03/04/2021 tlaxcala-int.org  11 min #187755

L'inimaginable

 Franco 'Bifo' Berardi

De l'Ère pandémique à la Guerre du Vaccin : évolution d'une révolte prévisible

... Pour se préserver, le plus malade des animaux malades, l'homme, est obligé d'inhiber les forces vitales qui se pressent en lui, de réprimer les impulsions qui le poussent naturellement...

Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie

Vax Wars

Alors que le virus se répandait rapidement sur la planète, nous l'avons pris pour un ennemi commun invisible et nous nous sommes sentis frères pendant un bref instant. « Tout va bien se passer », écrivaient les gamins sur des pancartes. Cela voulait dire : l'humanité associée ne peut que gagner la bataille contre le mal. Ça n'a pas toujours été le cas ?

En vérité, il n'en a pas toujours été ainsi, bien au contraire. Mais nous pouvions et voulions y croire, car nous étions engagés dans une nouvelle bataille contre la nature, qui tentait de nous exterminer. Toute l'histoire de l'humanité a été une succession de batailles contre la nature : de ces batailles sont nées la technologie, la médecine, la civilisation sociale. La nature a alors commencé sa contre-attaque, non pas par haine envers nous mais par nécessité aveugle. Des vagues océaniques anormales, des forêts en feu, des glaciers à la dérive, et enfin le virus.

Au début, nous nous sommes sentis unis comme un seul corps menacé. Puis la technologie est intervenue, une détermination non symbolique du langage qui s'insère directement dans la vie, et a produit la formule chimico-algorithmique d'un vaccin, qui n'est pas vraiment un vaccin mais plutôt une prothèse mutagène insérée dans le système immunitaire. Puis, en quelques mois, est apparue la production de flacons, de sérums, de conteneurs, bref, toute la chaîne industrielle qui met à disposition la protection et l'immunité.

Nous sommes donc entrés dans la deuxième phase de l'Ère virale, et la disposition des humains envers les humains a changé : ils ne sont plus unis pour subir les assauts de la nature, mais déployés en compétition pour le pouvoir sur la technique vaccinale.

Le régime de la rareté des défenses vitales rétablit la condition de la guerre, suspendue tant que nous étions unis par le fait d'être sans défense. Ainsi, le vaccin reprogrammateur devient le terrain sur lequel sont redéfinis les jeux symboliques de l'économie, de la géopolitique et de la guerre.

L'immunité devient aussi une marchandise. Produit du travail technico-scientifique des virologues, des biologistes et des ingénieurs, objet d'une appropriation capitaliste qui la soumet à la domination du profit, l'immunité établit la nouvelle frontière de l'esclavage humain.

Lorsque le vaincu s'agenouille devant le vainqueur et demande que sa vie et celle de ses enfants soient épargnées, à ce moment-là, le vaincu devient esclave, et ses enfants deviennent esclaves avec lui. La vie, juste la vie, peu importe quelle vie.

L'esclave est celui à qui on a concédé la survie. L'humanité qui est en train d'émerger entre la discipline de la distanciation et la guerre de l'immunité est une humanité esclave. L'automate cognitif, qui se constitue connexion après connexion, avait besoin de notre soumission illimitée, et l'expérience que vivent tous les êtres humains à partir de l'année 2020 est précisément celle de la soumission illimitée des vaincus qui s'agenouillent devant l'automate avec la seringue, et exigent que l'automate épargne leur vie, rien que la vie, peu importe quelle vie.

À partir de ce moment-là, l'histoire du genre jusqu'alors humain est terminée, l'histoire du troupeau commence, celle de la soumission au pouvoir supérieur de la reprogrammation immunitaire qui choisit qui mérite de survivre en tant qu'esclave et qui mérite d'être éliminé.

Il n'est pas prévu que quelqu'un rejette le salut qui vient de l'automate. Il n'est pas prévu que quiconque préfère la mort à la soumission.

Enterrement de masse, Manaus, Amazonas, Brésil.

La phase génocidaire du capitalisme

Le 13 mars 2021, l'Organisation mondiale du commerce (la fameuse OMC contre laquelle les insurgés de Seattle se sont battus en novembre 1999) a pris la parole : en réponse à la demande de libérer la production du pseudo-vaccin de la tutelle du brevet, qui émanait de l'Afrique du Sud, de l'Inde et du directeur de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), les gardiens de l'ordre des marchés ont jugé que l'on ne peut suspendre l'application du traité sur les droits dits de propriété intellectuelle pour aucune raison, même s'il y a un risque que des millions de personnes meurent parce qu'il n'y a pas assez de vaccins disponibles.

La fable racontée par les économistes néolibéraux est la suivante : sans profits sur l'innovation scientifique, il n'y aurait pas de vaccin. Le profit est la rémunération du risque. C'est un double mensonge. Tout d'abord, les grandes sociétés pharmaceutiques n'ont pris aucun risque car elles ont été financées par les États pour produire le vaccin le plus rapidement possible, elles ont donc obtenu leur profit à l'avance ; maintenant, elles en prennent un deuxième, illégitime.

De même, il n'est pas du tout vrai que la créativité scientifique ralentit et se languit si les actionnaires de Big Pharma n'encaissent pas de bénéfices. C'est un paralogisme à quat'sous (c'est une façon de parler, l'argent en question se compte en milliards). La créativité scientifique qui produit le vaccin et toutes les autres belles choses de la technologie n'a rien à voir avec les actionnaires des grosses boîtes. Ceux-ci sont une bande d'ignorants qui ne connaissent rien à la biologie, à la virologie ou à l'ingénierie : la seule chose qu'ils ont étudiée, c'est l'économie, qui n'a rien à voir avec la science. Le vaccin a été fabriqué par des travailleurs cognitifs, comme tout autre miracle de la technologie avec lequel les capitalistes ignorants se font beaux et surtout riches.

Au cours de la deuxième année de l'Ère pandémique, nous sommes entrés dans la phase de la Vax War, la guerre des vaccins : c'est la guerre de tous contre tous pour se faire enfoncer une aiguille sous la peau : l'humanité descend alors sur la plus basse marche, le carnaval immonde du cynisme en phase terminale. Les Angloyankees et les Israéliens ont été les plus rapides, les Européens se sont faits rouler, ils ont payé d'avance mais Big Pharma ne leur envoie pas les flacons de vaccin parce qu'il y a quelqu'un qui paie plus. Un État-nation contre un autre, une catégorie professionnelle contre une autre, les vieux contre les ouvriers, et surtout les pays riches contre les pays pauvres.

Combien mourront à cause de la cupidité des propriétaires protégée par les ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) ? Peut-être seulement quelques millions, parce que les pauvres sont jeunes, et les vieux blancs riches ont la préséance dans la course infâme au sauve-qui-peut. L'Organisation mondiale du commerce a clos le dossier : même face à la mort, la logique du profit ne peut être suspendue.

Dans L'Express du 12 février 2021, dans un article intitulé « Pour ou contre : faut-il libérer les licences des vaccins ? », Najat Vallaud-Belkacem affirme qu' «entre 1998 et 2004, 9,3 millions de personnes sont mortes du SIDA en Afrique subsaharienne en raison du coût exorbitant des traitements. » Désormais, sachons-le : le capitalisme est entré dans l'ère génocidaire, et le Covid-19 n'est que le début.

Les Années 20 sont de retour

Le magazine Bloomberg Businessweek nous promet que les années folles arrivent enfin. Dans un article publié le 26 janvier 2021, Peter Coy prédit la joie et la prospérité à partir de 2024. Après avoir noté qu'historiquement, après les épidémies, il y a un réveil euphorique, il s'attarde notamment sur les années 1920 du siècle dernier, période de boom économique et de diffusion populaire des technologies après la guerre mondiale et la pandémie « espagnole », quand tout le monde dansait le charleston et le foxtrot.

Je n'ai aucune raison de gâcher les fêtes à venir, mais j'aimerais rappeler à Peter Coy que si les années 1920 ont été prospères pour certains (pas pour les travailleurs allemands contraints de payer des réparations de guerre, ni pour les Industrial Workers of the World massacrés par les agents de Pinkerton), la fin a été moins brillante : le krach de 29, la Grande Dépression usaméricaine et, pour couronner le tout, le nazisme et la guerre.

À part ça, deux ou trois détails non négligeables font que le scénario de notre époque est quelque peu différent de celui de Gatsby le magnifique.

La première différence est la taille de la population mondiale, qui est passée d'un milliard et demi à près de huit milliards. Le second est le vieillissement moyen de la population dans l'hémisphère nord. La troisième différence, fondamentale, est que l'expansion de l'économie rencontre aujourd'hui une limite insurmontable dans l'épuisement des ressources, dans l'irréversibilité de la dégradation de l'environnement, dans l'épuisement des énergies nerveuses, alors que dans les années 1920 l'expansion industrielle battait son plein.

Le 10 mars 2021, cependant, Peter Coy lui-même semble avoir changé d'avis : dans le même journal, il avertit que l'effet social de la pandémie est une accentuation dévastatrice des inégalités. Dans l'article « Le legs de l'année perdue sera une inégalité dévastatrice », il écrit :

Les dommages cumulés futurs risquent d'être encore plus importants que ceux causés par le Covid au cours de sa première année. La société semble être un patient hospitalisé sur une longue durée, comme certains patients ayant des problèmes de santé persistants. Et ce sont les plus défavorisés qui souffriront le plus... Mais les inégalités internes sont faibles par rapport au fossé qui se creuse entre les pays. L'année dernière, des experts de la santé ont publié un plan de distribution équitable des vaccins afin de donner la priorité à la prévention des morts, notamment des morts prématurées. Mais le plan a été ignoré car les nations plus riches se sont précipitées pour accaparer les fournitures.

Silence

La désintégration du lien social correspond à l'intégration de l'automate cognitif global. La pandémie a considérablement élargi l'espace du numérique dans la vie sociale : paralysie des corps distanciées, subjugation de l'esprit interconnecté. Une part de plus en plus décisive de la survie dépend de la connexion.

Pendant ce temps, une guerre d'un nouveau genre se profile à l'horizon. Depuis mars 2020, un agent infiltré (probablement russe, mais qui sait) a mené une opération de piratage très sophistiquée en pénétrant le logiciel Orion de la société SolarWinds, basée au Texas. 18 000 sites usaméricains ont été infiltrés pendant au moins six mois : principalement des agences administratives, industrielles et militaires. Selon Steven J. Vaughan-Nichols de SolarWinds : « C'est Pearl Harbor » ; un autre article le résume ainsi :

« La cyberattaque contre SolarWinds semble être la plus grave que les États-Unis aient subie, et elle a touché des systèmes critiques d'agences gouvernementales et d'entreprises privées. L'ampleur de cette interférence, qui pourrait également toucher les centrales nucléaires, les centrales hydroélectriques, les systèmes de contrôle du trafic et du cycle industriel, n'est pas encore claire.... La possibilité de contrôler ces systèmes permet à l'attaquant de faire des ravages à tout moment. De plus, ces cyberattaques contre les systèmes gouvernementaux peuvent éliminer la capacité de CCC (commander, contrôler et communiquer..... »

Maintenant le nouveau président usaméricain menace de riposter à cette attaque, et de grandes manœuvres se déroulent dans les oubliettes du cyberespace : on peut certainement prévoir que, dans les années à venir, l'infrastructure numérique sera de plus en plus le théâtre d'incursions invasives ou destructrices. La conséquence de la guerre qui se prépare est le black-out des services informatiques auquel nous nous sommes soumis au point que la vie est devenue impossible sans eux. La victime de cette guerre sera la vie quotidienne, de plus en plus dépendante d'un système interconnecté qui est devenu le principal champ de bataille. La seule chose que nous pourrons faire à ce moment-là sera de nous asseoir dans nos fauteuils et de lire Il silenzio (Le Silence), le dernier roman de Don de Lillo publié par Einaudi en italien et  Actes Sud en français, qui nous raconte exactement comment cela se termine lorsqu'une bombe informatique silencieuse frappe le fonctionnement de l'automate connectif mondial, le paralysant et paralysant la vie quotidienne.

Konstantin Yuon, Nouvelle Planète (URSS, 1921)

Une révolte prévisible

Le Fonds monétaire international a publié un rapport rédigé par Philip Barrett, Sophia Chen et Nan Li intitulé  La COVID sur le long terme : les répercussions sociales des pandémies, dans lequel il prédit qu'au printemps 2022, le monde sera traversé par des conflits de toutes sortes : protestations, émeutes, insurrections. Mais le FMI ne semble pas s'inquiéter de cette éventualité. Depuis quelque temps, les soulèvements semblent de plus en plus incapables de trouver une direction concrète, une unité de but, un projet, une stratégie. Ils sont aussi prévisibles que les pluies d'automne, comme les convulsions d'un corps longtemps comprimé, d'un cerveau qui ne peut plus recevoir l'oxygène dont il a besoin pour être conscient et donc imprévisible.

Les soulèvements arabes de 2011, les soulèvements de l'automne 2019 ont été d'énormes convulsions dont le principal effet a été d'ajouter de la frustration à la frustration. La pandémie a éloigné les corps et refroidi les âmes. La révolte est désormais le seul langage que nous possédons pour réactiver le corps engourdi. Mais si nous sommes incapables d'inventer un après-révolte, alors après la révolte il n'y a que l'autisme, l'immunisation psychique. Le processus d'immunisation, en effet, ne concerne pas seulement l'organisme physique, mais tend aussi à investir la sphère psychique : l'immunisation psychique est la réduction ou l'élimination de la perception empathique de la vie qui nous entoure : l'autisme tendanciel de ceux qui ont vécu la révolte comme une défaite, de ceux qui craignent de tomber amoureux par peur de la déception, de ceux qui renoncent au désir parce que le plaisir leur semble inaccessible.

La révolte viendra, même le Fonds monétaire le sait, mais nous devons le défriser. Nous devrons aller beaucoup plus loin que ce que le Fonds peut imaginer. Nous devons imaginer l'inimaginable, et l'expérimenter.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  not.neroeditions.com
Publication date of original article: 01/04/2021

 tlaxcala-int.org

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