13/08/2022 euro-synergies.hautetfort.com  5min #213730

Sept raisons de relire Edward Gibbon

Contre la pensée apocalyptique dominante et plus encore : un peu moins de 3.000 pages pour l'exorcisme de (toutes) les idéologies

par Giovanni Vasso

Source:  barbadillo.it

Fatigué des pamphlets auto-consolants, des petits romans décrivant des copulations châtiées espérant faire scandale ? Fatigué des essais-miroir des égocentriques? Voici sept bonnes raisons de relire une brique impossible, un livre relégué aux oubliettes par toutes les idéologies et par la paresse, le Decline and Fall of the Roman Empire d'Edward Gibbon.

Première raison. Sans Rome, on ne comprendrait pas l'histoire du monde. Et sans étudier le monde qui tournait autour d'elle, on ne comprendrait pas l'histoire de Rome. L'Urbs a été au centre des affaires humaines sur cette misérable planète. Mais pour essayer de le comprendre, on ne peut faire abstraction d'un temps et d'un espace immenses, au moins aussi grands que la gloire qu'il a eue. D'Antonin le Pieux à Constantin Paléologue, donc. Et des déserts d'Arabie aux steppes circassiennes, de l'Arménie à l'Angleterre. L'histoire ne commence pas avec le débarquement des pèlerins du Mayflower, ni ne se termine avec la chute du mur à Berlin. Mettons-nous ça dans la tête.

Et voici la deuxième raison. Aurélien aurait pu être le restaurateur de l'Empire. Tout comme Julien l'Apostat. Est-ce le christianisme qui a conduit à la chute de Rome ou est-ce la décadence désormais imparable de l'empire qui s'est nourrie des divisions doctrinales, idéologiques et politiques qui ont contesté les premiers siècles du christianisme ? Assurément, lorsque l'union, la concordia hominum s'effrite, c'est le point central qui témoigne du début de la fin d'une civilisation. Anatole France dans La légende de Saint-Nicolas décrit ce qu'est la destruction d'une civilisation et surtout d'où elle vient.

La troisième raison. La guerre a toujours été nulle, depuis que Rome n'était pas encore Rome. Depuis l'époque d'Aristophane. L'horreur de la guerre est une constante. Ses formes changent en fonction des technologies et de la "fantaisie" des monstres qui les pratiquent. Au début du Moyen Âge, les bandes de prisonniers aux yeux arrachés étaient à la mode, tandis qu'un seul camarade, devenu borgne, les amenait à rendre hommage au souverain victorieux. Aujourd'hui, une vidéo postée sur le web suffit, mais le plus terrible dans la guerre est peut-être sa seule vérité absolue, toujours négligée : les héros la combattent mais les comptables la gagnent.

Pourtant, certaines images nobles sont là. Comme celle d'un échange de prisonniers entre Byzance et les armées arabes qui se déroule sur un pont. Les musulmans, libérés, crient "Allah Akbar" aux leurs. Les Grecs, de retour dans le giron de l'Empire, répondent "Kyrie Eleision". Ce n'est pas seulement l'histoire d'un affrontement : après tout, Digenes Akritas (icône), le héros épique des frontières, le précurseur médiéval de Clint Eastwood, est moitié arabe et moitié byzantin.

La quatrième raison. Énée n'était pas turc. Les glorieux peuples qui ont donné naissance aux empires seldjoukide et ottoman sont venus des régions les plus reculées d'Asie et ont mis des siècles avant de s'installer là où ils sont aujourd'hui. Dire d'Énée qu'il est un Turc reviendrait, dans le même temps, à nier des millénaires d'histoire anatolienne et à effacer une gigantesque épopée. Qui de l'Extrême-Orient s'étendait jusqu'aux portes de Vienne. L'histoire est plus "sans frontières" que ne peuvent l'imaginer nos brillants amis du politiquement correct.

En parlant de décadence, voici la cinquième raison. Edward Gibbon était un homme politique de premier plan dans l'Angleterre du 18ème siècle. Dans ses moments d'oisiveté, il a écrit une œuvre d'une taille et d'une profondeur monstrueuses, qu'il écrivit, pratiquement, pour le reste de sa vie. Aujourd'hui, les politiciens font rédiger des mémoires et, au mieux, font compiler des pamphlets, qui ensuite, comme celui (trop hâtif) du ministre Speranza, disparaissent des rayons.

La sixième raison. L'édition Einaudi enferme les six livres en trois volumes, 2868 pages claires et denses de notes, citations et références aux chroniqueurs les plus obscurs de chacune des époques abordées par l'auteur. Mais Jean Cau a raison: à l'ère de la légèreté obligatoire, l'envie vient de temps en temps de jeter la lame de rasoir jetable et de se raser avec un bon vieux couteau. Imaginez aujourd'hui que tout est passé de la légèreté à l'impalpabilité numérique.

Enfin, la dernière raison, pas nécessairement la plus importante. Per aspera ad astra, dit le sage. La raison la plus importante d'entreprendre une lecture aussi exigeante réside peut-être dans un acte très simple de rébellion contre la pensée apocalyptique qui domine cette ère de pandémies et de guerres. Nous craignons que le monde ne s'écroule lorsque l'Ur-quaker universel, l'éternel pénitent aujourd'hui à la sauce éco-nazie (veuillez lire la satire dystopique Rock 'n' Roll, Nazisti e Monty Python de Pierluca Pucci Poppi et Federico Bonadonna) nous impose, comme d'habitude, l'auto-justification et la repentance.

La vie est une partie d'échecs avec la mort, tant celle des hommes que celle des civilisations. Les idéologies ne sont ni éternelles ni utiles, surtout lorsque, pour se donner un ton d'éternité, elles nient la nature caduque de l'homme, dont elles sont toujours les filles. Rome est tombée, Byzance s'est effondrée, le monde ne s'arrêtera pas si nous tombons aussi. L'important aura été d'avoir traversé la vie avec style.

@barbadilloit

Giovanni Vasso

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