29/10/2022 les-crises.fr  8min #218042

 Ukraine : les pays du Golfe se détournent de l'Amérique

Production de pétrole : Montée des tensions entre l'Arabie saoudite et les États-Unis

Le royaume a déclaré qu'il avait rejeté la demande pressante de l'administration Biden qui souhaitait reporter d'un mois les restrictions de production. Ce qui aurait pu empêcher une flambée des prix avant les élections américaines de mi-mandat.

Source :  The New York Times, Ben Hubbard
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Une raffinerie de pétrole saoudienne en 2018. Dans un communiqué publié jeudi, le ministère saoudien des Affaires étrangères a fait part du « rejet total » du royaume quant à l'idée qu'il fasse de la politique avec son pétrole. Crédit : Ahmed Jadallah/Reuters.

L'Arabie saoudite et les États-Unis ont échangé jeudi de rares accusations publiques quant à la décision prise la semaine dernière par le royaume conjointement avec d'autres producteurs de pétrole concernant des restrictions de production et ce en dépit des objections américaines, ce qui indique un nouveau repli dans une relation de plus en plus tendue quant à la façon de répondre à la Russie après son invasion de l'Ukraine.

En réponse à la promesse du président Biden de réévaluer les relations sur les réductions de pétrole, le ministère saoudien des affaires étrangères a fait une déclaration inhabituelle jeudi, accusant les États-Unis de déformer les faits et indiquant que la Maison Blanche avait demandé que les réductions soient retardées d'un mois.

Cette déclaration semblait indiquer que la Maison-Blanche était davantage guidée, du moins en partie, par des considérations politiques à court terme plutôt que par la seule volonté de priver le président Vladimir V. Poutine de l'argent du pétrole dont il a besoin pour alimenter la machine de guerre russe : un mois de délai aurait réduit les chances que la hausse des prix du carburant porte préjudice aux Démocrates lors des élections de mi-mandat fixées au 8 novembre.

Les Saoudiens ont déclaré qu'ils avaient rejeté la demande des États-Unis parce qu'ils craignaient qu'un tel report « aurait eu des conséquences économiques négatives », sans expliquer lesquelles.

La Maison Blanche a répliqué plus tard dans la journée de jeudi en lançant sa propre série d'accusations.

« Le ministère saoudien des Affaires étrangères peut essayer de faire diversion ou se défausser, mais les faits sont simples. Le monde se range derrière l'Ukraine pour combattre l'agression russe », a déclaré John Kirby, porte-parole du Conseil national de Sécurité, précisant que, du point de vue de Washington, les Saoudiens sapaient les efforts visant à isoler la Russie, qui tire par ailleurs profit des prix élevés du pétrole.

« Nous sommes en train de réévaluer nos relations avec l'Arabie saoudite à la lumière de ces agissements, et nous continuerons de chercher des preuves de leur position quant à la lutte contre l'agression russe », a déclaré Kirby.

John Kirby, porte-parole du Conseil national de Sécurité, a accusé les Saoudiens de saper les efforts visant à isoler la Russie, qui tire par ailleurs profit des prix élevés du pétrole. Crédit : Jim Bourg/Reuters

L'échange a mis à nu un nouveau niveau de tensions entre les partenaires au sujet du pétrole et de la guerre en Ukraine. Les liens s'étaient déjà distendus en raison du bilan du royaume en matière de droits humains et des inquiétudes des Saoudiens quant à l'engagement de Washington en faveur de la sécurité du royaume et à son intérêt à conclure un accord nucléaire avec l'Iran, ennemi juré des Saoudiens.

Pour les États-Unis, la décision saoudienne a été dépeinte comme une trahison, une attaque délibérée d'un allié de longue date contre les efforts américains visant à saper l'effort de guerre de Poutine.

Les Saoudiens ont justifié leur décision, affirmant qu'elle était fondée sur l'économie, et non sur la politique, et que les décisions de l'OPEP Plus sont prises par consensus entre les membres, et non décidées par la seule Arabie saoudite. Les commentateurs saoudiens ont pris ombrage de que les États-Unis s'arrogent le droit de dicter la politique pétrolière du royaume.

Jim Krane, chargé de recherche sur l'énergie au Baker Institute de l'université Rice, a déclaré qu'il ne pensait pas que les Saoudiens cherchaient à aider Poutine, mais que les intérêts de celui-ci et les leurs se rejoignaient en ce qui concerne le pétrole.

Le prince héritier Mohammed ben Salman, dirigeant de facto de l'Arabie saoudite, a annoncé de multiples programmes de dépenses à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars visant à diversifier son économie indépendamment du pétrole, à lancer de nouvelles industries et à construire une nouvelle ville futuriste dans le désert. Et pour tout cela, il aura besoin des capitaux que les prix élevés du pétrole peuvent apporter, a déclaré Krane.

Il a ajouté que l'OPEP avait auparavant donné la priorité à la stabilité des prix et au maintien de la demande de pétrole à long terme. Ces dernières années, le cartel semblait se satisfaire de prix compris entre 60 et 80 dollars le baril. Mais la semaine dernière, alors que le prix approchait les 100 dollars le baril, pour faire monter les prix, ils ont réduit la production au lieu de l'augmenter.

« La stabilité est reléguée au second plan par la politique et l'intérêt économique particulier », a déclaré Krane.

Ce conflit public a commencé après que l'OPEP Plus, une extension du cartel initial destinée à inclure la Russie et d'autres pays producteurs de pétrole, a annoncé le 5 octobre qu'elle réduirait sa production de 2 millions de barils par jour.

Cette décision a été prise en dépit des efforts déployés par les responsables de la Maison Blanche pour persuader l'Arabie saoudite d'utiliser son influence au sein de l'organisation afin de maintenir la production à un niveau stable. Cette décision a été annoncée un jour avant que l'Union européenne n'adopte un ensemble de sanctions visant à plafonner le prix du pétrole russe, et elle a été largement considérée comme affaiblissant l'efficacité des sanctions.

Biden a prévenu que l'Arabie saoudite ferait face à des « conséquences », qu'il n'a pas détaillées, et qu'il prévoyait de réévaluer la relation.

Certains membres du Congrès sont allés plus loin, accusant les Saoudiens de se ranger du côté de Poutine, qui tire par ailleurs profit de la hausse des prix du pétrole, et sont en discussion quant à une législation qui réduirait les ventes d'armes à l'Arabie saoudite ou autoriserait des poursuites contre les membres de l'OPEP Plus pour en cas notamment d'entente sur les prix..

Dans sa déclaration de jeudi, l'Arabie saoudite a exprimé son « rejet total » de l'idée selon laquelle la décision de restreindre la production de pétrole était dictée par des considérations politiques.

Elle a déclaré que « toute tentative de déformer les faits concernant la position du royaume à l'égard de la crise en Ukraine est regrettable », qui semble être une allusion à l'accusation selon laquelle il prendrait parti pour la Russie. Elle a insisté sur ce point en faisant référence aux votes saoudiens sur les résolutions des Nations Unies relatives à la guerre.

Ce mercredi, aux Nations unies, l'Arabie saoudite et d'autres États du Golfe ont voté en faveur de la condamnation de l'annexion par la Russie de quatre territoires de l'est de l'Ukraine, soutenant une résolution qui exigeait que Moscou fasse marche arrière.

Jeudi, l'Agence internationale de l'énergie a décrit les restrictions comme étant à la fois préjudiciables aux consommateurs, car elles augmentent les prix de l'énergie, et aux producteurs, car elles compromettent la demande de pétrole à long terme.

En cette période d'inflation galopante et d'augmentation des taux d'intérêt dans de nombreux pays, l'agence a déclaré que « la hausse des prix du pétrole pourrait constituer le point de basculement d'une économie mondiale déjà au bord de la récession. »

D'autres partenaires des États-Unis dans le golfe Persique ont continué à entretenir des relations avec la Russie, au mépris des efforts américains pour isoler Poutine.

Le cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyan, président des Émirats arabes unis, a rencontré Poutine à Saint-Pétersbourg mardi. Et l'émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, l'a rencontré lors d'un sommet régional au Kazakhstan jeudi.

Ces pays, qui entretiennent des liens étroits avec les États-Unis, ont rejeté les appels au boycott de la Russie, soit parce qu'ils ont des intérêts économiques communs, soit parce qu'ils estiment qu'ils peuvent renforcer leur position internationale en servant d'intermédiaires entre la Russie et d'autres pays.

Les Émirats arabes unis sont membres de l'OPEP et leur dirigeant, Cheikh Mohammed, a facilité un accord permettant à la Russie de libérer 215 combattants ukrainiens en échange d'un ami proche de Poutine et de 54 autres prisonniers de guerre.

Selon une source au fait des discussions de jeudi entre le cheikh Tamim du Qatar et M. Poutine, le Qatar se devait de maintenir des relations cordiales avec la Russie en vue d'autres efforts diplomatiques, notamment la coopération en Syrie et pour servir d'intermédiaire avec l'Iran dans les négociations sur son programme nucléaire.

Mais la réaction saoudienne aux critiques américaines a mis en évidence la nouvelle orientation, plus indépendante, que le royaume a prise sous la direction du prince Mohammed. L'opinion des États-Unis n'est plus aussi importante qu'auparavant dans le processus décisionnel saoudien, ont déclaré les analystes régionaux.

« Les conséquences de la prise de décision saoudienne pour les intérêts nationaux américains seront, tout au plus, un des nombreux éléments que les dirigeants saoudiens prendront en compte avant de parvenir à leurs conclusions et cela ne sera pas déterminant », a écrit Gerald M. Feierstein, membre éminent du Middle East Institute, dans une analyse publiée jeudi.

Le prince Mohammed ne semble pas avoir estimé que la baisse de la production de pétrole pourrait aider la Russie en Ukraine, a écrit Feirstein, voire même y a-t-il vu « un facteur positif, un geste envers le président russe Vladimir Poutine. »

Source :  The New York Times, Ben Hubbard, 13-10-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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