• Une intéressante chronique d'un commentateur avisé nous conduit à une sorte de jugement général sur la situation d'Ukrisis. • D'un côté, les penseurs de l'américanisme, s'ils admettent que la formule-Biden (guerre totale, "cancellation" de la Russie) est à l'agonie, cherchent une autre voie, d'un apaisement discret, pour "canceller" la Russie plus habilement. • L'habileté, ça les connaît. • Du côté russe, l'héritage de Pierre-le-Grand pousse à l'exigence durcie de retrouver tout l'héritage russe. • Contributions : dedefensa.org et M.K. Bhadrakumar.
M.K. Bhadrakumar publie hier, le 13 juin, un intéressant article, sinon un article décisif, sur la prospective de Ukrisis sur le terrain de la guerre, à cet instant qui est peut être celui d'un premier basculement de la crise. Involontairement ou bien sans y toucher mais poussant à la considérer de la sorte, sa démarche consiste à opposer deux mondes ou plutôt deux 'visions du monde', deux univers, mis en parallèle et par conséquent, comme nous en instruit Thalès, promis à ne jamais se rencontrer, et en plus de cela irréconciliables.
• La première vision est celle des 'Anglo-Saxons', ou américanistes-occidentalistes, conduits par un incroyable 'anglosaxocentrisme' (s'il s'agit d'un néologisme, il était temps) et les traits psychologiques essentiels sinon totalitaires qui constituent « le duo psychologique " inculpabilité-indéfectibilité" comme caractère extraordinaire de la psychologie de l'américanisme »... Ne comptent pour eux que les narrative du jour, pour notre cas celle (complètement rêvée) que les circonstances obligent à abandonner pour la nouvelle-suivante (complètement rêvée).
• La seconde vision est celle de Poutine, de la Russie et de l'héritage de l'Histoire. Effectivement, elle est complètement construite sur les enseignements du passé (l'Histoire), leur légitimité et leur nécessité, tout cela adapté à la situation présente. Pas de rêve là-dedans : la grandeur et la nécessité de l'Histoire et de la Tradition.
Le texte de M.K. est construit sur ces deux visions, à partir de deux événements qui les explicitent de façon magistrale et montrent combien ces deux parallèles sont plus que jamais faites pour de moins en moins se rapprocher, encore plus que ne le constatait Thalès, - absolument irréconciliables.
D'une narrative l'autre
Bhadrakumar fait rapport d'une importante réunion du Council of Foreign Affairs (CFR), le 31 mai, sur le thème « La guerre de la Russie en Ukraine : comment cela se termine-t-il ? » Beaucoup de têtes couronnées de lauriers de l'establishment, Bhadrakumar les détaille. On parle de l'Ukraine. On commence à se douter qu'il se passe quelque chose, c'est-à-dire quelque chose qui ne correspond pas exactement à la narrative proclamée jusqu'ici sans le moindre doute. On devait donc régler son compte à la Russie, sans bavures, et puis il se trouve que le compte n'y est pas du tout. Alors, que faire ?
Pardi ! Une autre narrative, point final (pour quelques semaines) ! On passera donc à la narrative "front stabilisé, une sorte d'accord de pseudo-arrangement de cessez-le-feu, territoires tenus par la Russie, que l'Ukraine devra concéder"... D'accord, mais territoires sur lesquels, bien entendu, - quelle bonne trouvaille !, - on développera une guérilla qui réglera son compte à la Russie (suite)...
Peu importe que toutes les conditions, absolument toutes, y compris une hostilité générale de la population russophone pour Kiev, militent contre une telle idée. Chercher un arrangement de sécurité européenne avec la Russie, établissant une sécurité générale pour le continent, il n'en est pas question ; la vertu du désordre, de la déstructuration, la manufacture diabolique par essence, voilà la "pensée américaniste".
M.K. résume, placide :
« Les internationalistes libéraux croient à tort que l'OTAN est la pierre angulaire de la sécurité nationale américaine. Malgré l'échec de la décision irréfléchie de Biden de mener une guerre totale par procuration contre la Russie, les États-Unis restent fixés sur l'OTAN et ne veulent pas envisager un accord de sécurité avec Moscou.» Si l'ancienne narrative à Washington consistait à gagner la guerre, la nouvelle narrative consiste à rêver d'une "guerre de partisans harcelant les forces d'occupation russes". Bien sûr, cette narrative est encore moins possible à vérifier de manière indépendante que les grandes envolées précédentes. »
Encore n'a-t-on pas consulté Z., sinon pour lui conseiller de lâcher du lest, c'est-à-dire des territoires... Bhadrakumar interroge : « Mais qui est capable de raisonner Zelenski ? ». Se pose en effet la question : Z. apparaît plus intraitable que jamais, annonçant hier qu'il reprendra toutes les terres "occupées" par les Russes, y compris la Crimée ; il est vrai, précise Bhadrakumar en une heureuse formule inspirée de Julius Evola, qu'il « chevauche un tigre » et qu'il n'est pas aisé de le dompter.
Voyez Pierre-le-Grand
En face, il y a Poutine, placide à sa façon. Il a fait un grand discours sur le grand tsar, Pierre-le-Grand, dans ceci qu'il mena une longue guerre contre la puissante Suède pour reprendre des territoires qui appartenaient au legs historique de la Russie. Pour lui, c'est un exemple à méditer, et à prendre comme référence pour l'action de la Russie en Ukraine. Plus que jamais, la Russie n'est pas d'humeur à signer un accord de cessez-le-feu à la va-vite, pour complaire à la narrative des têtes d'œufs huppés des luxueux think tanks de Washington D.C., où l'on sait bien peu de choses des guerres de Pierre-le-Grand.
Ce qui valait pour cette histoire ancienne mais d'une pérennité qui est la marque de la Grande Histoire, vaut aujourd'hui pour l'Ukraine. C'est ainsi qu'il fait entendre ce discours de Poutine, qui est une fin de non-recevoir des tous les arrangements tordus d'en face, où l'on tente de rattraper les miettes des grandioses projets de régler son compte à la Russie. A bon entendeur... Mais savent-ils seulement écouter ? Alors, entendre !
« "Il est clair qu'il nous incombait d'y retourner et de renforcer ce retour. Et si nous partons du principe que ces valeurs fondamentales constituent la base de notre existence, nous parviendrons certainement à atteindre nos objectifs" [explique Poutine].» Poutine a transmis ici un message complexe sur le rejet total par la Russie de la suprématie de l'OTAN. Quoi qu'il en coûte, la Russie récupérera son héritage. Il s'agit avant tout d'une promesse faite à ses compatriotes, qui se rallient à Poutine, dont la cote dans les sondages dépasse aujourd'hui 80 % (contre 33 % pour Biden). »
Les Russes ont donc encore des projets avant qu'on puisse parler de stabilisation. Cela se fera en stades successifs après la phase victorieuse actuelle. Une sorte de "conflit gelé" du genre que les États-Unis aimeraient bien avant de faire de la guérilla ; mais pour la Russie, de façon bien différente, "conflit gelé" qu'on réchauffe de temps en temps pour les avancées qu'il reste à faire. Bhadrakumar ne doute pas que la Russie ira jusqu'à Odessa.
Une mésentente quasiment parfaite
Les USA n'ont pas mené à bien leur grand projet, sorti du bavardage sénile de Biden, de "régler son compte" à la Russie. Ils cherchent une autre voie menant au même but. Les américanistes-occidentalistes n'ont rien appris ni rien compris, ce qui est une vieille habitude.
Les Russes, eux, comme Bhadrakumar les entend, sont passés à une époque nouvelle. Cette sécurité collective qu'on ne veut pas leur donner, ils se la fabriqueront eux-mêmes en une "sécurité nationale". La logique de Pierre-le-Grand qu'ils appliqueront désormais à l'Ukraine, ils pourraient la ressortir pour d'autres pays limitrophes, - la Finlande, en état de languissamment pour une entrée dans l'OTAN qui s'avère, surprise surprise, bien délicate, - peut-être bien un jour du côté des Baltes où il y a beaucoup de Russes.
Une seule chose désormais peut modifier cette prospective de l'affirmation de sécurité nationale de la Russie contre une OTAN hostile de toutes les façons possibles, c'est une rupture de cette impasse par un sursaut de l'Europe. On peut toujours croire au Père Noël, bien que ce personnage suspect soit menacé d'une "cancellation" révolutionnaire.
De toutes les façons, toutes ces prospectives intéressantes sont soumises au Juge Suprême qui s'exprime au moins sous deux formes terribles :
1) l'évolution de la catastrophe économique (« l'holocauste économique », selon une expression bienvenue entendue dans un débat d'économistes peu fréquentables), que le bloc-BAO, USA compris (ce qui dément le statut des seconds de "manipulateur victorieux" des Européens) pourrait bien subir sous la forme d'un 'Titanic' accouchant d'un gigantesque 'Radeau de la Méduse' ;
2) l'évolution de la situation crisique générale, existentielle, ontologique, des États-Unis d'Amérique dont nous parlait hier Henry Kissinger. Une catastrophe américaniste peut tout, absolument tout changer.