Oct. 8, 2014: L'ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt, et la secrétaire d'État adjointe des États-Unis, Victoria Nuland, dans une base des services de garde-frontières ukrainiens à Kiev. (U.S. Embassy Kyiv, Flickr)
Par Marc Jean
Publié le 10 juin 2022 sur Arretsurinfo.ch
« L'agresseur est celui qui oblige ses adversaires à recourir aux armes »
Cette maxime du roi Frédéric II de Prusse (1) s'applique parfaitement au conflit en cours en Ukraine. Nous n'allons pas rappeler les raisons qui ont conduit à ce conflit. Elles ont été évoquées sur Arrêt sur Info et sur d'autres sites indépendants à maintes reprises(2). Malheureusement, les médias de masse ont, dans leur grande majorité, occulté volontairement ces raisons, qui, bien entendu, ne correspondaient pas au narratif officiel. Certes, la Russie a péché, si l'on peut dire, par sa communication affligeante, sinon inexistante ou inaudible. Il est vrai aussi que ses organes d'information à destination de l'Occident [RT et Sputnik] ont été censurés dès le début du conflit, au mépris de la liberté d'expression dont se targuent les démocraties occidentales.
L'Histoire est toujours faite par des hommes et l'histoire des conflits est écrite par les vainqueurs. Le conflit ukrainien, abstraction des analyses simplistes des commentateurs »autorisés », est l'aboutissement d'un processus machiavélique mis en œuvre sur une longue période, avec une stratégie redoutable. Même un joueur d'échec comme le Président russe n'a pas réussi à contrer en amont cette déstabilisation dirigée contre son pays. Les stratèges anglo-saxons, qui sont à la manœuvre depuis des décennies, ont réussi un coup de maître. En manipulant l'Ukraine tel un pion, ils ont obligé la Russie à engager une guerre, se plaçant ainsi dans le camp de l'agresseur.
Qui sont les stratèges derrière cette opération ?
Dans une tribune d'une rare violence,(3) Chris Hedges(4) les appelle « les proxénètes de la guerre ». Il les désigne comme une « coterie irresponsable de néoconservateurs et d'interventionnistes libéraux qui ont orchestré deux décennies de fiascos militaires au Moyen-Orient, et alimentent maintenant une guerre suicidaire avec la Russie ».
Ces néoconservateurs font partie d'un mouvement intellectuel qui s'est développé aux Etats-Unis à la fin des années 60. Les pionniers du mouvement néoconservateur, tels Norman Podhoretz, Irving Kristoll, Donald Kagan, Paul Wolfowitz, Adam Shulsky, sont des disciples de Léo Strauss. Il est remarquable que Strauss admirait Machiavel qui affirmait que « le prince » ne peut gouverner efficacement qu'en se faisant « grand simulateur et dissimulateur », et « en manœuvrant par la ruse la cervelle des gens ».
Après le retrait des troupes américaines du Vietnam en 1973, la Guerre froide va connaître un apaisement, dont Kissinger récoltera le mérite par un prix Nobel de la Paix. C'était sans compter avec le lobby dirigé par les industriels de l'armement. Ils vont utiliser les néoconservateurs pour réactiver un climat de guerre dans l'opinion publique et au Congrès. Ils vont produire des rapports alarmistes prêtant à Moscou, déjà, une ambition hégémonique. Bien entendu, ces rapports prônaient une augmentation considérable du budget de la Défense.
En 1996, les néoconservateurs jettent toutes leurs forces dans un ultime Think tank, le Project for the New American Century, dirigé par William Kristol et Robert Kagan, qui recommande de profiter de la défaite du communisme pour consolider l'hégémonie américaine en empêchant l'émergence d'un rival(5).
Par la suite ils n'auront de cesse, à travers des Think Tanks, qu'ils ont créés ou pris le contrôle, comme par exemple le Washington Institute for Near East Policy, le Middle Easst Forum, l'Amerian Enterprise Insitute for Publlic Policy Research, de préparer l'opinion à la guerre contre l'Irak, en inondant la presse et l'édition d'article et de livres de propagande présentant Saddam Hussein comme une menace pour l'Amérique.
Une »cabale infernale » ou »les proxénètes de la guerre »
C'est ainsi que Laurent Guyénot et Chris Hedges désignent ce cercle d'influenceurs à l'origine de deux décennies de guerre au Proche-Orient. Les guerres d'Irak, de Libye, de Syrie sont à mettre à leur actif. La Russie est devenue leur nouvelle cible. Ils vont élaborer une stratégie, patiente mais efficace, pour réaliser leur but ultime. Mettre à genoux la Russie, la dépecer, exploiter ses ressources, briser sa population, dissoudre ses valeurs dans le mondialisme matérialiste. Pendant les années qui ont suivi la chute du rideau de fer, et dans le chaos général, avec un dirigeant alcoolique notoire à sa tête, la Russie était devenue une proie. A cette époque, les médias ignoraient la Russie et les drames humains provoqués par la privatisation brutale de son économie. La reprise en main par Vladimir Poutine va contrer leurs attentes. Dès lors, la Russie est devenue l'objet d'une campagne d'une rare violence.
L'hystérie anti-russe va pouvoir se développer d'abord lors du conflit syrien. Il serait trop long de recenser toutes les opérations de désinformation lancées pendant ce conflit. Dans un excellent livre consacré à la crise syrienne et en particulier à l'épisode d'Alep, Maria Khodynskaya-Golenischcheva met en lumière la propagande occidentale, qui rappelle par bien des aspects celle en cours sur l'Ukraine, et écrit :
« Les expressions anti-russes les plus agressives façonnaient immanquablement les postures obligées de la plupart des décideurs et des hommes politiques les plus influents des Etats-Unis...Les contacts avec Moscou, même imaginaires ou fantasmés, devenaient des crimes impardonnables assimilés à de la haute-trahison... »Et l'auteur ajoute : « Rappelons-nous seulement les procès en sorcellerie intentés à Donald Trump, l'accusant d'entretenir des relations particulières avec Moscou... »(6).
Elle se poursuivra dans les affaires Skripal et Navalny(7).
Les néoconservateurs vont, par leur arrogance, acculer la Russie à réagir. C'était leur objectif ultime contenir la Russie dans les steppes de l'Est, empêcher tout partenariat économique entre l'Allemagne et la Russie, briser toute idée même d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural, vassaliser l'Europe occidentale, en l'appauvrissant(8). Bien entendu, la relance aux armements est tout bénéfice pour les fabricants d'armes états-uniens entre autres. La guerre d'Ukraine va vider les arsenaux, il va bien falloir les remplir à nouveau ! L'Otan se prépare à un conflit de longue durée, une »nouvelle guerre de cent ans » ?, si l'on écoute le secrétaire général de l'Otan(9).
Du sang sur les mains
Si l'on réfléchit un instant à toutes les victimes des conflits et des guerres fomentées par les néoconservateurs, on est épouvanté par ce fleuve de sang. Mais qui sont ces »proxénètes de guerre », comme les désigne Chris Hedges, ces personnages machiavéliques et diaboliques qui attisent les guerres et sont responsables de la misère de millions d'hommes et de femmes ?
Ce ne sont pas des fantasmes. Ils ont des noms. Kimberly Kagan, l'épouse de Fred Kagan, qui a fondé l'Institut pour l'étude de la guerre, William Kristol, Max Boot, John Podhoretz, Gary Schmitt, Richard Perle, Douglas Feith, David Frum et d'autres. Beaucoup étaient autrefois de fervents républicains ou, comme Nuland, ont servi dans des administrations républicaines et démocrates, ils paradent de sommet en conférence, signent dans les médias des chroniques aux accents guerriers.
Et surtout, ils bénéficient d'une armée de »petites mains » qui relayent avec zèle dans les médias leurs discours. Les journalistes indépendants, comme un Chris Hedges, ne sont pas nombreux, et souvent contraints au silence. Voici d'ailleurs ce qu'il écrit :
« Il ne me reste plus aucun moyen de continuer à écrire une chronique hebdomadaire pour ScheerPost et à produire mon émission de télévision hebdomadaire sans votre aide. Les murs se referment, avec une rapidité surprenante, sur le journalisme indépendant, avec les élites, y compris les élites du Parti démocrate, réclamant de plus en plus de censure. » (10)
En France, il est symptomatique que l'ensemble des médias, à l'exception toutefois, il faut le relever, du Monde Diplomatique, a présenté le même narratif, empreint d'une hystérie russe d'une rare mauvaise foi. Cette propagande massifiée a chauffé l'opinion, obligeant tous les acteurs politiques à faire chorus, sous peine d'accusation de complicité avec Moscou. Tous les médias alternatifs présentant une autre version, ou tout expert souhaitant exprimer une opinion plus nuancée, sont immédiatement catalogués comme complotistes.
Le vrai complot, celui patiemment tissé par les néoconservateurs pendant plusieurs années, a réussi. C'est regrettable pour tous ceux qui en subiront les dégâts collatéraux...
MARC Jean
(1) Frédéric II (roi de Prusse), Wikipédia
(2) L'ex-dirigeant du SPD allemand désigne les causes profondes du conflit ukrainien
Les causes profondes de la guerre en Ukraine
La responsabilité de l'Occident dans la crise en Ukraine
Pourquoi l'intervention de la Russie en Ukraine est légale au regard du droit international
(3) Chris Hedges : Les proxénètes de la guerre
(4) Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans pour le journal. Auparavant, il a travaillé à l'étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'émission The Chris Hedges Report.
(5) Le livre de Laurent Guyénot, Du Yahwisme au Sionisme, explique l'influence déterminante de ces cercles néoconservateurs sur le politique américaine (p.289-309), qu'il désigne sous l'expression d'une »cabale infernale »
(6) Maria Khodynskaya-Golenischcheva, Alep, la guerre et la diplomatie, p.181-182
(7) Navalny : suite du feuilleton
(8) Interwiev de Paul-Marie Coûteaux, essayiste et directeur de la revue Le Nouveau conservateur, sur Sud Radio le 7 juin 2022. C'est l'Europe toute entière que les Etats-Unis veulent soumettre
(10) Chris Hedges : Les proxénètes de la guerre - Consortium News
Source: Arretsurinfo.ch