18/07/2022 usbeketrica.com  11 min #212303

« Le pouvoir privé et les pouvoirs autoritaires mettent en danger les démocraties »

Secrétaire général de  Reporters sans frontières (RSF) et président du  Forum sur l'Information et la Démocratie, Christophe Deloire a publié en mars dernier  La Matrice (Calmann-Lévy, 2022), un essai en forme de plaidoyer. D'après lui, ce n'est pas seulement le journalisme qui est menacé de disparition, mais la démocratie elle-même, prise en tenaille entre des plateformes sans foi ni loi et des dictatures qui savent utiliser l'arme technologique. Dans le long entretien qu'il nous a accordé, l'ancien directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) détaille les enjeux de la contre-offensive démocratique.

La matrice, c'est le système d'organisation de l'espace de la communication et de l'information. C'est l'ensemble des règles qui organisent cet espace de la délibération publique, mais aussi de la conversation privée. Or, l'architecture numérique globale est composée de lois non transparentes qui produisent des effets très forts sur ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Cette architecture a remplacé l'espace public,  concept développé par le philosophe allemand Jürgen Habermas, lequel trouvait son origine dans les salons où l'on discutait.

Ils avaient donné naissance à la conception moderne de la place publique : les institutions démocratiques avaient créé un cadre globalement transparent, accepté par tous, qui favorisait le pluralisme, la fiabilité de l'information, et où les conflits d'intérêt, s'ils existaient, étaient en partie prohibés... Or, tout cela a volé en éclats avec les évolutions technologiques. Sans qu'on n'y prenne garde, sans même qu'on l'ait réellement voulu, des plateformes ou des pouvoirs despotiques ont imposé leurs règles en dehors de tout contrôle démocratique.

Pendant longtemps, nous avons tous été fascinés par la technologie parce qu'on pouvait communiquer directement avec un Philippin ou un Sud-africain. De ce point de vue, oui, Internet possède l'énorme vertu de la démocratisation. Puis, au fur et à mesure, nous avons été confrontés à  la propagation des fausses infos, aux  propos de haine. Nous avons tous été abusés par les nouveaux moyens de communication qui avaient l'avantage de passer outre les médias traditionnels. La nouvelle matrice est soit dans une logique marchande, soit dans une logique de contrôle despotique.

Même s'il y a eu des avancées en termes de régulation - notamment en Europe - ça ne suffit pas. C'est comme si, à propos du réchauffement climatique, on n'avait vu que la hausse des températures sans s'intéresser aux causes, et ça nous a fait perdre du temps. Par exemple, les parlements ont d'abord fait voter  des lois dites « de contenu », consistant à évacuer les contenus illicites, mais ce n'était pas tenable, ça revenait à « labourer la mer ». Je pense qu'il nous a trop longtemps échappé que l'organisation des contenus licites a été balayée par les évolutions technologiques. N'oublions pas que la publicité est licite, comme le sont le mensonge ou l'affabulation. Le web 2.0 et la création des réseaux sociaux ont été le point de bascule.

Les responsables immédiats, ce sont d'abord les propriétaires et les dirigeants des plateformes. Puis vient la responsabilité de ceux qui produisent le code, qui parfois ont l'air complètement perdus, qui ne maîtrisent pas les effets de leurs algorithmes. Puis la responsabilité des lobbyistes issus des plateformes, qui cherchent à éteindre le pouvoir démocratique ou leur imposer leurs vues. Et enfin la responsabilité des citoyens, des politiques ou des journalistes qui n'ont pas pris conscience, ou en tout cas qui ont mis beaucoup de temps à prendre conscience, de cet état de fait.

Pendant longtemps, les plateformes nous ont fait croire que la liberté d'expression devait être défendue contre les institutions, alors qu'en réalité c'étaient les intérêts de leurs actionnaires qu'elles nous demandaient de défendre. Elles publiaient des « rapports de transparence » sur les dispositions prises par les États, pour faire oublier leur propre absence de transparence. Après, elles ont invoqué le principe du secret de la recette du Coca-Cola (« Nous devons protéger le secret commercial », alors même qu'elles légifèrent !

Non, non, je ne les compare pas du tout ! Il n'y a aucune similitude entre les deux, ni dans les intentions, ni dans les moyens. Mais si on regarde ce qui met en danger la démocratie, on s'aperçoit qu'il y a deux grandes menaces qu'il faut parvenir à juguler en même temps : le pouvoir privé et les pouvoirs autoritaires.

Dans les démocraties, les plateformes n'ont pas pour ambition de combattre la démocratie, mais de maximiser leurs profits. Ce faisant, elles maquillent leurs agissements par des discours soi-disant démocratiques, tout en laissant libre cours à la désinformation, à la haine ou au complotisme parce qu'une lutte structurelle contre leurs contenus serait attentatoire à leurs business models. Dans la matrice, ces contenus ont une forme d'avantage concurrentiel sur l'information fiable, sur la discussion tolérante, qui captent moins l'attention. Ce système détruit la délibération démocratique, puisque tout le monde peut dire tout et n'importe quoi et que celui qui dit n'importe quoi est favorisé par la logique des réseaux sociaux.

À l'extérieur de la démocratie, les dictatures, elles, installent des murailles, bâtissent des appareils de censure et de propagande. Elles mènent des offensives et des guerres de l'information. En face, les sociétés ouvertes et démocratiques comme les nôtres ne peuvent pas lutter à armes égales. Le système ne tient plus parce qu'il y a d'un côté des systèmes ouverts et de l'autre côté des systèmes fermés. Que faire ? Conserver un espace numérique globalisé, mais asymétrique donc destructeur, ou revenir à une logique nationale, où chacun se ferme, créant ainsi une fragmentation regrettable ? Je pense qu'il existe une voie, disons une « troisième voie », pour établir un espace public véritablement démocratique et s'extraire de ce dilemme. Les démocraties doivent se rassembler pour imposer leurs propres règles et adopter des mécanismes de protection vis-à-vis des régimes despotiques.

Au point de départ, RSF était une sorte d'« Amnesty International des journalistes ». Puis, avec l'explosion de la communication, la notion de journalisme a semblé plus floue. Mais comme le dit un de mes collègues : « Quand j'ai mal aux dents, je ne vais pas chez un dentiste citoyen ». C'est quoi le journalisme quand tout le monde peut être journaliste ? Quels sont ses droits et ses devoirs ? Pour un marché des contenus qui favorise le journalisme de qualité, nous avons lancé la  Journalism Trust Initiative (JTI), qui consiste à distinguer les médias d'information qui présentent des garanties d'indépendance, de vérification et d'éthique pour leur redonner des avantages.

La Journalism Trust Initiative relève de l'autorégulation : nous avons défini un cadre de référence au niveau européen, sans réinventer la roue, sur la méthodologie journalistique, la transparence et le cadre déontologique et d'indépendance. Ce cadre vaudra partout et pour tous. Pendant un an et demi, nous avons réuni les plus grandes agences de presse, des grands médias et des petits, des syndicats de journalistes, des associations de consommateurs, pour produire un document permettant de distinguer ce qui relève du journalisme ou non. Pour construire un dispositif de vérification de la conformité à cette référence, nous avons lancé une plateforme numérique et stimulé le marché de la certification. Le premier marché qui a été ouvert à la certification, c'est les États-Unis. À la fin, il convient d'offrir des avantages à ceux qui sont en mesure de prouver qu'ils font du journalisme digne de ce nom. France Télévision vient d'annoncer sa certification dans ce cadre. En Europe comme en Afrique, la JTI se développe très rapidement.

Parce que pendant longtemps les éditeurs et les patrons de médias se sont dit : « Déclinons nos marques d'abord », sans se rendre compte de la polysémie du terme décliner. Leur but, c'était de sauver leurs médias, pas de réfléchir aux conditions du marché. Notre initiative fonctionne parce qu'il ne s'agit pas seulement de sauver les médias les uns après les autres, mais de sauver le journalisme lui-même.

Je crois que l'époque n'est pas au coup de tampon. Le plus grand développement, c'est de rassembler des acteurs sensibles à l'organisation du marché. Tout le monde aura intérêt à rejoindre cette initiative : les pouvoirs publics, les citoyens évidemment, et les groupes de presse. Cette initiative suscite une hostilité, notamment de la part de la Russie, qui n'aime pas qu'on mette en place un mécanisme pour promouvoir ces principes. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, a multiplié les déclarations effarouchées.

Même si nous avions la conviction de défendre les meilleurs joueurs, il fallait aussi travailler sur les règles du jeu, et là ça dépasse le journalisme, en effet : RSF continue à défendre des individus mais travaille aussi sur le champ de cet espace public renouvelé par la technologie. En gros, nous sommes passés de la liberté de la presse au droit à l'information, qui est un droit de tous. En économie, quand on change les normes comptables, on change tout le système. Là c'est pareil : nous avons décidé de devenir producteurs de droit, en essayant d'édicter des règles qui correspondent à nos idéaux. Nous avons rassemblé autour de nous des grands esprits, des prix Nobel, des experts, pour réfléchir à la meilleure manière d'organiser cet espace. Ensuite nous avons été voir des chefs d'État, qui nous ont dit « oui » sans avoir lu le moindre texte. Si nous étions passés par les administrations, je pense que nous y serions encore ! C'était plus facile de convaincre directement les dirigeants au plus fort de la pandémie, car chacun voyait bien le lien entre l'épidémie et la nature des informations diffusées.

La  Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 était fondée sur le droit des individus, mais ne disait pas grand-chose de l'organisation de l'espace public. En droit international, le vrai texte contraignant est le  Pacte relatif aux droits civils et politiques. Nous avons donc convoqué le concept de liberté d'opinion en plus du concept de liberté d'expression.

C'est tout simplement le droit de se forger une opinion sur la base de vérités de fait. Pour cela, il fallait se reposer la question de l'organisation de la matrice de l'espace global de l'information et de la communication, dont les règles sont régies par les plateformes. Mais nous sommes une souris condamnée à monter sur le dos de l'éléphant ! Il s'agissait de ramener du contrôle démocratique, et donc de travailler avec les démocraties.

Je pense que c'est parce que nous avons rattaché des domaines distincts : le géopolitique et l'économique. Nous nous sommes intéressés au système de l'information. Je reprends ma métaphore climatique : nous avons voulu éviter que la réponse au réchauffement soit l'installation de climatiseurs. Notre vision à la fois politique et juridique, qui dépasse la vision classique, a intéressé Emmanuel Macron, Justin Trudeau, le président du Costa Rica, puis beaucoup d'autres...

Le grand public, c'est maintenant qu'il faut aller le voir. Il se trouve que les gens s'intéressent à ces questions. Juste avant l'élection présidentielle en France, nous avons notamment fait circuler  un bus à travers le pays pour aller à la rencontre des citoyens, et là les réactions m'ont épaté ! À Carmaux, comme à Sarzeau ou à Lunel, nous avons rencontré des gens de tous âges et de toutes origines sociales ayant une lecture très fine, très précise, de ces enjeux, au-delà de la critique facile sur « les journalistes payés par des milliardaires ». Mais c'est vrai que ce sont des sujets compliqués. Avant, c'était plus simple : il y avait un seul secteur des médias identifié, des garanties constitutionnelles, des règles éthiques d'autorégulation des journalistes. Peu de spécialistes s'intéressent à tout cela, donc nous avons fait un truc de généralistes pour essayer de relier des champs différents.

Il y a d'abord une déclaration, qui est devenue un partenariat intergouvernemental signé par 45 États, des petites et des grandes démocraties (nous espérons d'ailleurs que les États-Unis intègrent ce partenariat). Nous avons créé un organe d'application, nommé «   Forum sur l'information de la démocratie  », qui a déjà remis deux rapports comprenant 250 recommandations sur la transparence des plateformes, la modération, les messageries privées... Nous avons lancé un deuxième groupe de travail sur le journalisme, un troisième sur les réseaux sociaux, nous sommes en en train de créer un «   Observatoire sur l'information et la démocratie » sur le modèle du GIEC. Nous avons la garantie qu'il y aura des sommets annuels sur le modèle de la conférence des parties (COP). Cela fait seulement trois ans qu'on a lancé ça. Maintenant nous allons créer des groupes de travail plus techniques entre les pays signataires. Le tout dans la cadre d'un multilatéralisme restreint, celui des démocraties, et non pas global, car il n'y a pas de base de discussion avec Pékin et Moscou.

Encore une fois, la démocratie, c'est la place publique, la délibération, la façon dont on réapprend à se parler sur la base des vérités factuelles. Le réveil démocratique peut vraiment venir de la question de l'information. De ce point de vue-là, oui, le traitement de la guerre permet ce réveil.

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