18/07/2021 les-crises.fr  11min #192325

Taïwan : Daniel Ellsberg révèle la réalité du risque de guerre nucléaire en 1958

Le risque de guerre nucléaire à Taiwan en 1958 aurait été plus important que ce qui a été dit. La célèbre source des papiers du Pentagone, Daniel Ellsberg, a fait une nouvelle divulgation non autorisée - et veut que cela le conduise devant la justice.

Source :  The New York Times, Charlie Savage
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des soldats sur l'île de Kinmen, aussi appelée Quemoy. Selon un document encore vraisemblablement classé, les autorités américaines nétaient pas certaines de pouvoir défendre Taiwan avec seulement des armes conventionnelles. Credit : John Dominis/The LIFE Picture

WASHINGTON - Lorsque les forces communistes chinoises ont entrepris de bombarder les îles sous le contrôle de Taiwan en 1958, les Etats Unis se sont précipités pour soutenir leur allié de leur force militaire - notamment en dressant des plans pour mener à bien des frappes nucléaires sur la Chine continentale, selon un document qui semble encore classé qui jette une nouvelle lumière sur le degré de dangerosité de cette crise.

Les dirigeants militaires américains faisaient pression pour une frappe nucléaire de premier recours sur la Chine, prenant le risque que l'Union Soviétique leur rende la pareille au nom de leur allié et que des millions de personnes soient tuées, ce que montrent des douzaines de pages d'une étude classée de 1966 concernant la confrontation. Le gouvernement a censuré ces pages au moment où il a déclassifiée l'étude afin qu'elle soit rendue publique.

Le document a été divulgué par Daniel Ellsberg, qui avait révélé, il y a 50 ans, une histoire classifiée de la guerre du Vietnam, connue sous le nom de Pentagon Papers. M. Ellsberg a déclaré qu'il avait copié l'étude top secrète sur la crise du détroit de Taiwan à la même époque, mais qu'il ne l'avait pas dévoilée. Il la met aujourd'hui en lumière dans un contexte de nouvelles tensions entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan.

Alors que l'on savait déjà de manière générale que les responsables américains avaient envisagé d'utiliser des armes atomiques contre la Chine continentale en cas d'escalade de la crise, les pages révèlent de nouveaux détails sur l'agressivité des chefs militaires qui ont fait pression pour obtenir l'autorisation de le faire si les forces communistes, qui avaient commencé à bombarder les îles dites offshore, intensifiaient leurs attaques.

Au lieu de cela, la crise de 1958 s'est apaisée lorsque les forces communistes de Mao Tsé-toung ont cessé les attaques sur les îles, les laissant sous le contrôle des forces nationalistes de la République de Chine de Tchang Kaï-chek basées à Taïwan. Plus de six décennies plus tard, l'ambiguïté stratégique sur le statut de Taïwan - et sur la volonté américaine d'utiliser des armes nucléaires pour la défendre - persiste.

Ces informations, auparavant censurées, sont importantes, tant sur le plan historique que sur le plan actuel, a déclaré Odd Arne Westad, historien à l'université de Yale, spécialiste de la guerre froide et de la Chine, qui a analysé ces pages pour le New York Times.

« Cela confirme, du moins pour moi, que nous nous sommes rapprochés plus près de l'utilisation des armes nucléaires par les États-Unis » pendant la crise de 1958 « que ce que je pensais auparavant, a-t-il déclaré. En ce qui concerne la façon dont la prise de décision s'est réellement déroulée, il s'agit d'un niveau beaucoup plus explicite que ce que nous savions déjà. »

Faisant le parallèle avec les tensions actuelles - alors que la puissance militaire conventionnelle de la Chine a augmenté bien au-delà de sa capacité de 1958 et qu'elle dispose de ses propres armes nucléaires - Westad a déclaré que les documents fournissaient matière à mettre en garde contre les dangers d'une escalade dans la confrontation au sujet de Taïwan.

Selon les documents, déjà en 1958, les responsables doutaient que les États-Unis puissent défendre avec succès Taïwan en utilisant uniquement des armes conventionnelles. Si la Chine envahissait Taïwan aujourd'hui, a déclaré Westad, « cela mettrait une pression énorme sur les décideurs américains pour qu'ils envisagent la manière dont ils pourraient déployer des armes nucléaires dans le cas d'une telle confrontation. »

« Cela devrait calmer les esprits de toutes les parties impliquées, » a t-il ajouté.

En révélant un ancrage historique des tensions actuelles, Ellsberg a affirmé que ce serait précisément le point qu'il voulait soumettre au débat public. Il a fait valoir qu'au Pentagone, des plans d'urgence étaient probablement élaborés en vue de l'éventualité d'un conflit armé au sujet de Taïwan - sans oublier ce qu'il faudrait faire si une défense au moyen d'armes conventionnelles s'avérait insuffisante.

« Alors même que justement cette année, on évoque la possibilité d'une nouvelle crise nucléaire à propos de Taïwan, il me semble très approprié de convier le public, le Congrès et le pouvoir exécutif à prêter attention à ce que je mets à leur disposition », a-t-il déclaré à propos de ce qu'il a qualifié de discussions de haut niveau « superficielles » et « irréfléchies » lors de la crise du détroit de Taïwan en 1958.

Il a ajouté : « Je ne crois pas que les gens impliqués alors étaient plus stupides ou irréfléchis que ceux du cabinet actuel ou que ceux de la période intermédiaire. »

Outre d'autres éléments, les pages que le gouvernement a censurées lors de la publication officielle de l'étude décrivent l'attitude du général Laurence S. Kuter, le plus haut commandant de l'armée de l'air pour le Pacifique. Il voulait obtenir l'autorisation de lancer une attaque nucléaire de premier recours contre la Chine continentale au début de tout conflit armé. À cette fin, il a fait l'éloge d'un plan qui commencerait par le bombardement nucléaire des aérodromes chinois, mais sans autres cibles, en faisant valoir que cette relative retenue rendrait plus difficile le rejet du plan par les sceptiques de la guerre nucléaire au sein du gouvernement américain.

« Le général Kuter a tout simplement déclaré lors d'une réunion : « Une proposition de l'armée de limiter la guerre géographiquement [aux seules bases aériennes] aurait du mérite, si elle pouvait écarter l'intention de certains humanitaires malavisés de limiter la guerre à des bombes métalliques désuètes et à de la poix bouillante. »

Dans le même temps, les décideurs pensaient que l'Union Soviétique réagirait probablement par des frappes en retour si il devait y avoir une attaque atomique sur la Chine. (Rétrospectivement, il n'est pas sûr que cette hypothèse ait été exacte. Les historiens pensent que les dirigeants américains, qui voyaient le communisme comme une conspiration mondiale monolithique, n'ont pas su anticiper ou comprendre la scission sino-soviétique qui se dessinait.)

Mais les responsables militaires américains préféraient ce risque à la possibilité de perdre les îles. Selon l'étude, le général Nathan F. Twining, commandant en chef de l'état-major interarmées, aurait déclaré que si les bombardements atomiques des bases aériennes ne forçaient pas la Chine à mettre fin au conflit, il n'y aurait « pas d'autre choix que de mener des frappes nucléaires en Chine jusqu'au nord de Shanghai ».

Il a laissé entendre que de telles frappes entraîneraient « presque certainement des représailles nucléaires contre Taïwan et éventuellement contre Okinawa », l'île japonaise où sont basées les forces militaires américaines, « mais il a souligné que si la politique nationale consiste à défendre les îles offshore, alors il fallait en accepter les conséquences ».

Le rapport paraphrasait également le secrétaire d'État, John Foster Dulles, qui avait fait remarquer aux chefs d'état-major interarmées que « personne ne s'opposerait à la perte des îles offshore, si ce n'est que cette perte signerait une nouvelle agression communiste. Rien ne semble valoir une guerre mondiale jusqu'à ce que vous examiniez les conséquences de ne pas relever chaque défi posé. »

Finalement, le président Dwight D. Eisenhower s'est opposé aux généraux et a décidé de s'appuyer sur des armes conventionnelles dans un premier temps. Mais personne ne voulait s'engager dans un autre conflit conventionnel prolongé comme la guerre de Corée, si bien que l'on était « unanimement convaincu que cette opération devrait être rapidement suivie de frappes nucléaires, à moins que les communistes chinois ne renoncent à leur opération. »

Ellsberg a dit avoir copié la version complète de l'étude lorsqu'il a copié les Pentagon Papers. Mais il n'a pas partagé l'étude sur Taiwan avec les journalistes qui ont écrit au sujet du rapport sur la guerre du Vietnam en 1971, comme Neil Sheehan du Times.

Ellsberg a discrètement mis en ligne l'étude complète en 2017, lorsqu'il a publié un livre, Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner. L'une de ses notes de bas de page mentionne au détour d'une phrase que des passages et des pages omis dans le cadre de cette étude sont disponibles sur son site web.

Mais il n'a pas cité le contenu de l'étude dans son livre, a-t-il précisé, car les avocats de son éditeur s'inquiétaient d'une éventuelle responsabilité juridique. Il n'a pas non plus fait grand-chose d'autre pour attirer l'attention sur le fait que les pages caviardées de l'étude sont visibles dans la version qu'il a publiée. Par conséquent, peu de gens l'ont remarqué.

Une des rares personnes à l'avoir fait est William Burr, analyste principal aux National Security Archive de l'université George Washington, qui l'a mentionné dans une note de bas de page dans un billet de blog publié en mars sur les menaces d'utilisation d'armes nucléaires pendant la guerre froide.

Burr a expliqué qu'il avait essayé, il y a une vingtaine d'années, d'utiliser la loi sur la liberté d'information pour obtenir une nouvelle déclassification de l'étude - qui a été rédigée par Morton H. Halperin pour la RAND Corporation - mais que le Pentagone n'a pas été en mesure d'en trouver une copie intégrale dans ses dossiers. (RAND, un groupe de réflexion non gouvernemental, n'est pas lui-même soumis aux demandes de la loi sur l'information).

Ellsberg a déclaré que les tensions concernant Taïwan ne semblaient pas aussi pressantes en 2017. Mais la recrudescence des cliquetis de sabre - il faisait référence à une couverture récente du magazine The Economist qui qualifiait Taïwan d'« endroit le plus dangereux de la planète » et à une récente tribune libre de Thomas L. Friedman du Times intitulée Is There a War Coming Between China and the U.S. ? - l'a amené à conclure qu'il était important de faire connaître ces informations au grand public.

Michael Szonyi, historien à l'université de Harvard et auteur d'un livre sur l'une des îles offshore au cœur de la crise, Cold War Island : Quemoy on the Front Line, a qualifié la mise à disposition du document d'« extrêmement intéressante ».

Toute nouvelle confrontation au sujet de Taïwan pourrait mener à une escalade et les responsables d'aujourd'hui « se poseraient alors exactement les mêmes questions que ces gens là se sont posés en 1958 », a-t-il déclaré, faisant le lien entre les risques créés par des erreurs de calcul et des malentendus « dramatiques » lorsque l'utilisation des armes nucléaires en 1958 a été sérieusement envisagée et les tensions d'aujourd'hui.

Ellsberg a déclaré qu'il avait également une autre raison de mettre en avant son exposition de ce document. Aujourd'hui âgé de 90 ans, il a déclaré qu'il voulait prendre le risque de devenir un défendeur dans une affaire exemplaire mettant en cause la pratique croissante du ministère de la Justice consistant à utiliser l'Espionage Act pour poursuivre les agents qui divulguent des informations.

Promulguée pendant la Première Guerre mondiale, la loi sur l'espionnage considère comme un délit le fait de conserver ou de divulguer, sans autorisation, des informations liées à la défense qui pourraient nuire aux États-Unis ou aider un adversaire étranger. Son libellé couvre tout le monde - pas seulement les espions - et il ne permet pas aux accusés de plaider l'acquittement auprès des jurés au motif que les divulgations ont été faites dans l'intérêt général.

Ellsberg a déclaré qu'il voulait prendre le risque d'être en position d'accusé dans une affaire test remettant en cause la pratique croissante du ministère de la Justice consistant à utiliser la loi sur l'espionnage pour poursuivre les fonctionnaires qui divulguent des informations. Crédit : Britta Pedersen/Picture-Alliance/DPA, via Associated Press

Il était autrefois rare d'utiliser la loi sur l'espionnage pour poursuivre les auteurs de fuites. Ellsberg lui-même a été accusé en vertu de cette loi, avant qu'un juge ne rejette les accusations en 1973 en raison de la mauvaise conduite du gouvernement. La première condamnation de ce type a eu lieu en 1985. Mais il est maintenant devenu courant pour le ministère de la Justice de porter de telles accusations.

Le plus souvent, les accusés concluent des transactions pour éviter de longues peines, de sorte qu'il n'y a pas d'appel. La Cour suprême ne s'est pas penchée sur la question de savoir si la formulation ou l'application de la loi entrave les droits du Premier amendement.

Affirmant que le ministère de la Justice devrait l'inculper pour avoir admis ouvertement qu'il avait divulgué sans autorisation une étude classifiée sur la crise taïwanaise, Ellsberg a déclaré qu'il assurerait sa défense de manière à soumettre à la Cour suprême les questions relatives au premier amendement.

« Si je suis inculpé, j'affirmerai ma conviction que ce que je fais - comme ce que j'ai fait dans le passé - n'est pas criminel », a-t-il déclaré, arguant que l'utilisation de la loi sur l'espionnage « pour criminaliser la divulgation de la vérité dans l'intérêt général » est inconstitutionnelle.

Source :  The New York Times, Charlie Savage, 22-05-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 les-crises.fr