13/08/2022 les-crises.fr  12min #213708

Rien ne justifie une alliance stratégique américaine au Moyen-Orient

Rien ne plaide en faveur de l'adoption par Washington de nouveaux engagements en matière de sécurité et de la prise en charge de coûts supplémentaires pour le compte de l'Arabie saoudite et d'Israël.

Source :  Responsible Statecraft, Paul R. Pillar
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le président Joe Biden (Shutterstock/Trevor Bexon) et Mohammed ben Salman (Département d'État américain)

Il est de plus en plus question que les États-Unis s'engagent plus fortement dans des accords de sécurité anti-Iran aux côtés des États arabes du golfe Persique, dont l'Arabie saoudite d'une part, et d'Israël d'autre part.

Une législation allant dans ce sens a été proposée au Congrès, et l'administration Biden semble vouloir prendre des mesures en la matière. Ce serait une erreur. Une telle démarche ne serait pas justifiée au regard des réalités sécuritaires de la région et de la nature et des antécédents des États régionaux concernés.

Pour être clair, le présent sujet ne concerne pas le genre de dispositif de sécurité collective tel que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Quelque chose de ce style serait certes utile pour réduire les tensions et limiter les conflits au Moyen-Orient. Mais ce dont on parle ici, c'est d'une alliance de sécurité, opérant au moins dans certains domaines fonctionnels tels que la défense aérienne, ce qui impliquerait que les États-Unis prennent parti dans les rivalités régionales. En d'autres termes, quelque chose qui ressemble plus à l'OTAN qu'à l'OSCE.

Pour justifier la participation des États-Unis à une telle alliance - avec tous les engagements et les risques qui l'accompagnent - il faut au moins deux conditions de base. La première est qu'il y ait une véritable menace militaire de la part de la puissance hostile contre laquelle l'alliance est dirigée, menace qui ne peut être contrée sans une aide significative des États-Unis. L'autre est que la partie régionale aidée ait des intérêts et des valeurs qui soient bien plus conformes à ceux des États-Unis que ceux de la partie adverse, de sorte qu'il soit clairement dans l'intérêt des États-Unis que la première partie l'emporte.

Lorsque l'OTAN a été créée en 1949, ces conditions étaient remplies (malgré tous les débats légitimes qui ont eu lieu par la suite, après la Guerre froide, sur les rôles et l'adhésion à l'OTAN). Les forces militaires de l'Union soviétique, qui avaient démontré leur puissance en repoussant l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale, avaient envahi l'Europe de l'Est et étaient suffisamment puissantes pour pousser plus loin vers l'Ouest. Et la survie de la démocratie libérale en Europe occidentale était incontestablement beaucoup plus conforme aux intérêts et aux valeurs des États-Unis que si l'ensemble du continent était tombé sous la domination d'une dictature stalinienne.

On ne rencontre aucune de ces conditions au Moyen-Orient. En ce qui concerne la première condition, à savoir l'existence d'une véritable menace militaire, l'auteur supposé de la menace, l'Iran, n'est pas l'URSS et n'est même pas près de l'être. Il s'agit d'une puissance de taille moyenne dont l'armée a été affaiblie par des décennies de sanctions. Son armée de l'air compte principalement des équipements qui seraient plus à leur place dans un musée que sur une piste d'envol et qui ne feraient pas le poids face à l'armée de l'air des Émirats arabes unis, par exemple. En fait, l'État le plus puissant du Moyen-Orient sur le plan militaire n'est pas l'Iran mais Israël, même si on ne prend en compte que les forces conventionnelles et non les armes nucléaires.

Quant à l'autre condition, celle concernant les intérêts et les valeurs de chaque partie et ce qu'ils signifient pour les États-Unis, elle ne prévaut pas non plus au Moyen-Orient. Plusieurs critères spécifiques peuvent être pris en compte dans ce type d'évaluation. Voici les plus pertinents, appliqués à l'Iran et aux États auxquels le président Biden rend visite et qui sont présentés comme des partenaires sur le terrain de la sécurité : l'Arabie saoudite et Israël.

La non-agression. L'une des considérations importantes dans l'établissement de tout accord de sécurité est certainement de savoir quels États ont ou n'ont pas l'habitude d'utiliser leurs forces militaires de manière agressive contre des États étrangers. Cette considération est devenue d'autant plus importante dans le contexte de la guerre de la Russie contre l'Ukraine, où l'aide aux Ukrainiens est justifiée de manière très convaincante par le respect du principe de non-agression. Ces dernières années, le plus grand exemple d'agression interétatique au Moyen-Orient est la guerre aérienne saoudienne contre le Yémen, qui a été le principal facteur contribuant à plonger ce pays dans une catastrophe humanitaire.

La deuxième plus grande agression interétatique dans la région au cours de la même période est la guerre aérienne israélienne contre la Syrie et contre des cibles iraniennes en Syrie. Sur une période plus longue, Israël a fait plus que tout autre État du Moyen-Orient, à l'exception peut-être de l'ancien régime de Saddam Hussein en Irak, pour peser de tout son poids militaire sur le plan offensif. Israël a lancé à plusieurs reprises des guerres majeures contre l'Égypte, a envahi à plusieurs reprises le Liban, occupant pendant des années une partie de ce pays, et a organisé des attaques plus limitées contre l'Irak et contre des cibles privilégiées en Syrie. Les opérations militaires offensives israéliennes ont eu de nombreux effets déstabilisants, notamment en favorisant la progression du Hezbollah libanais et en accélérant le programme d'armement nucléaire irakien.

L'Iran n'a rien fait de tel. Sa plus grande implication dans une guerre étrangère, et de loin, a été le conflit de huit ans contre l'Irak, lequel a commencé par une agression non provoquée dirigée par le régime de Saddam Hussein contre l'Iran. L'aide qu'il apporte aux Houthis, le gouvernement de facto de la plupart des Yéménites, fait pâle figure en comparaison de l'intervention militaire saoudienne au Yémen. L'aide de l'Iran à la Syrie a été une assistance à un allié sollicitée par ce dernier dans le cadre de la lutte contre les forces d'opposition qui comprenaient l'État islamique et les groupes dominés par une filiale d'al-Qaïda.

La démocratie. Aucun de ces trois pays ne s'approche d'une démocratie modèle. L'Arabie saoudite est le pays le moins démocratique, puisqu'il s'agit d'une monarchie familiale dans laquelle les élections libres n'existent pas. Le dirigeant de facto actuel, Mohammed ben Salman, s'efforce d'éliminer tous les freins et contrepoids qui existaient au sein de la famille et rapproche l'Arabie saoudite du règne d'un seul homme.

Les écarts de l'Iran par rapport à la démocratie concernent principalement la disqualification arbitraire, par le Conseil des gardiens non élu, des candidats aux fonctions publiques. Malgré cela et d'autres défauts majeurs, l'Iran a au moins connu, contrairement à l'Arabie saoudite, des élections présidentielles et législatives qui ont réellement compté.

Israël utilise des procédures démocratiques au sein de la partie dominante de sa population mais ne les applique pas aux 5,3 millions de résidents palestiniens des territoires qu'Israël gouverne et considère selon son bon vouloir comme une partie intégrante d'Israël. Ces résidents n'ont aucun droit politique, y compris le droit de voter pour ou contre le gouvernement qui dirige leur patrie.

Liberté religieuse. Il n'y a pas de liberté religieuse en Arabie saoudite, où la pratique libre de toute religion autre que l'islam est interdite. Tant l'Iran qu'Israël autorisent les pratiques des minorités religieuses, mais tous deux réservent une position privilégiée pour la religion d'État dominante : l'islam chiite en Iran et le judaïsme orthodoxe en Israël. Israël a inscrit dans sa législation la doctrine selon laquelle « le droit d'exercer l'autodétermination nationale » en Israël est « réservé au peuple juif.» Le pouvoir du rabbinat orthodoxe se reflète dans des questions telles que le mariage, les mariages interconfessionnels ou civils n'existant pas en Israël.

Autres droits humains. Ces trois États violent les droits humains. En Iran, les infractions les plus flagrantes ont trait à la détention illégale de dissidents ou de personnes innocentes utilisées comme monnaie d'échange lors de conflits internationaux. En Arabie saoudite, la liste des infractions est longue dans le rapport du département d'État sur les droits humains du pays, cela commence par « les exécutions pour des infractions non violentes ; les disparitions forcées ; la torture et les cas de traitements cruels, inhumains ou dégradants de prisonniers et de détenus par des agents du gouvernement ; les conditions de vie difficiles dans les prisons ; les arrestations et détentions arbitraires » En ce qui concerne Israël, les organisations de défense des droits humains, dont Amnesty International, Human Rights Watch et l'organisation israélienne B'Tselem, ont minutieusement documenté les violations des droits humains associées au système d'apartheid qu'Israël maintient dans les territoires occupés, notamment les détentions illimitées, la démolition de maisons et le recours fréquent à la force létale.

Terrorisme. Ces trois États ont été au moins autant impliqués dans le problème du terrorisme que dans les solutions pour le combattre. L'Iran s'est éloigné de son utilisation plus prolifique des tactiques terroristes, en particulier des assassinats de dissidents à l'étranger, au cours des premières années qui ont suivi sa révolution. Aujourd'hui, la plupart de ses tentatives d'utilisation de ces tactiques sont une réponse directe à l'utilisation de tactiques similaires par Israël. Cette réponse a été largement inefficace au point d'être considérées comme de l'incompétence, au point que cela a conduit au licenciement du chef des services de renseignements des Gardiens de la révolution.

En revanche, Israël dispose d'un appareil bien rodé et largement utilisé pour perpétrer des assassinats à l'étranger. Loin de vouloir faire marche arrière, Israël a récemment multiplié ses assassinats et sabotages clandestins à l'étranger, principalement contre des cibles iraniennes. Sans compter que l'occupation par Israël du territoire palestinien a dopé l'extrémisme violent anti-occidental.

Le terrorisme d'État directement pratiqué par l'Arabie saoudite a pris sa forme la plus évidente avec l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en Turquie en 2018. Mais une influence probablement encore plus grande sur le type de terrorisme qui a le plus affecté les intérêts américains a été la promotion par l'État saoudien de l'idéologie wahhabiste extrémiste qui a inspiré de nombreuses recrues d'al-Qaida et de l'État islamique.

Relations entre grandes puissances. Aucun de ces trois États n'a été d'une aide particulière vis à vis des États-Unis en ce qui concerne les relations avec la Russie et la Chine. L'Iran a tendu la main à la fois à la Russie et à la Chine - ce qui n'est pas surprenant, compte tenu du fait que les sanctions imposées par les États-Unis ont laissé peu d'alternatives à Téhéran. L'Arabie saoudite jouait déjà un jeu de grande puissance non coopérative dans les années 1980 lorsqu'elle a secrètement acheté des missiles balistiques à portée intermédiaire à la Chine. Aujourd'hui, Riyad adopte une ligne de conduite modérée envers la Russie en dépit de l'invasion de l'Ukraine. Israël n'a pas non plus été très coopératif en ce qui concerne la guerre en Ukraine, privilégiant manifestement ses relations avec la Russie - et sa liberté de continuer à lancer des attaques en Syrie sans l'interférence de la Russie - plutôt que de faire preuve de ce sentiment de gratitude qui pourrait sembler légitime vis à vis des États Unis et de leur aide annuelle de 3,8 milliards de dollars.

Le pétrole. Si la production de pétrole ne devrait pas être une considération majeure lorsqu'il s'agit de prendre des engagements en matière de sécurité, elle figure manifestement en bonne place dans l'agenda de Biden concernant ses entretiens avec les Saoudiens et pourrait faire partie de tout accord conclu avec eux. Il est peu probable qu'il obtienne grand-chose de ce côté, quelle que soit son offre, pour des raisons liées à la capacité de production de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Mais alors que les États-Unis tentent de résoudre la quadrature du cercle consistant à limiter les revenus pétroliers de la Russie tout en maintenant le prix de l'essence pour les conducteurs américains, il semblerait qu'ils aient oublié qu'il existe de l'autre côté du golfe Persique un autre pays producteur qui a beaucoup de pétrole à vendre.

L'Iran, dont les exportations de pétrole ont été limitées par les sanctions, possède les quatrièmes plus grandes réserves pétrolières du monde. Les autorités chargées de l'industrie pétrolière iranienne affirment que l'Iran pourrait doubler ses exportations pour aider à répondre à la demande mondiale et pourrait atteindre sa capacité de production maximale dans les deux mois suivant l'assouplissement des sanctions en la matière. Biden pourrait sans aucun doute contribuer à mettre davantage de pétrole non russe sur le marché mondial, contribuant ainsi à faire baisser les prix de l'essence, il lui suffirait de faire en sorte que les États-Unis respectent de nouveau le plan d'action global conjoint, et qu'ils le fassent rapidement, cet accord a limité le programme nucléaire iranien, plutôt qu'en accordant aux Saoudiens des concessions dans le cadre d'un arrangement de sécurité anti-Iran.

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En résumé, il est complètement inutile que les États-Unis prennent de nouveaux engagements et assument des coûts supplémentaires pour le compte des pays concernés par les rivalités au Moyen-Orient. Une telle stratégie ne consiste pas à défendre des intérêts qui seraient manifestement plus conformes aux intérêts américains que ceux du camp adverse, voire plus conformes tout court. Au contraire, cette attitude est le fruit de l'habitude nationale fermement ancrée, qui remonte aux premiers jours de la révolution iranienne, de considérer que l'Iran est uniquement un ennemi irréductible et permanent, et à l'impact habituel que les choix du gouvernement israélien ont sur la politique américaine.

Tout nouvel engagement des États-Unis en matière de sécurité, tel que celui dont on parle actuellement, risquerait d'entraîner les États-Unis dans des conflits qui trouvent leur origine dans les ambitions et les visées des acteurs régionaux plutôt que dans la recherche de la garantie des intérêts nationaux des États-Unis. De tels engagements encourageraient également ces acteurs à pérenniser les conflits régionaux et les dissuaderaient de rechercher des solutions leur permettant de vivre en paix avec leurs voisins.

Source :  Responsible Statecraft, Paul R. Pillar, 05-07-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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