19/11/2021 infomigrants.net  5min #198119

« À la frontière, les Biélorusses ne connaissent que trois mots : 'Go to Poland' »

Un groupe de migrants sont dirigés vers un centre logistique près de Grodno, en Biélorussie, le 18 novembre 2021. Crédit : Reuters

Julia Dumont, envoyée spéciale en Pologne.

Youssef a encore le visage teinté d'hématomes jaunes et violets et des marques de vaisseaux éclatés dans le blanc des yeux. Les coups qu'il a reçus remontent à deux semaines, lorsqu'il a cherché à entrer illégalement en Pologne, depuis la Biélorussie, avec trois amis. Le soir tombe, la forêt est partout. Youssef sait qu'il faut être prudent : les soldats sont réputés violents.

"Une voiture de soldats biélorusses s'est mis à nous poursuivre", explique Youssef. "Nous avons couru mais ils nous ont rattrapés. Ils nous ont dit de nous agenouiller et de croiser nos mains derrière notre tête", se souvient-il.

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Deux semaines après son agression, Youssef a encore le visage marqué par des hématomes. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Youssef s'exécute, comme le reste du groupe, mais un soldat biélorusse lui assène un violent coup de pied au visage. "Je me suis évanoui au premier coup mais mes amis m'ont dit qu'il avait continué à me battre alors que j'étais inconscient", raconte le Syrien de 37 ans. Selon lui, les gardes biélorusses battent parfois les migrants pour leur extorquer de l'argent.

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Youssef et ses amis décident alors de rebrousser chemin. "Epuisés, nous avons demandé aux soldats biélorusses si nous pouvions rentrer dans notre pays. Ils nous ont dit : 'Non, vous allez en Pologne et, puis vous pourrez renter dans votre pays ensuite'".

Plusieurs témoignages font effectivement état de l'impossibilité de repartir librement vers Minsk. Les gardes déposent Youssef et ses amis devant les clôtures de barbelés qui séparent la Biélorussie de la Pologne. "Nous ne savions pas où la voiture allait, il faisait sombre. Ils nous ont fait sortir, ont levé la clôture et nous ont dit 'Partez !'", se souvient Youssef.

Rendu presque aveugle par les coups reçus au visage, ce père de deux petites filles franchit donc la frontière accroché au sac à dos d'un ami qui le guide dans la forêt. Son ami Houssam n'est pas loin mais, au milieu des dizaines de personnes qui traversent en même temps qu'eux, la végétation est de plus en plus dense. Les amis finissent par se perdre de vue.

"Les Biélorusses prennent tout ce que vous avez"

Saer a, lui aussi a été frappé au moment de passer la frontière. Le jeune homme aux yeux clairs est hébergé au centre d'hébergement polonais de Bialystok. Il dit avoir reçu de très violents coups au thorax, "les soldats biélorusses prennent tout ce que vous avez : votre argent, vos cigarettes et même votre chocolat".

Saer a été emmené jusqu'à la frontière lituanienne par des soldats biélorusses. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Les bénévoles des associations qui viennent en aide aux exilés dans l'est de la Pologne ont l'habitude de ces récits de violences commises à la frontière. Selon Anna Chmielewska, de la fondation Ocalenie, le phénomène tend même à s'amplifier : "En août, nous ne recevions pas d'informations [à ce sujet]. Cela a commencé en septembre-octobre".

"Certaines personnes ont également été mordues par les chiens des soldats biélorusses", raconte Małgorzata Nowosad, porte-parole de l'association Medicy na granicy (Médecins à la frontière) et chirurgienne de formation.

"Continuons à marcher"

Pendant trois jours, après avoir franchi la frontière, Youssef, son ami au sac à dos et deux autres personnes survivent comme ils peuvent dans la forêt, buvant l'eau des marécages et mangeant quelques morceaux de sucre abandonnés par un groupe passé là avant eux.

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"J'avais presque des hallucinations. À chaque fois que l'on faisait une pause, je perdais connaissance. Tout ce dont je me souviens, c'est la voix de mon ami qui me demandait : 'Youssef, est-ce que ça va ?'. Moi, à chaque fois, je lui répondais : 'Ca va, continuons à marcher'".

Quand ils finissent pas tomber sur des militaires polonais, Youssef est emmené à l'hôpital. Il est aujourd'hui en convalescence dans le centre d'hébergement de Bialystok, où il a trouvé refuge. L'ami dont il avait tenu le sac à dos pour passer la frontière, lui, est renvoyé en Biélorussie.

 Saer, aussi, a connu la faim, la soif et le froid dans la forêt polonaise. Mais avant cela, il a tenté trois fois d'entrer dans le pays. Au cours de ces tentatives, le jeune Syrien a même été emmené par des soldats biélorusses jusqu'à la frontière de Lituanie, voisine de la Pologne. "Nous ne savions pas que nous allions en Lituanie, nous avons vu le réseau changer sur nos téléphones", se souvient-il.

Saer (au centre) s'adresse à des médias après avoir contacté une association polonaise d'aide aux exilés. Crédit : Photo: Romain Lemaresquier / RFI

Sa tentative de passage via la Lituanie est infructueuse. Avec mille précautions pour ne pas se faire remarquer, le jeune homme et ses amis parviennent à revenir à Minsk afin de s'équiper pour faire face au froid.

Quelques jours plus tard, ils retournent à la frontière polonaise, c'est le même ballet qui se répète : la violence, l'organisation du passage par les gardes biélorusses, la peur d'être repéré par les Polonais. Cette nouvelle tentative est la bonne pour Saer. Après des jours dans la forêt, il est arrêté et hospitalisé en Pologne. Aujourd'hui, dans le centre d'hébergement de Bialystok, il s'amuse presque en se remémorant ce manège qui aurait pu lui coûter la vie : "Les Biélorusses ne connaissent que trois mots 'Go to Poland'".

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