons que vous avez expliquées aujourd'hui sont valables pour une possible deuxième vague. Ou en tout cas pour les prochaines pandémies, car les experts nous disent qu'il y en aura encore...
Je voudrais aller tout à fait dans votre sens sur plusieurs points que vous avez mentionnés. Premièrement, le virus est toujours là, dans tous les pays européens. Si nous cessons d'être suffisamment vigilants, si nous abandonnons progressivement toutes les mesures de précaution, nous serons exposés à une deuxième vague. Il n'y a rien de magique dans tout cela. J'ai l'impression qu'en France, beaucoup de gens sont persuadés que l'épidémie est finie et que le virus a cessé d'être présent ou d'être virulent. Il n'y a aucune rationalité dans tout cela.
Si nous cessons d'être prudents, évidemment l'épidémie va repartir et je l'appréhende beaucoup. Si cela repart, exactement pour les mêmes raisons qui auraient dû s'appliquer au début de la première vague, il faudra réagir le plus vite possible. Nous avons déjà eu en France 30 000 ou 40 000 morts, en Belgique presque 10 000 morts. Nous pourrions très bien avoir une deuxième vague aussi importante, voire plus importante encore. Tant qu'il n'y a pas de vaccin disponible, cela dépend de notre comportement.
J'appelle à la responsabilité des citoyens, à la fois pour eux-mêmes et vis-à-vis des autres. Quand on est jeune, on ne fait pas partie des catégories à risque, mais on peut très bien transmettre le virus à d'autres personnes pour qui le virus est vraiment dangereux. D'ailleurs, même des personnes jeunes peuvent être abattues par le coronavirus. Des personnes de toutes tranches d'âge sont mortes de ce virus, y compris des adolescents et quelques enfants. Deuxièmement, les pays d'Extrême-Orient nous ont donné une leçon et nous devrions enfin les prendre au sérieux. Comme vous l'avez dit, c'est une chose très positive d'apprendre des autres. Ces pays ont été beaucoup plus efficaces.
Non seulement la Chine, mais également la Corée du Sud, le Vietnam, Taïwan, même le Japon qui ne compte; que huit morts par million d'habitants, alors que la Belgique est à 800 et la France à plus de 450. Cela veut dire que nous devons apprendre de ces pays et comprendre pourquoi ils ont fait tellement mieux. Ces pays se sont tous mis à l'école de l'Occident. Le Japon depuis un siècle et demi, plus récemment les autres. Or, ils ont derrière eux une très longue histoire et des civilisations très brillantes qui figurent parmi les plus grandes de l'histoire humaine.
Leur histoire glorieuse ne les a pas empêchés d'accepter d'apprendre, d'adopter ainsi la science occidentale, la rationalité occidentale et les techniques occidentales. Ils ont accepté de regarder d'autres pays, de se demander ce qu'ils pouvaient en apprendre et d'en recevoir beaucoup. Aujourd'hui, et particulièrement dans cette tragédie du coronavirus, nous devons adopter la même attitude. Nous devons reconnaître que ces pays ont été beaucoup plus efficaces que nous et donc que nous avons à apprendre d'eux
Ce qui est nécessaire pour cela, c'est un minimum d'humilité de notre part. Accepter que les autres aient fait mieux que nous. L'article du quotidien Le Soir est lamentable. Le marché de Pékin a été certainement contaminé via une cargaison réfrigérée importée de l'étranger. On sait que le virus se conserve bien dans le froid ou dans un milieu réfrigéré.
Dans nos pays, nous avons d'ailleurs eu des contaminations massives dans des abattoirs. Quand arrive cette contamination à Pékin, alors que depuis deux mois, il n'y avait eu aucun cas dans cette ville, la Chine réagit de manière exemplaire, avec beaucoup d'énergie, en confinant à nouveau des quartiers entiers, et en annulant un certain nombre de trains et d'avions au départ de Pékin pour éviter d'aller apporter ce virus en dehors de la ville.
C'est en réagissant ainsi très vite et très fort que la Chine permet à l'immense majorité de sa population de continuer à vivre normalement. C'est ce que nous devrions faire. Mais, pour prendre modèle, il faut avoir l'humilité d'accepter que l'on puisse apprendre des Chinois, des Vietnamiens, des Coréens, des Japonais ou des Taïwanais.
Vous nous avez livré la plus belle des conclusions, surtout venant d'un scientifique : on n'a jamais fini d'apprendre. C'est l'humilité qui permet de progresser. Si on refuse d'apprendre, si on se croit supérieur, on commet les pires bêtises. Nos gouvernants ont mené une politique non scientifique et dénuée de bon sens.
Il y a des gens dans les couches populaires qui n'ont aucune éducation scientifique, mais qui prennent les bons réflexes. Il va falloir rendre des comptes et comprendre ce qui s'est passé pour éviter que cela ne recommence. Merci d'avoir été avec nous !
