A la veille des audiences en appel du procès de Julian Assange, Marc Molitor fait le point de la situation. Le premier jugement, pouvant constituer un précédent dommageable au journalisme, protégeait tout de même Assange d'une extradition vers les Etats-Unis, car il y avait un risque de suicide. Mais le gouvernement US a fait appel. Marc Molitor explique sur quoi il s'appuie, les risques pour Assange et les cartes à jouer du côté de la défense. (IGA)
1) La dernière lettre d'information (22) que j'ai rédigée sur Julian Assange, sa détention invraisemblable à Londres, et son procès en extradition vers les USA date du début du mois de mai. Je suis désolé de n'avoir pas donné plus d'informations depuis. Mais que dire lorsqu'une telle situation se répète indéfiniment, perdure, sans rien de neuf. Que dire lorsque l'indignation est telle, mais ne change rien ?
En fait cette impasse, ce découragement, est dangereux, car il est sans doute ce qui est recherché par ceux qui cherchent à éteindre ? « Liquider » Assange : le neutraliser par tous les moyens quitte à le faire mourir en prison. Je maintiens cette thèse que j'ai déjà avancée dans ces courriers : même s'ils pourraient ne pas réussir à faire extrader Assange aux USA, ceux qui s'y attellent, à commencer par les USA eux-mêmes évidemment, feront tout ce qui est possible pour faire durer le plus possible la procédure pour arriver à ces fins. Ils se heurtent cependant à la résistance tout à fait étonnante de Julian Assange.
2) Pour rappel, le procès en extradition, en première instance, s'est achevé le 4 janvier 2001 sur un verdict extrêmement ambivalent.
D'une part, la juge Baraitser jugeait recevables les arguments des avocats des USA selon lesquels les révélations de Wikileaks pouvaient être de l'espionnage et pas des révélations journalistiques. Donc, rien que sur cette partie, Assange pouvait être extradé pour être jugé aux USA. Un jugement extrêmement dangereux donc, pouvant constituer un précédent majeur dommageable à l'activité journalistique. Mais par ailleurs, la juge avait reconnu les arguments de la défense et les expertises de psychiatres selon lesquelles, extradé aux USA, Assange pouvait très vraisemblablement se suicider tant les conditions de détention pour ce type de cas aux USA sont drastiques. Sur cet argument, elle rejetait donc la demande d'extradition.
Partiellement positif pour Assange donc, négatif pour ses activités, pour Wikileaks, pour d'autres collaborateurs de Wikileaks dans le collimateur, et pour le droit d'informer et d'être informé - et pour tous les vrais lanceurs d'alerte ainsi aussi intimidés à l'idée de transmettre des informations à des organismes comme WikiLeaks.
Négatif pour Assange aussi : pas question de le remettre en liberté provisoire, conditionnelle ou surveillée. Non, il restera en prison jusqu'à l'issue de toute le procédure, qui pouvait encore prendre bien des mois, sinon un à deux ans.
Les avocats (britanniques) représentant les USA ont annoncé leur intention de faire appel. Ils ont utilisé à fond les délais les plus longs possibles pour un appel, obtenant même des compléments de délais pour l'introduire.
Dans leur appel, ils concentrent le tir sur le témoignage des experts, surtout l'un d'entre eux sur lequel reposait le jugement de la juge Baraitser qui finalement refusait l'extradition à cause des risques de suicide. Ils essaient de décrédibiliser par tous les moyens cette expertise.
En outre, ils sortent un nouveau lapin de leur chapeau : pour contourner le risque (la quasi-certitude aux yeux de la juge) de suicide, un engagement des USA qu'Assange ne soit pas - en cas d'extradition - soumis au régime spécial « supermax » auquel il était destiné et aussi soit - en cas de condamnation aux USA -, autorisé à purger sa peine en Australie - son pays d'origine.
Outre qu'on peut se demander pourquoi ce (double) lapin surgit si tard dans la procédure, il n'est absolument pas crédible. De nombreuses organisations internationales (Amnesty et autres...) ont immédiatement qualifié de quasi-farce cette promesse américaine.
3) La procédure judiciaire au Royaume-Uni est souvent très compliquée, mystérieuse ou incompréhensible pour nous, Européens.
Ici, l'appel est une procédure classique qui ne pose en soi pas de problèmes. Au Royaume-Uni, non. Il faut demander l'autorisation pour faire appel. Un juge apprécie s'il y a des arguments justifiés pour faire appel - soi-disant pour éviter des abus de procédure.
Début juillet 2021, le juge compétent a accepté l'appel américain, mais en limitant le nombre d'arguments invoqués par les avocats des USA. La contestation de l'expertise du psychiatre américain a été rejetée, on n'en parlerait donc pas. Cependant les engagements US sur les conditions d'incarcération étaient jugés recevables, ainsi que quelques autres arguments d'ordre juridique surtout.
Ici s'est passé quelque chose de bizarre. Les USA ont fait même appel de cette autorisation limitée d'appel ! Et un juge de même niveau, démentant son collègue, leur a donné raison ! Ils peuvent donc contester tout le volet psychiatrique de l'affaire et présenter leurs engagements sur les conditions d'incarcération. Ce deuxième juge - cerise sur le gâteau si on peut dire - a pris la précaution de dire qu'il était bien conscient que son jugement avait un « caractère assez exceptionnel »... ? Pourquoi prend-il cette précaution comme s'il n'assumait pas sa décision ? Un aveu implicite qu'il n'est pas entièrement maître de la manœuvre ? Mystère...
Mais la cerise sur la cerise, c'est qu'on vient d'apprendre que c'est précisément ce juge-là qui présidera les audiences d'appel de cette semaine ! Alors que normalement un autre juge est désigné à ce stade (puisque le premier s'est déjà d'une certaine façon « rangé » du côté de l'accusation US), ce ne sera pas le cas. Une nouvelle « anomalie » de plus... Comme pour « compenser » ce nouveau miniscandale, la Cour d'appel vient aussi de désigner comme deuxième juge celui qui avait eu une attitude plus tolérante dans un autre procès d'extradition vers les USA, au terme duquel il avait interdit l'extradition d'un lanceur d'alerte qui risquait le suicide. Mais il n'empêche, la désignation du premier juge reste entachée d'un lourd et légitime soupçon d'irrégularité. 1
4) L'appel américain sera donc plaidé ces 27 et 28 octobre 2021. Une décision est ensuite attendue avant la fin de l'année.
Et la défense, direz-vous, que fait-elle en attendant ? Là aussi ce n'est pas toujours simple. Elle a introduit en avril, un appel dit « incident ». En fait, cela signifie ceci : elle attend voir ce que va donner l'appel US, auquel évidemment elle va s'opposer lors des audiences fin octobre. 2
Si le jugement d'appel est d'extrader Assange, alors la défense activera son « appel incident » et contestera toute la première partie du jugement, relative au journalisme, à l'espionnage, aux droits de l'homme. Et il faut alors aussi qu'un magistrat juge recevable cet appel-là.
On est donc parti pour un certain temps, pour ne pas dire un temps certain, pendant lequel Assange restera sans doute dans la prison de haute sécurité de Belmarsh.
Entre-temps, deux révélations sont venues un peu plus saper la position américaine.
- d'abord un témoin important sur lequel s'était basé la juge de première instance pour condamner Assange, s'est rétracté. Dans une longue interview au magazine islandais Studin, ce témoin islandais a déclaré avoir menti sous l'instigation et le chantage du FBI, lorsqu'il a impliqué Assange dans des activités de piratage informatiques que ce dernier lui aurait explicitement demandées. 3
- ensuite une longue enquête de Yahoo News - qui a entendu pas mal de sources dans l'administration américaine -, est venu confirmer ce qu'on savait en partie à la suite de déclarations de lanceurs d'alerte devant un tribunal espagnol : la CIA, alors dirigée par Mike Pompeo a établi de multiples projets pour enlever ou assassiner Assange lorsqu'il était réfugié à l'ambassade d'Equateur à Londres. 4
Ces deux informations sapent et disqualifient évidemment encore un peu plus - si c'est encore possible -, la position de l'accusation américaine.
Mais c'est le paradoxe de la procédure actuelle : ils ne pourront probablement pas être évoqués lors des audiences fin octobre, puisque celles-ci ne portent que sur les 5 points de l'appel américain retenus par le juge chargé de la recevabilité de l'appel.
Le reste serait discuté... plus tard si l'appel de la défense était ensuite retenu (cf plus haut).
5) Tout cela est bien compliqué, n'est-ce pas ? Et pourtant, de nombreux britanniques sont généralement convaincus de la supériorité de leur système juridique sur le reste du monde... il y a même un certain nombre de juristes et d'observateurs non-britanniques pour exprimer leur entière confiance dans cette justice, un modèle paraît-il...
Mais que constate-t-on depuis le début dans l'« affaire » Assange ?
5.1 Depuis dix ans, la procédure au Royaume Uni (comme d'ailleurs en Suède) est entachée de manipulations, errements, manœuvres, bizarreries. On en a suffisamment parlé ici. Rappelons simplement le travail de la journaliste Stefania Maurizi, qui a démontré que le procureurs britanniques (du Crown Prosecution Service, CPS, qui au passage est aussi maintenant celui qui poursuit Assange au nom des USA) ont empêché les Suédois d'interroger Assange à l'ambassade d'Equateur à Londres, prolongeant indéfiniment la situation et empêchant que le dossier suédois soit clôturé. Ils ont ensuite détruit une grande partie de leurs courriels à ce sujet. A propos, savez-vous qui était le chef du CPS à l'époque ? Un certain Keith Starmer, aujourd'hui président du parti Labour (et auteur d'une chasse à la gauche du parti et aux corbynistes)...
5.2 Quant aux magistrats du siège (juges) qui se sont occupés de ce dossier :
5.2.1 Il a d'abord été avéré que la juge qui a immédiatement « réceptionné » Assange dès son expulsion de l'Ambassade d'Equateur à Londres et l'a fait enfermer immédiatement à Belmarsh, et puis fut active en supervisant la suite de la procédure, est l'épouse d'un homme - ancien ministre conservateur de la défense - fortement impliqué dans un groupe de pression dont les activités douteuses ont justement été révélées par... Wikileaks. 5
5.2.2 La juge Baraitser qui a rendu le premier jugement (aujourd'hui appelé) a, de l'avis de très nombreux observateurs, eu un comportement fort partial vis-à-vis d'Assange lors des audiences du premier procès. Cf mes lettres d'info précédentes.
5.2.3 Le juge qui va présider les audiences d'appel des 27 et 28 avril est le même que celui qui vient d'accepter l'élargissement des motifs d'appel des USA. cf plus haut
5.3 On assiste, en Grande Bretagne, à une offensive contre tout ce qui concerne la publicité et l'accès aux dossiers des autorités publiques : remise en cause du Freedom of information act, refus croissant de répondre aux requêtes des journalistes, etc... :
5.3.1 De nouvelles législations sont adoptées et projetées pour, d'une part octroyer des pouvoirs croissants d'interventions aux services de renseignement, intérieur et extérieur, et d'autre part accorder beaucoup plus d'immunité aux militaires ou autres agents qui commettraient de crimes en opérations à l'étranger
5.3.2 Le Royaume-Uni envisage de plus en plus clairement de dénoncer la convention européenne des Droits de l'homme et les compétences de la CEDH. 6
5.4 Enfin, sur le plan géopolitique, une évolution majeure apparaît, qui est tout sauf anodine et ne peut en tout cas servir la cause d'Assange : le rapprochement entre les USA, le Royaume-Uni et l'Australie, - qui s'est d'abord traduit par la rupture du contrat de livraison de sous-marins français à l'Australie, à la grande fureur de Paris.
6) Enfin, je ne pourrais finir cette lettre sans évoquer le sort d'un homme qui est un ardent et excellent défenseur d'Assange et qui croupit dans une prison écossaise depuis presque deux mois, après avoir été condamné dans des conditions invraisemblables à huit mois de détention pour son activité journalistique. Craig Murray est un ancien diplomate britannique, devenu un sérieux poil à gratter de toute une partie de l'establishment britannique (et ecossais). Dans un autre courrier, j'expliquerai comment visiblement cet establishment s'y est pris pour le faire taire. Murray est un connaisseur affûté et analyste impitoyable de ce milieu qu'il a abondamment fréquenté - et dénoncé -, est aussi un analyste très pointu (et redouté) de la politique extérieure de la Grande-Bretagne. Et il est aussi un proche d'Assange, dont il a remarquablement chroniqué le procès, et un fin observateur des manœuvres qui s'y déploient. Sa condamnation pour ses reportages dans une autre affaire en Ecosse, ne me paraît pas étrangère à son travail en faveur d'Assange.
Un site existe pour le défendre et informer sur cet acharnement dont il est l'objet. craigmurrayjustice.org.uk
Voir aussi la notice anglaise de Wikipedia : en.wikipedia.org
Enfin, sous ce lien, on trouvera une interview de la compagne d'Assange, Stella Moris, par l'excellent Roberto Saviano, qu'on ne présente plus je crois : ms-my.facebook.com
Bien à tous et n'oubliez pas la rassemblement du mercredi 27 à 12H30, près du Palais de justice de Bruxelles.
Marc Molitor
Le 22-10-2021
Source: Lettre d'information 22 du collectif Free Assange Belgium
Notes:
2 Pour ceux que ça intéresse, le texte est ici : tareqhaddad.com)
3 stundin.is et stundin.is et la traduction du deuxième en document joint