14/08/2022 elucid.media  10 min #213757

« Les Actionnaires Poursuivent Une Recherche Démente De Rendement » P. Lagayette

Pour l'ancien sous-directeur de la Banque de France, le passage en France d'une économie de reconstruction colbertiste à une économie réellement capitaliste à partir des années 1980, a eu de lourdes conséquences sur le rôle et l'impact des actionnaires sur l'économie. Dans cet entretien exclusif réalisé par Olivier Berruyer en 2012, Philippe Lagayette revient également sur les dangers des politiques monétaires laxistes qui, en maintenant des taux d'intérêt très bas, ont facilité un endettement massif ainsi qu'une explosion de la masse monétaire.

Philippe Lagayette (1943 -) est un ancien élève de l'ENA et de l'École Polytechnique. Il commence sa carrière dans la fonction publique à l'Inspection des Finances et poursuit au ministère de l'Économie, où il est nommé sous-directeur du Trésor en 1980. Il rejoindra ensuite le cabinet de Jacques Delors, alors ministre de l'Économie et des Finances, avant d'être nommé sous-gouverneur de la Banque de France en 1984, puis intègrera le secteur banquier en tant que directeur général de la Caisse des Dépôts puis Vice-Chairman de JP Morgan.

Olivier Berruyer : Depuis quelques dizaines d'années, le rôle des actionnaires dans les entreprises s'est renforcé. Historiquement, pendant les Trente Glorieuses, les actionnaires avaient peu de poids dans la gestion des entreprises, tandis qu'aujourd'hui, ils semblent presque omnipotents. Que pensez-vous de cette situation ?

Philippe Lagayette : Il faut d'abord noter que l'économie française, de 1945 à 1970, était une économie de reconstruction, dans laquelle dominaient les besoins d'organisation. Ainsi, les facteurs de production étaient présents, la main-d'œuvre était formée, les équipements existaient, etc. Tout cela résulte des efforts organisés par l'État « colbertiste » des années 1940-1970.

La question du capital importait peu, puisque le capital était public pour les grands efforts - sans compter la puissante croissance caractéristique de cette époque. Dans ces conditions, les actionnaires n'apportaient pas beaucoup d'argent. La planification occupait le premier rôle et la Bourse représentait peut-être seulement 10-11 % du total des investissements - c'était marginal.

Cette situation a radicalement changé lorsque le monde s'est ouvert et que la concurrence s'est développée, notamment en raison de la baisse de la croissance. On s'est aperçu qu'il fallait à nouveau du capital et ce capital était un capital privé qui provenait en partie des actionnaires. Il s'ensuit que les représentants du capital ont eu un poids beaucoup plus grand et qu'il leur appartenait alors de prendre les décisions importantes pour l'entreprise.

Lorsque l'économie est devenue véritablement capitaliste, à partir des années 1980, les actionnaires ont transformé les managers... en actionnaires en leur distribuant des paiements sous forme d'actions ou de stock-options. De cette manière, ils garantissaient que ces derniers s'aligneraient sur le comportement des actionnaires. Nous sommes maintenant dans une économie qui est réellement capitaliste.

Olivier Berruyer : Un autre aspect nouveau de l'actionnariat peut être mis en lumière. Le développement du capitalisme s'est accompagné d'une très forte chute de la durée moyenne de détention des actions. N'y a-t-il pas un problème d'analyse lorsque l'on prend en compte « l'intérêt des actionnaires » en comptant également les actionnaires de courte durée ?

Philippe Lagayette : Il est vrai que l'on constate une recherche de plus en plus démente de rendement chez les actionnaires. Le phénomène s'est aggravé avec les possibilités toujours plus grandes de diversifier ses portefeuilles, notamment avec l'ouverture des frontières. Cela produit parfois des résultats excessifs.

« Avec nos politiques monétaires laxistes et nos taux d'intérêt très bas, nous avons créé beaucoup trop d'argent. »

Pourrait-on considérer que ces résultats excessifs ont produit la crise que nous traversons aujourd'hui ? Quelles sont, selon vous, les racines de cette crise ?

L'explication principale de la crise tient, à mon avis, au surplus d'argent. Nous avons créé beaucoup trop d'argent. Dès les années 1990, nous avons mis en place des politiques monétaires laxistes, avec des taux d'intérêt trop bas créant une facilité d'endettement trop grande, etc. Une véritable masse d'argent a été créée, en même temps que les mouvements de capitaux se sont libéralisés.

Toutes ces conditions ont conduit les gens à chercher uniquement le rendement. Les actifs sont ainsi devenus des espèces de cargaisons mal arrimées. Les bulles se succèdent ainsi : la crise en Asie du Sud-Est (que l'on oublie souvent), la bulle internet, celle des subprimes, etc.

À cette recherche démente de rendement, s'est ajoutée une autre dimension : l'endettement. L'endettement s'est banalisé au point qu'il existait de plus en plus de doute sur la solvabilité ou les liquidités des emprunteurs. Il faut ajouter aux endettements privés, la dette des États. Ils se sont endettés trop facilement au point de créer une crise de confiance. Or, une fois la confiance perdue, il est très difficile de la recréer. Nous avons ici les fondements de la crise selon moi.

Or, nous traitons le problème de la dette avec contradiction, c'est-à-dire en faisant de nouvelles dettes. Selon moi, nous ne pourrons progresser qu'en restaurant la confiance dans les grands émetteurs de dette. S'agissant de la crise européenne par exemple, nous ne la soignerons qu'en remettant la dette sur la pente descendante, en proportion du PIB. Autrement dit, la dette en proportion avec le PIB de l'Espagne, de l'Italie, de la France, etc. doit régresser et non pas progresser. Cela doit être notre priorité absolue.

« En maintenant les taux d'intérêt à des niveaux très bas, nous avons incité l'endettement et le budget des États n'a pas pu supporter la charge de cette dette. »

Il y a cependant un prix à payer, puisqu'une partie de cette dette correspond à des non-valeurs. Par exemple, les constructions dans l'immobilier en Espagne sont des non-valeurs ; une partie de la dette émise par les grands États, y compris la France, correspond à des non-valeurs ; etc. Nous avons consommé cette dette pour ne rien créer et ainsi, nous n'avons pas construit de quoi la rembourser, en finançant des actifs ou des investissements par exemple. Il faudra la rembourser en prenant sur notre substance future. D'une certaine façon, nous avons créé un trou sur nos revenus futurs et nous devons payer.

Existe-t-il un lien avec la fin des accords de Bretton Woods et du rattachement de la monnaie à l'or ? Depuis, le système monétaire a été réduit à néant et les États sont libres de faire ce qu'ils veulent avec leur monnaie. Ne sommes-nous pas en train de payer ces décisions ?

Certainement, mais, sans les politiques monétaires laxistes, qui ont facilité l'endettement, cela ne se serait pas produit. Aux États-Unis et en Europe, pour des raisons différentes, les politiques monétaires ont été trop permissives. Or, en maintenant les taux d'intérêt à des niveaux très bas, nous avons incité l'endettement et le budget des États n'a pas pu supporter la charge de cette dette.

Cependant, les mesures véritablement efficaces sont souvent impopulaires. Lorsque la bulle immobilière a gonflé en France, rien n'a été fait, car il était difficile, politiquement, de demander aux citoyens de faire des concessions pour éviter que la bulle ne finisse par exploser. Quel outil démocratique pourrait permettre de prendre, malgré tout, ces mesures ?

Pour moi, la pédagogie est le seul outil. Ce n'est pas la première que ce type de problème se pose. Dans les années 1970, lorsque nous faisions face à l'inflation, certains considéraient qu'il était impossible de lutter contre le phénomène sans « agresser » le peuple avec des restrictions de pouvoir d'achat. Les pays voisins l'ont pourtant fait. De cette manière, entre les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, la France est le seul pays dont le taux d'inflation est très peu redescendu : nous étions autour de 7,5 %, alors que les autres sont redescendus à 3-4 %.

Aujourd'hui, nous avons généralisé une conception fausse de la croissance économique, qui ne résulterait que de la permissivité. De même, il était faux de croire que l'équilibre économique était optimal lorsque les taux d'intérêt étaient bas. Il faut précisément que les taux d'intérêt augmentent et diminuent pour équilibrer sainement l'économie. En déséquilibrant artificiellement, nous avons, certes, favorisé ceux qui étaient dans le besoin, mais seulement à court terme. Ces idées ne génèrent pas d'activité économique sur le long terme. C'est ce qu'il faudrait expliquer au public.

« L'Europe est un système impropre à produire, d'une façon consciente et organisée, les bonnes décisions d'organisation. »

Parallèlement, on passe son temps à faire des professions de foi en prônant des visions à long terme, qu'il s'agisse de l'économie, de l'écologie, etc. Lorsque l'on doit prendre des décisions plus concrètes, nous faisons le contraire.

Pourtant, à l'étranger, c'est différent. Il existe des pays où les gouvernements se font élire démocratiquement, tout en annonçant que des mesures difficiles seront prises. En Allemagne, par exemple, Gerhard Schröder a demandé à la nation allemande de faire le plus d'efforts depuis longtemps. Lorsque les gouvernements scandinaves ont connu une crise au début des années 1990, d'importants sacrifices de remise en ordre ont été faits. En somme, il est parfaitement possible, pour une démocratie, de convaincre sa population à faire des concessions lorsque c'est nécessaire.

Quel regard portez-vous sur l'évolution du système politique et démocratique dans la gestion de la crise ? Le système est-il adapté ? Peut-il produire des décisions qui défendraient l'intérêt général face à un intérêt individuel ?

En Europe, nous avons souffert de la difficulté de la prise de décision : parce que le système est trop complexe, elle ne se fait qu'au bord de la crise. Il faut attendre que la situation soit dramatique pour que les dirigeants européens prennent une décision.

L'Europe est un système impropre à produire, d'une façon consciente et organisée, les bonnes décisions d'organisation. C'est pour cette raison que le phénomène d'endettement s'accentue.

Une autre dimension de la crise actuelle tient à la croissance. Comment expliquer qu'après cinq décennies de baisse de croissance, nous continuions à croire fermement qu'elle fera son retour ?

La situation de l'Europe - et plus particulièrement de la France - est paradoxale. D'un côté, on nous explique qu'il faudrait accroître la demande privée, mais de l'autre, tout le monde sait que notre système de libre concurrence nous empêche d'accroître les revenus - sauf à risquer de se retrouver face à un problème de compétitivité.

La croissance naît de l'initiative des individus ou des entreprises qui font des investissements qui créent de la valeur, des investissements physiques, des investissements dans les entreprises, ou des investissements intellectuels. Pour obtenir une croissance à long terme, il faut favoriser l'initiative.

Sur la base de cette erreur d'analyse complète, on accumule des actes qui sont en réalité destructeurs de croissance. Tant que les petites et moyennes entreprises seront certaines de devoir assumer à elles seules l'augmentation du « coût du travail » et que l'État restera impuissant face à un recul de compétitivité, nous ne pourrons que réduire notre production et nos emplois.

Propos recueillis par Olivier Berruyer le 26 juin 2012.

Photo d'ouverture : Olena Yakobchuk - @Shutterstock

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