Leur concurrence féroce pour le pouvoir économique dans la région pourrait en fait faciliter la retraite des États-Unis.
Source : Responsible Statecraft, Annelle Sheline
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le prince héritier d'Abou Dhabi, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyan, reçoit le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à l'aéroport présidentiel d'Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis, le 27 novembre 2019. WAM/Handout via REUTERS
De multiples failles se sont récemment ouvertes dans la relation entre l'Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis. Les Émirats Arabes Unis résistent aux efforts de l'Arabie saoudite et de la Russie qui tentent de convaincre les membres de l'OPEP+ [en 2016, les 13 membres historiques de l'OPEP se sont alliés à 10 pays non membres, NdT] de continuer à restreindre la production de pétrole.
Parallèlement, l'Arabie saoudite ne considérera plus les biens produits dans les zones franches [les zones franches permettent aux investisseurs étrangers de s'implanter aux EAU tout en étant exonérés de droits de douane à l'importation comme à l'exportation, NdT] comme étant « fabriqués localement », une décision qui soumettra de nombreux produits émiratis à des droits de douane.
Et ce n'est pas tout : L'Arabie saoudite a suspendu ses vols vers les Émirats Arabes Unis (EAU) en raison des inquiétudes suscitées par le variant Delta du COVID-19, ce que les Émirats ont fait à leur tour. En avril, l'Arabie saoudite a annoncé que d'ici 2024, elle cesserait de faire des affaires avec toute entreprise qui ne baserait pas son siège régional dans le royaume, une politique qui obligera vraisemblablement de nombreuses multinationales à se délocaliser des EAU vers l'Arabie saoudite.
Cette dernière a récemment annoncé un investissement de 133 milliards de dollars pour devenir un pôle régional de transport et de logistique, dans le but de remplacer Dubaï et Abu Dhabi (ainsi que Doha). Les Saoudiens ont l'intention de lancer une nouvelle compagnie aérienne qui rivalisera avec d'autres transporteurs du Golfe comme Etihad, Emirates et Qatar Airways pour les clients internationaux.
Considérés dans leur ensemble, ces gestes indiquent des tensions accrues entre les deux pays, et en particulier entre leurs puissants princes héritiers, Mohammed ben Salman (MBS) d'Arabie saoudite et Mohammed ben Zayed al-Nahyan (MBZ) d'Abu Dhabi. Sous l'administration américaine précédente, les princes s'étaient étroitement associés l'un à l'autre et à l'équipe de Trump sur des questions allant du blocus du Qatar en 2017, aux accords d'Abraham en 2020.
[les accords d'Abraham sont deux traités de paix conclus par Israël avec les EAU d'une part et avec Bahreïn d'autre part, NdT] MBZ a été décrit comme un mentor pour MBS, malgré le contraste entre l'habileté du roi émirati à cultiver l'image des EAU et les décisions politiques irréfléchies et souvent horribles du Saoudien qui ont sapé son désir de redorer l'image de son royaume. Pourtant, malgré leur proximité de départ, la rivalité entre les deux pays n'est pas surprenante : MBS considère l'Arabie saoudite comme la puissance dominante légitime de la région et cherche à s'emparer de la position de pôle économique, logistique et touristique jusqu'alors occupée par les EAU.
Sous l'administration Trump, les Saoudiens et les Émiratis se sont coordonnés pour contraindre les États-Unis à s'impliquer davantage dans la région, en réaction aux efforts d'Obama pour négocier un traité nucléaire avec l'Iran et pivoter vers l'Asie. Trump et son équipe ont obtempéré, abandonnant l'accord nucléaire d'Obama et adoptant une position de pression maximale, entraînant les États-Unis à deux doigts d'une guerre avec l'Iran. L'administration Biden cherche quant à elle à réintégrer l'accord nucléaire et semble déterminée à enfin détourner l'attention des États-Unis du Moyen-Orient et de l'Afghanistan.
La course saoudo-émiratie pour les retombées économiques pourrait être de bon augure pour l'objectif de Biden de réduire l'implication des États-Unis dans la région. Si l'Arabie saoudite et les EAU cherchent avant tout à se faire mutuellement concurrence, ils préféreront tous deux favoriser la stabilité régionale afin d'encourager les investissements, ce qui pourrait potentiellement freiner les velléités de se comporter de manière agressive l'un envers l'autre ou envers leurs voisins.
L'Arabie saoudite, en particulier, doit canaliser les capitaux vers l'ambitieux projet Vision 2030 de MBS, par le biais duquel il a promis de diversifier l'économie, de créer davantage d'emplois et d'assurer la prospérité de tous ses citoyens. Pourtant, à l'heure actuelle, l'Arabie saoudite reste embourbée au Yémen, un conflit qui menace d'exiger des ressources encore plus importantes alors que l'incapacité des Saoudiens à neutraliser les Houthis devient de plus en plus flagrante. Espérons que MBS ait compris que les guerres sont souvent plus coûteuses et plus longues que prévues, et qu'il fasse preuve de plus de retenue à l'avenir. En attendant, MBZ est trop rusé pour essayer de gagner un bras de fer avec l'Arabie saoudite dont la puissance économique est plus importante - 700 milliards contre 421 milliards de dollars de PIB - il lui faudra partir à la recherche d'autres sources de revenus.
Pourtant, d'une manière générale, c'est MBS qui est confronté à la tâche la plus difficile : selon l'enquête « Ease of Doing Business » [Facilité des affaires, NdT] de la Banque Mondiale sur les réglementations en vigueur dans 190 pays, les EAU se classent au 16e rang, tandis que l'Arabie saoudite occupe le 62e rang. L'économie saoudienne doit être entièrement transformée pour attirer le niveau d'investissement nécessaire à l'emploi de sa population jeune et croissante. Avec plus de 20 millions d'habitants, les citoyens saoudiens sont nettement plus nombreux que les citoyens des EAU, dont le nombre s'élève à environ 1 million (les deux pays comptent d'importantes populations de travailleurs expatriés, ce qui fait que le nombre total de résidents est supérieur à celui des nationaux).
Le PIB par habitant en Arabie Saoudite est d'environ 20 000 dollars, contre 43 000 dollars dans les Émirats. Avec une population plus importante et moins de richesses par habitant, MBS ne peut pas se permettre d'acheter la quiétude de ses citoyens. Comme l'ont démontré les Accords d'Abraham, la crainte d'une opposition publique ne constitue pas un frein pour MBZ, alors que l'Arabie Saoudite a finalement décidé de ne pas risquer le retour de bâton qui aurait suivi la normalisation des relations avec Israël.
Les EAU ont pu se sentir déçus par la réticence des Saoudiens à leur emboîter le pas sur les accords d'Abraham, d'autant plus que Jared Kushner croyait apparemment pouvoir faire suivre les Saoudiens. MBS doit sa relation étroite avec l'équipe Trump, et plus précisément avec Jared Kushner, à l'introduction de MBZ. Mais finalement, avec un nouveau président à la Maison Blanche, MBZ pourrait trouver plus utile d'être la seule puissance du Golfe à avoir normalisé ses rapports avec Israël, ce qui sera vu d'un bon oeil par les États-Unis, et pourrait apporter aux Emirats un accès à des technologies militaires et de surveillance avancées.
À court terme, la rivalité entre les EAU et l'Arabie saoudite pourrait contribuer à maintenir l'attention des deux princes dirigeants sur les préoccupations économiques. En effet, MBS a fondé sa légitimité sur le respect de ses promesses à la jeune génération de Saoudiens éduqués à l'étranger, une transition qui l'obligera à donner la priorité à la diversification économique en dehors du pétrole. Pour MBS, la concurrence avec les EAU est donc susceptible de prendre de plus en plus d'importance, l'Arabie saoudite cherchant à remplacer le rôle des EAU en tant que capitale régionale du cosmopolitisme, des opportunités et du glamour. À moyen terme, si MBS ne parvient pas à tenir ses promesses, l'Arabie saoudite pourrait devenir de plus en plus instable.
Et à court, moyen et long terme, les EAU et l'Arabie saoudite desservent les intérêts mondiaux en continuant à lier leur fortune à la combustion de combustibles fossiles, même si, dans une certaine mesure, il semblerait qu'Abu Dhabi prenne conscience de l'évolution des réalités. En dépit des violations flagrantes et récurrentes des droits de l'homme dans ces deux pays, l'administration Biden devrait encourager les efforts de chacun d'entre eux pour s'affranchir du pétrole.
Source : Responsible Statecraft, Annelle Sheline, 08-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises