09/04/2021 tlaxcala-int.org  9 min #188010

Syrie - Une décennie de guerre totale qui a changé la face du monde

Yassin Al-Haj Saleh : « Nous, Syriens, frappons à la porte de l'Occident, mais personne ne nous répond »

 Christophe Ayad

La seule Syrie indépendante est celle que forme la diaspora, qui se bat pour vivre et exister politiquement, relève, dans un entretien au « Monde », cet intellectuel en exil. Mais il regrette que pour nombre d'Européens, cette présence ne fasse toujours pas sens.

Yassin Al-Haj Saleh, 60 ans, est l'un des plus grands intellectuels syriens de sa génération. Homme engagé - son militantisme communiste lui vaut seize ans de prison (1980-1996) sous la dictature d'Hafez Al-Assad -, il prend fait et cause pour la révolution dès mars 2011. Il entre alors dans la clandestinité. En décembre 2013, son épouse, Samira Khalil, est enlevée avec l'avocate des droits de l'homme Razan Zaitouneh et deux autres activistes, probablement par un groupe islamiste, à Douma, dans les faubourgs de Damas, alors sous contrôle de la rébellion. Au même moment, deux de ses frères sont kidnappés à Rakka, leur ville natale, par l'organisation Etat islamique (EI). L'un d'eux est toujours porté disparu. Yassin Al-Haj Saleh s'exile en Turquie en 2014, puis rejoint l'Allemagne en 2017, où il intègre l'Institut d'études appliquées de Berlin. En France, certains de ses écrits ont fait l'objet d'un recueil, La Question syrienne (Actes Sud, 2016).

Comment concevoir la Syrie, pays morcelé par dix ans de guerre ?

Il y a d'abord le protectorat russo-iranien de Bachar Al-Assad. Puis le protectorat de la branche syrienne du PKK [parti kurde armé sécessionniste, interdit en Turquie] sous protection américaine, où se trouve le « Guantanamo européen » [où sont détenus les djihadistes, notamment européens, et leurs familles]. Il y a le protectorat turc, dans le Nord et le Nord-Est ; et la poche d'Idlib, où une branche d'Al-Qaida essaie de se normaliser. Il y a encore la région occupée par Israël depuis 1967 [le Golan], sans compter le ciel syrien, que se partagent le protecteur russe du régime et l'agresseur israélien qui cible l'Iran et ses affidés chiites. Plus ces divisions de fait perdurent, plus elles se cristalliseront dans une division de droit de la Syrie.

Il y a enfin une sixième Syrie : diasporique, déterritorialisée, mais plurielle et indépendante du régime dynastique et génocidaire qui dirige le pays depuis cinquante et un ans. Cette Syrie-là se bat pour vivre et avoir une existence politique.

Les réfugiés forment-ils un groupe homogène, partageant les mêmes vues ?

Non, l'homogénéité n'existe que dans l'esprit de Bachar Al-Assad, qui se targue d'avoir façonné une « société homogène » - en dépit des innombrables vies humaines et infrastructures détruites. Certains réfugiés soutiennent le régime mais ont quitté leur pays pour ne pas être enrôlés dans l'armée. D'autres se sont exilés en raison de leur engagement, pour échapper à la mort. Enfin, beaucoup sont des gens ordinaires et dépolitisés qui ont fui pour mener une vie meilleure. Un large éventail d'opinions s'exprime au sein de la diaspora syrienne : 5,6 millions de personnes [selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés], c'est presque un tiers de la population ! Mais - j'insiste sur ce point -, ce sont eux qui forment la Syrie indépendante.

Cette diaspora est-elle influencée par ses pays d'accueil ?

Il s'agit de réfugiés, de gens qui ont été forcés de quitter leur environnement originel et qui, souvent, sont traumatisés. Ils ont fait du mieux qu'ils pouvaient dans des circonstances difficiles. Ceux qui ont voulu se rendre en Europe pensaient sans doute pouvoir planifier leur vie. C'est un choix de la classe moyenne, qui n'est ni identitaire ni idéologique. Peut-être est-ce aussi un penchant naturel des Syriens, après un demi-siècle de règne de l'arbitraire. En Turquie, de nombreux Syriens sont conservateurs, mais beaucoup ne le sont pas. La Turquie étant désormais partie prenante au conflit syrien, il n'est pas facile de critiquer son rôle. Certains soutiennent le gouvernement turc aveuglément ; nous les surnommons les « Sourkiyoun », néologisme construit à partir des mots « Syriens » et « Turcs » en arabe.


Dernier né d'une fratrie de huit, l'auteur de ce dessin a fui la Syrie avec sa famille, en 2012, en Jordanie. Admis dans le centre de santé mentale d'Irbid, il est âgé de 8 ans, en 2017, quand une équipe de Médecins sans frontières lui propose de dessiner « un rêve ». L'enfant a acquiescé, puis saisi ses crayons. Une fois le dessin fini, voici ce qu'il leur a dit : « C'est une porte et une voiture. Nous revenons dans notre pays. Je me souviens de la porte. Elle était bleue. Je suis dans la voiture, avec toute ma famille. » MSF (MÉDECINS SANS FRONTIÈRES) / DÉFLAGRATIONS

Les réfugiés en France sont une exception, parce que les consulats français sélectionnent les Syriens à qui ils donnent l'asile politique. Devinez quelle est la première question qui leur est posée : « Quelle est votre confession ? » Dans la France laïque, les chances d'être éligible [à l'asile] sont plus grandes si vous appartenez à une minorité [religieuse].

Les réfugiés syriens sont-ils devenus les « nouveaux Palestiniens » du monde arabe ?

Les temps ont changé, nous ne sommes plus à l'époque du nationalisme arabe. Cela dit, à l'image des réfugiés palestiniens, on distingue deux grandes catégories de réfugiés syriens. Il y a d'abord les plus défavorisés, qui vivent avec leurs enfants dans des camps, sans accès à l'éducation. Ceux-là peuvent devenir une source de déstabilisation nihiliste. Les pays d'accueil peuvent les éloigner de cette tentation en leur offrant une éducation, des emplois, des droits politiques, voire en instaurant une forme de discrimination positive. Puis il y a ceux qui sont plus riches, mieux éduqués. Beaucoup sont entreprenants, ils peuvent devenir les acteurs d'une démocratisation là où ils se trouvent.

Comment expliquer la rapidité de l'intégration économique et sociale des Syriens en Allemagne ?

Qu'ils soient arrivés légalement en avion, ou à pied par la route des Balkans en 2015-2016, ils sont issus de la classe moyenne. Il leur a fallu payer des milliers d'euros pour arriver en Grèce, puis jusqu'en Allemagne. Par ailleurs, l'éthique du travail bien fait reste répandue parmi la classe moyenne urbaine musulmane, qui valorise la réussite, le travail, l'épargne, la discipline. J'imagine qu'ils ont choisi l'Allemagne parce que, à leur manière, ils se reconnaissent dans la mentalité protestante !

Qu'apporte la présence des Syriens à l'Occident ?

Nous incarnons un monde sans alternative. Nous frappons à la porte, mais pour l'instant, personne ne nous répond. Pour ce que j'en vois, nous n'existons toujours pas. La Syrie n'est pas entrée dans la théorie politique, dans la philosophie, la littérature ou la culture. Nous sommes là, sans que cela fasse sens pour la plupart des Européens. Pour l'Europe, la présence syrienne n'a encore rien exprimé. J'espère ne pas être trop syriano-centré en y voyant le symptôme d'une crise. L'Europe semble avoir perdu sa curiosité [pour le reste du monde].

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué en Europe ?

J'ai découvert la « souveraineté », au sens d'étape ultime de l'humanité - des individus, des Etats et de la civilisation. Et je vois la liberté comme une condition préalable à cette souveraineté.

En Europe, la liberté a été atteinte, mais pour nous, Syriens, elle reste une cause à défendre. C'est d'ailleurs peut-être une source d'incompréhension de nos combats. L'individu souverain n'est pas curieux de celui qui lutte pour la citoyenneté et la liberté, et moins encore de celui qui aspire seulement à une vie décente. Cette explication peut éclairer d'un jour nouveau la question du racisme [envers les réfugiés]. Il ne s'agit même pas d'islamophobie, mais plutôt de la distance incommensurable qui sépare ceux qui sont souverains de ceux qui se battent pour leur citoyenneté.

Quel rôle peut jouer la génération révolutionnaire qui a dû quitter son pays ?

J'ai tendance à être tragiquement optimiste. Ceux qui ont participé à la révolution ont acquis une expérience immense ; ils trouvent des moyens pour mieux la raconter, la représenter, l'interpréter. Ils ont pris part à une très grande histoire, dont ils peuvent être fiers. La relation entre l'intime et le politique, et entre la Syrie et le monde, est centrale dans leurs trajectoires. Ce ne sont pas de vieux révolutionnaires aigris, car ils savent prendre en compte le désespoir, la mélancolie, l'épuisement, la perte. Pour moi, l'important est de développer un récit commun, qui nous est propre, pour pouvoir y trouver refuge et nous protéger du monde. Nous pouvons penser la Syrie en tant que victimes, ou en tant que combattants pour la vie. Je préfère la deuxième attitude.

Comment analyser la créativité foisonnante des jeunes artistes syriens en exil ?

C'est l'aboutissement de plusieurs phénomènes. Celui de vivre dans une Syrie indépendante [du régime]. La rencontre entre des expériences vécues et des outils de narration améliorés. Le résultat de révolutions personnelles, et d'une plus haute estime de soi pour avoir bravé le danger et y avoir survécu. L'obsession de documenter, dès le premier jour de la révolution, défiant une longue tradition d'oralité forcée. Et la soif de reconnaissance, après des décennies d'invisibilité et de soumission.

La Syrie incarne-t-elle le paradigme du XXIe siècle : la volonté de mener une révolution totale contre la loi du plus fort ?

J'aime beaucoup cette idée. La Syrie est aujourd'hui une non-nation. Ce que je définis comme « la révolution impossible » a été défait d'une manière impossible. On dit souvent que la Syrie est le royaume du silence, je l'appelle plutôt le royaume de l'impossible. La troisième impossibilité, après la révolution et sa destruction, c'est l'émergence d'une nouvelle Syrie.

On peut se représenter les Arabes comme le prolétariat, et le Proche-Orient comme la prison que décrivait Marx au sujet de la Russie tsariste. La liberté est la cause de ce prolétariat. Priver de droits des dizaines de millions de personnes et les assigner à ce destin transforme ce prolétariat politique en un prolétariat religieux. Cette mutation rend sa libération plus impossible encore. Cette notion de prolétariat religieux et politique comme base conceptuelle d'une nouvelle émancipation est une conséquence de la révolution en Syrie, qu'on peut voir comme un Proche-Orient en modèle réduit.

Nous avons débuté [notre révolution] avec un ennemi : un régime tyrannique à potentiel génocidaire. Nous nous sommes retrouvés face à une pléthore de groupes religieux nihilistes et, eux aussi, potentiellement génocidaires. Puis des puissances étrangères nous ont occupés, au nom de la guerre contre le terrorisme. Ces nouvelles puissances coloniales ont légitimé le régime génocidaire. Quand M. Macron stipule que l'ennemi de la France est Daech [l'organisation Etat islamique] et que Bachar [Al-Assad] est l'ennemi des Syriens, il dit que son problème c'est le terrorisme visant les Français, et que le génocide visant les Syriens ne concerne qu'eux. J'insiste sur l'opposition entre terrorisme et génocide, parce que la vision du monde change selon que priorité est donnée à l'un ou à l'autre. La sécularisation de la politique et le soutien à des « Etats voyous » sont la solution au terrorisme, tandis que la démocratie, l'égalité et la justice sociale sont la solution aux génocides.

C'est en gardant à l'esprit cette dialectique entre terrorisme et génocide que le destin de la Syrie peut, un jour, révolutionner la pensée politique en réconciliant éthique et politique. D'après Santiago Alba Rico, grand intellectuel espagnol, c'est la définition même de la pensée de gauche.

Courtesy of  Le Monde
Source:  lemonde.fr
Publication date of original article: 12/03/2021

 tlaxcala-int.org

 Commenter